La musique, le catalyseur le plus puissant de la joie de vivre

Gustav Klimt (1862-1918), Die Musik, Munich, 1895, Neue Pinakothek

Que cette affirmation du philosophe Santiago Espinosa vise juste ! pour bien des raisons… Et quelle que soit la musique : une musique festive et rythmique d’Afrique profonde ; une musique planante telle celle des ragas indiens ; une musique endiablée sur des instruments électroniques qui entraîne des danseurs de rock ; une musique « classique » pour grand orchestre ou pour formation instrumentale réduite….

/ Traits communs de ces différentes musiques

Quels sont les traits communs de ces différentes musiques (sans texte, sans paroles, mais parfois avec la voix traitée comme un instrument) ?

Un des premiers traits est l’investissement du corps et des sens : elles incitent au mouvement, jeu des instrumentistes, battue du chef d’orchestre, aussi bien que danse, ou qu’applaudissements, et elles sollicitent le sens de l’ouïe avant tout, la dimension visuelle étant toujours au service de l’écoute.

Un autre trait est l’éveil de sensations physiques autant qu’émotionnelles spécifiques, intraduisibles par des mots : ces musiques font vivre des sentiments variés tout en évoquant et même en provoquant, en suggérant des sentiments inconnus jusque-là de celui qui les ressent. Elles sont des révélateurs d’être, des profondeurs de l’être : elles auraient donc maille à partir avec l’inconscient, avec ce qui se trame à l’insu de la personne au plus secret de son être…

Cette mise en mouvement du corps et de « l’âme » (Seele und Geist), cette « communication des âmes » selon Proust, pour un individu seul ou pour un groupe, c’est la vie même qui s’éprouve directement dans l’instant, sans médiation, en lien avec une sensation de plénitude, source de joie. Un instant de concentration intense qui abolit le monde extérieur.

Or, dès qu’il s’agit de la vie, interviennent les catégories du temps et de l’espace : quel qu’il soit, celui que porte la joie suscitée par la musique est inscrit dans une époque et un lieu, possède une histoire personnelle articulée à une histoire collective, familiale, régionale, nationale, universelle. C’est donc tout ce qui constitue l’individu, la personne, de manière hétéroclite, pêle-mêle, sans hiérarchie, qui se trouve implicitement convoqué : sont alors entendus et remis en acte des souvenirs de moments vécus ou de scènes fantasmées. La musique jouée et entendue in live fait émerger dans le présent immédiat la mémoire, jusque-là ignorée, latente, d’un passé aux multiples facettes enchevêtrées.

/ Pourquoi certains se détournent-ils de la musique ?

La musique fait donc vivre le passé au présent sans mise à distance, dans un doux mélange, par-delà toute emprise verbale… La répulsion de certains pour la musique est sans doute provoquée par des souvenirs insoutenables – qu’il n’est pas question de laisser effleurer à la conscience : l’absence du rempart des mots suscitant l’angoisse, signe avant-coureur d’un danger imminent, impose alors la fuite en avant, le réflexe de se boucher ses oreilles. Cette attitude de haine, d’hostilité à la musique, met en évidence sa force émotionnelle bouleversante… qu’il est impossible d’éviter, même en s’endormant au concert ! La force de l’effet de la musique est incontournable : la seule solution pour s’en préserver est donc le refus.

La musique – les musiques en général, et particulièrement la musique « classique » polyphonique – est l’équivalent d’un tissage à partir d’une multitude de fils, évidents ou invisibles, provenant de sources et d’horizons variés : événements historiques vécus ou appris par des récits plus ou moins fidèles à la réalité du fait ; traumatismes personnels (conséquences d’événements impossibles à intégrer par un psychisme d’enfant) ; souvenirs familiaux plus ou moins conflictuels, chargés de tensions voire de haine accumulée par des générations ; mémoire de scènes fantasmées se situant entre rêve et réalité ; bruits extérieurs persistants, dénaturés par la fantaisie incontrôlée éveillée par ce qui est entendu dans le présent (cloches d’église, tic-tac d’un réveil, aboiement, miaulement), etc. Le tissage de ces multiples fils (trame et fil) est le fait tant du compositeur que de l’auditeur ou de l’instrumentiste, car l’effet d’une musique est singulier, et parfois totalement étranger à l’intention consciente du compositeur, et souvent surprenant pour l’auditeur qui ne comprend pas pourquoi ses larmes coulent malgré lui.

/ Le sentiment de la plénitude de la vie

Ce qui catalyse la joie de vivre procède donc de l’ébranlement physique et émotionnel de celui qui compose, joue ou écoute : par son effet sur le corps et l’esprit, la musique donne le sentiment de vivre pleinement. Les sons, les rythmes, la plénitude sonore de certains accords, leur enchaînement, les suspens émotionnels… l’effet de leur combinaison est d’autant plus efficace qu’il projette dans le présent la complexité de la vie psychique. Sachant que tout ce qui a été vécu, éprouvé, rêvé, subi, s’inscrit dans la vie psychique, que rien ne disparaît, toute impression oubliée, tout souvenir occulté, mis de côté, peuvent être réveillés, réactualisés par la musique dont la particularité est justement de tisser ensemble des éléments hétéroclites. Le passé se rejoue alors au présent, se mélange au présent, innerve l’écoute du déroulement de l’œuvre à l’insu de l’auditeur le plus souvent. Parfois, ce n’est pas l’ensemble d’une œuvre qui suscite la résurgence du passé, l’impression de revivre du déjà vécu, cette expérience du secrètement familier (Unheimlich) qui repose sur l’hallucination de la réalisation de désirs refoulés, cela peut provenir du surgissement d’une sonorité, de l’éclair d’un timbre, à l’instar de la sensation produite par « la madeleine » chez Proust ou par « la petite phrase de la Sonate de Vinteuil » pour Swann (« l’air national » de son amour pour Odette…). La musique, œuvre ou instantané, possède donc une force incommensurable d’évocation, de suggestion, d’association, invitant à s’évader du purement musical pour retrouver des sensations vécues ou fantasmées (remontant à la vie avant même la naissance), ou des événements personnels ou collectifs chargés d’émotion.

/ Les spécificités de l’art musical

La musique est donc une activité artistique qui condense histoire, mémoire et universalité de la condition humaine (émotions, humeurs variées, joie, tristesse, profond chagrin, désespoir, élans, ressassement, vitalité, trop-plein d’énergie, aspiration au calme, à la paix, au repos…).

La musique, qui se situe hors du langage verbal, est toutefois régie par une grammaire qui, pour la musique classique, a évolué au cours de l’histoire, et qui, pour toutes les musiques, est différente suivant les cultures spécifiques en fonction de la sensibilité à la multitude des timbres tout autant qu’en fonction des références sonores implicites. Toute musique s’inscrit dans un déroulement temporel (l’œuvre), adopte une forme (fantaisie, sonate, rondo, Lied, divertissement, etc.), se réfère à un genre (symphonie, musique de chambre, musique pour soliste, raga, dumka, etc.), se conforme à des codes qui varient selon les époques et le lieux (les accords dissonants de la musique savante occidentale se sont « émancipés » au début du XXe siècle !). Quel que soit le code, il oriente de facto le « sens » de la musique : le paradigme en est la musique dite baroque qui se caractérise par ses « figuralismes » et un phrasé qui doit beaucoup à la rhétorique, technique orale de persuasion…

Codée, structurée, « savante » ou populaire, la musique a donc la capacité, la singularité de pouvoir exprimer plusieurs choses à la fois, de télescoper les périodes, de juxtaposer, d’imbriquer des éléments étrangers les uns aux autres, de faire vivre au présent aussi bien des affects personnels, intimes que de grands événements historiques et collectifs.

/ Quelques exemples

Quelques exemples pour soutenir le propos qui est que la musique procure de la joie car elle combine à l’envi, mémoire, histoire et universalité de la condition humaine.   

Partons de l’exemple de la Cinquième Symphonie de Beethoven op.67 composée en 1807-1808. Alors que les auditeurs de culture germanique y entendent le « destin qui frappe à la porte », les auditeurs français revivent la Révolution en marche : Berlioz raconte (dans le feuilleton du 18 avril 1835, republié in Critique musicale, Vol.2, p.123) qu’un vieux soldat de la Grande Armée s’est levé en criant « Vive l’Empereur » au moment où le Finale a éclaté, car il reconnaissait les fanfares de la victoire, l’élan des soldats de la Révolution en une période de l’histoire où la répression et la censure d’Ancien Régime contraignaient au silence toute personne soupçonnée de subversion. Cette dimension subversive, dont l’effet était craint par les autorités politiques hostiles au sursaut révolutionnaire, a été neutralisée délibérément par celui qui se présentait comme le seul biographe crédible de Beethoven, Anton Schindler : il a construit, vers 1840, un récit qui donne la parole à Beethoven pour lui faire dire que les accords qui ouvrent cette Symphonie correspondent au destin qui frappe à la porte, destin qui n’a pas épargné ce malheureux « Maître » !

Celle ou celui qui écoute la Cinquième aujourd’hui ne peut qu’être influencé par l’interprétation de Schindler pour se préserver de la puissance subversive de cette Symphonie qui suscite inquiétude : le vieux Goethe avait fait remarquer au jeune Félix Mendelssohn qui venait de la lui jouer au piano que le monde s’écroulerait si tous se mettaient à la jouer ensemble …

Cette Symphonie qui déjoue les codes d’écriture tout en en conservant le cadre formel, celui du genre symphonique en quatre mouvements, tisse des fils qui sont du ressort de l’histoire générale (la Révolution, la Guerre : elle a été composée à Vienne après Austerlitz, 1805…) et de l’histoire de Beethoven toujours à la recherche d’une écriture musicale concentrée et efficace (ici le noyau énergique et énigmatique du pom-pom-pom-Pomm, et toutes ses présences et ses variations au cours des quatre mouvements) : il l’a conçue comme un défi lancé à ses adversaires, à ceux qui n’eurent de cesse de le mettre de côté…, audace assumée quitte à ne pas être compris, ce qui fut le cas pour cette Symphonie : alors que la Sixième, la Pastorale, créée au cours du même concert le 22 décembre 1808 à Vienne au Theater an der Wien, a été fort appréciée, la Cinquième a été ressentie comme indigeste, trop longue et incompréhensible. Tissage donc de pratiques savantes du compositeur, d’un horizon d’écoute qui s’est imposé au lendemain de la Révolution et en un temps de confrontation entre deux conceptions de la vie des sociétés politiques (restauration de l’Ancien Régime), et de vécu personnel de Beethoven, ce drame de la surdité croissante pour un musicien qui ne peut vivre que de sa musique, bien décidé à ne pas céder sur son désir… Ce tissage symphonique, concentré d’élans énergiques, de suspens émotionnels, très lyriques, et d’une volonté indomptable, a acquis une portée universelle, par-delà toutes les formes de censure, et la solidité de son effet est telle qu’il résiste à la parodie des Quatre barbus diffusée au lendemain de la seconde Guerre mondiale – « La pince à linge », parodie qui véhicule, « à chaud », des références politiques liées au contexte conflictuel de la Seconde Guerre mondiale, allusions à la collaboration faciles à repérer par-delà des paroles fantaisistes.

Les Symphonies de Beethoven tissent, chacune à sa manière, des références à l’histoire, à la mémoire et la l’universalité de la condition humaine. La troisième Symphonie, dite l’Héroïque, en est un autre exemple paradigmatique. Beethoven l’a conçue en 1803 pour se faire remarquer par le premier consul Bonaparte, donc dans la perspective de séduire un public à l’horizon d’écoute issu de la Révolution française : il voulait soit la dédier à Bonaparte soit la nommer « Bonaparte » ; mais son intention a été déjouée par l’évolution du contexte politico-militaire – Bonaparte devient Empereur en 1804 et la reprise de la guerre en 1805 en fait un ennemi de l’Autriche : comme il n’était plus possible d’associer cette Symphonie à Bonaparte, Beethoven l’a dédiée au « souvenir d’un grand homme » – « Sinfonia Eroïca composta per festiggiare il sovvenire di un grand Uomo » -, le « grand homme », figure démocratique issue de la Révolution remplaçait par celle du mérite la distinction conférée par la naissance.  Ce « grand homme » prend une dimension universelle par son lien implicite avec le passé révolutionnaire, et également comme le souligne Beethoven à son éditeur, par la référence à la figure de Prométhée, ce héros qui a humanisé les hommes : le Finale de la Symphonie reprend le thème du Finale du Ballet les Créatures de Prométhée composé en 1801 (ce thème est aussi utilisé dans les Variations pour piano seul op.35, été 1802) – Prométhée n’était pas alors vu sous l’angle du héros enchaîné, puni, mais, comme le montre Goethe dans un poème de 1770, comme le créateur d’une humanité libre composée d’individus doués de sensibilité, de sens de la révolte et de grâce.

Bas-relief Prométhée créant ses créatures, trouvé en Italie, IIIe siècle – Louvre, Antiquités

Composer des œuvres qui tissent ensemble histoire, mémoire et universalité de la condition humaine n’appartient pas seulement à Beethoven : tout œuvre de musique instrumentale (même sans texte, sans paroles) peut-être entendue, écoutée en prenant en compte cette triple dimension.

De manière très évidente : les œuvres de Chostakovitch qui restituent et transmettent dans le présent de leur exécution une mémoire interdite par le pouvoir stalinien. Malgré toutes les angoisses et vicissitudes qu’il a connues et subies au cours de la longue période stalinienne et poststalinienne, Chostakovitch (1906-1975) ne s’est pas départi de sa conviction que l’essence de l’art était la rupture du silence, que le but de l’acte créatif était d’ouvrir les yeux sur le passé quitte à se heurter à de l’insoutenable : il n’était pas question pour lui d’esquiver le réel, de voiler la vérité, de fuir tout bouleversement émotionnel (de se plier au « réalisme socialiste » quitte à être dénoncé comme « formaliste » méprisant le « peuple »). Ses compositions musicales très savantes sont la concrétisation de son éthique : elles tissent au moyen de composantes uniquement musicales souvenirs d’événements historiques, mémoires individuelles et témoignages de l’universalité de la condition humaine. Les Symphonies les plus représentatives de cette éthique sous-jacente sont la Septième qui fait revivre le siège victorieux de Leningrad en 1942, la Dixième qui proclame la force indestructible de la conscience individuelle au lendemain de la mort de Staline en 1953 (le troisième et le quatrième mouvement ont comme matériau de base la version musicale des initiales de Dmitri Chostakovitch DEsCH = ré-mib-do-si bécarre), et Babi Yar, la treizième Symphonie composée et créée en 1962 à partir d’un poème d’Evtouchenko comme « écho sonore » d’événements que le pouvoir stalinien imposait d’oublier, les massacres de populations innocentes, surtout juives, bouc-émissaires des échecs de la construction de la Grande Patrie du socialisme. Par ses choix musicaux, durant toute sa vie créatrice, Chostakovitch, à l’instar de Beethoven, a soutenu sa volonté de contribuer à l’avènement de l’humain en l’homme, à l’épanouissement de l’humanité de l’homme. Pour rappeler les événements occultés, il a recours à l’évocation de marche funèbre, à des fanfares, au tumulte d’une foule en colère (ce qui correspond à l’essence même du « développement » de la forme « sonate ») ; pour donner une dimension individuelle, il inscrit ses initiales ou/et il fait éprouver de violentes ou de douces émotions emportées dans un mouvement ascendant irrésistible, impitoyable, avant de retrouver une atmosphère d’apaisement. Toutes les ressources d’un grand orchestre sont mises au service de ce qu’il veut faire vivre au présent : force sonore, masse instrumentale, différenciation des timbres, percussions, stridence des bois, terribilità des sonorités très graves des contrebasses, contrebassons, tubas…, ou au contraire évocations élégiaques…

/ La musique, reflet du « ça »

Quelle que soit l’œuvre musicale composée par un créateur, coexistent dans le présent de l’exécution les souvenirs d’événements réels tels qu’ils ont été vécus ou fantasmés, l’évocation d’événements purement imaginaires, l’émergence de bribes de mémoires individuelles ou collectives, l’impression de revivre des sensations suaves ou contradictoires éprouvées à des époques différentes, élans, apaisement, sursaut, révolte, abattement, sensations de vide, de vertige, de tourbillon… le tout entraîné dans un déroulement temporel constitué de reprises, de retournements, d’encadrements, de ruptures, de silence, de ressassement… Comme si la musique se faisait le reflet de l’inconscient, ce « ça » mis en évidence par Freud, ce « ça » qui se différencie du moi et de la conscience morale, et qui, réceptacle de tout ce qui a été vécu, éprouvé et refoulé (de manière plus ou moins efficace), ignore le temps et encore plus l’ordre, la rationalité d’un rangement : tout interfère, se catapulte, se bouscule, se mélange, le réel, l’imaginaire, le fantasmé ont le même statut, aucune hiérarchie, aucune préséance…

Comme Freud en propose l’hypothèse, rien ne disparaît dans la vie psychique (in Malaise dans la civilisation,chap.1, en 1929) : tout ce qui a été vécu, avant même la naissance de la personne, puis par la personne, ne s’est pas effacé, donc est toujours là, disponible… Mais cette particularité du psychisme n’est pas représentable : Freud tente une comparaison avec Rome, ville que les témoignages archéologiques permettent de reconstituer, mais il constate qu’il est impossible de tout voir ensemble, ce qui signifie que « l’on ne peut pas saisir au moyen d’images visuelles les caractéristiques de la vie de l’esprit » (« wir sind weitentfernt, die Eigentümlichkeiten des seelischen Lebens durch anschauliche Darstellung zu bewältigen »). Par conséquent, il est possible de formuler l’hypothèse que seules le peuvent, l’imagination et l’activité onirique de manière immatérielle et partielle, et la musique de manière réelle dans le présent de son exécution.

Si l’on admet cette hypothèse, il est possible de considérer que la musique ayant, à l’instar de l’inconscient, la caractéristique singulière de conserver tout ce qui s’est passé dans la vie psychique, est en quelque sorte une modalité artistique qui condense l’histoire collective, la mémoire individuelle et l’universalité de la condition humaine. Située hors de toute représentation figurée, irreprésentable, insaisissable directement comme l’inconscient, la musique serait à même de rendre « audible » cette part obscure de tout individu, par des truchements mystérieux… qui relèvent des processus complexes de la composition musicale.

Les vertus de la musique condensation de l’histoire collective, de la mémoire individuelle et de l’universalité de la condition humaine peut être envisagée sous différents angles.

/ Le passé dans le présent

Tant par les références implicites dans son matériau et son déroulement que par les formes et genres choisis, une œuvre musicale associe le présent et le passé, actualise le passé.

Outre les exemples emblématiques des Symphonies de Beethoven et de Chostakovitch, d’autres œuvres sont de véritables paradigmes de cette coalescence du passé et du présent.

Par exemple, Alban Berg explicite sa démarche de composition dans une conférence donnée en 1929 à Oldenburg à la suite de la création de son opéra Wozzeck (Berlin, 14 décembre 1925) : il explique les choix qu’il a fait de recourir à des genres et des formes musicales héritées du passé à un moment où la musique moderne qui s’imposait mettait en question l’héritage formel. Pour caractériser Wozzeck, Berg, au premier acte, l’a comme « serti » dans son entourage, conçu sous la forme d’une juxtaposition de genres musicaux anciens : une Suite baroque de danses (Prélude, Pavane, Gigue, Gavotte, Air) pour les relations de subordination de Wozzeck avec le Capitaine persécuteur, suivie d’une Rhapsodie pour décrire son délire et ses liens avec son ami, d’une Berceuse et d’une Marche pour situer sa maîtresse infidèle Marie, d’une Passacaille pour caractériser les obsessions du Docteur autre persécuteur, d’un Rondo pour poser l’arrogance de son concurrent le Tambour-Major ; l’acte II étant construit sur le modèle d’une symphonie en cinq mouvements, et le IIIe acte juxtaposant cinq Inventions (genre de composition baroque) : sur un thème, sur une note, sur un rythme, sur un accord, sur un mouvement perpétuel. Chacune de ces structures (formes et genres) renvoie à un moment dépassé de l’histoire de la musique et de ses pratiques d’écriture, mais chargé de références implicites et donc de sens, et transmet tacitement des connotations spécifiques : contraintes de l’Ancien Régime, douceur maternelle intemporelle, fantaisie populaire, pression obsessionnelle, festivités collectives, imagination créatrice. Puis, comme y incite Berg lui-même à la fin de sa conférence : oubliez tout ce que je viens de vous dire au moment de l’exécution de l’œuvre ! La musique telle qu’elle sera exécutée et entendue dans son présent immédiat en constituera le sens et la portée, dans un en-deçà de toute explication verbale, tant elle a été savamment conçue : les contraintes d’écriture héritées (comme celles qui président à l’écriture d’un sonnet en poésie) fonctionnent comme des matrices de la nouveauté, endiguant, contenant la vitalité débordante.

La démarche consciente de Berg se retrouve de manière évidente chez Beethoven en particulier dans les Variations Diabelli op.120 (Veränderungen, soit une interprétation de la variation baroque et classique comme métamorphose du noyau initial), ou dans la Grosse Fugue, Finale du Quatuor à cordes op.130, qui développe pendant près d’un quart d’heure dans la contrainte formelle de la fugue, un motif musical (un sujet) qui reprend la structure des initiales du nom de Bach : BACH (sib – la – do – si bécarre, soit un intervalle de seconde mineure – ½ ton -, suivi d’une tierce mineure – un ton et 1/2 -, puis d’une nouvelle seconde mineur – un ½ ton -), interprété grâce à la possibilité de renverser les intervalles (seconde / septième ; tierce / sixte ; et redoublement), sous le signe de la tension d’intervalles dissonants (septième diminuée) et distendus dans une rythmique impétueuse.

Début de la Grande Fugue op.133 – 1825 – Finale du Quatuor à cordes op.130 de Beethoven

Donc des formes et des genres hérités générateurs de musique entièrement nouvelle : le passé coexiste avec le présent auquel il sert en quelque sorte de mur de soutènement pour créer. L’œuvre n’émerge pas d’une tabula rasa : elle est le produit d’une histoire dont elle recèle et exploite les richesses (formes, genres, grammaire ou règles de composition qui n’ont pas cessé d’évoluer).

/ Le lien social

  • Références à d’autres musiques

La richesse intrinsèque de la musique relie les êtres, les générations, les personnes originaires de diverses parties du monde : si la facture est primordiale, jouent également un grand rôle les références à d’autres musiques que le compositeur intègre, le plus souvent délibérément. Le paradigme en serait les allusions que Schumann fait à la Marseillaise au temps où elle était interdite, car porteuse d’une charge révolutionnaire : en 1839, il ose défier la censure de Metternich en introduisant le début de l’air dans le premier mouvement du Carnaval de Vienne ; en 1840, il persiste en terminant la mise en musique du poème de Heine, Die beiden Grenadiere (Les deux grenadiers) op.49 n°1, sur l’évocation de cet air ; et en 1851, il y fait allusion dans l’ouverture de Hermann et Dorothée, d’après une pièce que Goethe a située pendant la Révolution française. Dans le sillage de Schumann, en 1872 Liszt compose une fantaisie pour piano sur La Marseillaise – le genre fantaisie faisant lien social pour lui (cf. Bruno Moysan, Liszt virtuose subversif, Lyon, Symétrie, 2008) : par là-même il rendait hommage à cet air révolutionnaire dans un autre contexte politique, celui de la naissance de l’Autriche-Hongrie en 1867, moment de reconnaissance de ce droit des peuples qui avait échoué en 1848-1849 lors du « Printemps des Peuples », et avènement de la République en France à la suite de la guerre franco-allemande de 1870. C’est avec une intention différente, entre nationalisme, dérision et persifflage, que Debussy termine en 1913 son Second Livre de Préludes pour piano par « Feux d’artifice », pièce dans laquelle il cite quelques notes du refrain de La Marseillaise.

Debussy s’est également amusé à intégrer la mélodie de la chanson grivoise Nous n’irons plus au bois dans sa pièce pour piano intitulée Jardins sous la pluie qui est une des trois Estampes composées en 1903 (avec Pagodes et La soirée dans Grenade). Et, il s’est plu aussi à fait allusion à l’accord de Tristan dans le dernier des Children’s corner, Golliwogg’s cake walk en 1908.

Children’s Corner

Les leitmotive wagnériens, et en particulier l’accord de Tristan, innervent nombre de compositions musicales parodiques ou sérieuses, telle la Suite lyrique d’Alban Berg, Quatuor à cordes composé en 1925-1926 qui commence par un « « Allegretto giovale » et la citation de cet accord dès la cinquième mesure.

Suite lyrique

Ces références qui font sens pour le compositeur ne sont pas toujours perçues par l’auditeur à la première écoute, mais elles orientent, malgré tout, la réception de l’œuvre, éveillant des émotions toujours très personnelles.

  • Références à des danses de société : valse, tango…

Les références faisant lien social peuvent procéder également de danses de société, tout particulièrement la valse : la reconnaissance du rythme ternaire réjouit et son effet d’entraînement est irrésistible, porteur de souvenirs langoureux ou embrasant, même quand l’interprétation de cette danse transcende toute réalisation physique, telle La Valse de Ravel, dans sa version pour piano ou pour deux pianos comme dans sa version pour orchestre, composée en 1919-1920. Ravel lui-même évoque sa composition comme une « espèce d’apothéose de la valse viennoise à laquelle se mêle dans (son) esprit l’impression d’un tourbillon fantastique et fatal. »

Il en va de même pour la référence au tango qui a fait le succès d’Astor Piazzolla (1921-1992) en particulier, pour la plus grande réjouissance des auditeurs.

  • Les transcriptions d’œuvres célèbres

Les transcriptions pour piano, ou pour petite formation, d’œuvres célèbres, réalisées par exemple par Liszt au XIXe siècle, Symphonies de Beethoven, Opéras de Wagner, Lieder de Schubert, ou par Jérôme Ducros au début du XXIe siècle, en particulier le CD « Destination Paris » (novembre 2023), favorisent leur diffusion et leur fonction sociale, constituant de cette façon une sorte de fond commun, partagé par le plus grand nombre.

D’autres pratiques musicales ont joué un grand rôle. Si les transcriptions de Liszt ont assuré la diffusion des Symphonies de Beethoven, et les ont rendues familières à un plus large public, les arrangements pour orgue de l’organiste de Saint-Eustache, Edouard Batiste (1820-1875), y ont également fortement contribué en France, d’autant qu’ils étaient entendus par le public hétéroclite, très varié socialement, du quartier des Halles à Paris : les fidèles de toutes les classes sociales assistant aux messes de Saint-Eustache ont été imprégnés, à leur insu, par la musique de Beethoven… ce qui s’est traduit par un véritable culte proche de l’idolâtrie … dont le Beethoven de Romain Rolland porte témoignage (1903, première publication).

  • Bribes d’œuvres musicales au cinéma

Une autre pratique efficace pour rendre une œuvre populaire est l’utilisation de bribes dans un film : le paradigme en est le mouvement lent Andante con moto du Trio en mib majeur n°2 op.100 de Franz Schubert dans Barry Lindon par Stanley Kubrick en 1975. Peu d’auditeurs savent que Schubert avait dédié cette œuvre à ceux qui y prendrait plaisir…. Et aujourd’hui ils sont nombreux par le truchement du cinéma.

Toutes ces musiques présentes qui virevoltent au gré des rencontres insolites, improbables, constituent donc un fonds commun de références qui fait lien social, et qui se loge au cœur de la perception et de la réception d’autres œuvres.

Cette circulation improbable de certaines musiques joue un rôle déterminant dans la réception d’œuvres qui paraissent issues de sources totalement indépendantes… et confère à la musique cette caractéristique de mélanger présent et passé, altérité. A part pour les spécialistes de l’analyse musicale, la perception de ces références implicites n’est pas consciente, pourtant ce tissage référentiel est très efficace pour la réception des œuvres, et pour leur large diffusion.

/ L’Unheimlich ou le « secrètement familier »

Une autre dimension des compositions musicales réside dans leur facture (disposition des accords, enchaînements harmoniques, élans, ruptures, timbres, mélodie, orchestration, etc.) réalisée soit de manière inconsciente par le compositeur, soit au contraire délibérément travaillée, mais le plus souvent perçue sans médiation de la conscience par l’auditeur. Si bien qu’il est possible de poser l’hypothèse que les modalités de réalisation d’une œuvre par un compositeur sont révélatrices de son sens latent, de cette pensée en acte, de cette énergie vitale qu’elle transmet, vitalité débordante contenue par la forme et ressentie par celui qui la reçoit. Sachant que tout compositeur possède des caractéristiques qui constitue son style bien reconnaissable ; et que tout auditeur a des préférences et des rejets, révélateurs de ses goûts et de ce qui l’émeut.

Ainsi, Beethoven a souvent recours à une mesure Adagio confiée à un instrument à vent, au souffle d’un hautbois, respiration lyrique à un moment d’articulation du déroulement d’un mouvement plein d’entrain, à l’instar du premier mouvement de la Cinquième Symphonie au rythme farouche :

Cinquième Symphonie, 1er mouvement, mes.268

1er mouvement de la Cinquième Symphonie op.67, mes.268

Ou bien Beethoven aime ressasser une bribe de phrase pour insuffler un dynamisme irrésistible et énigmatique comme dans le Vivace du dernier Quatuor à cordes op.135, composé en 1826.

Vicace de l’op.135

Quatuor op.135, 2e mouvement Vivace

Et surtout, il manie le contrepoint pour conférer une grande ampleur à son écriture, la Grande Fugue op.133… ou les Variations Diabelli op.120 en constituent le sommet.

Et pour Beethoven, comme pour Schumann, Brahms … Chostakovitch, tous les grands symphonistes, et compositeurs de sonates, le développement de la forme sonate est le moment par excellence du tumulte, de la lutte … de la perte de repères.

Certains compositeurs semblent signer leurs partitions d’une façon ou d’une autre, tel Bach ou Chostakovitch, ou Schumann, ou Berg par leurs initiales, ou tel Mozart par quelques notes au chromatisme descendant.

« Signature » de Mozart
« signature » de Mozart

Mozart, Andantino de la Fantaisie Kv 475 et Ouverture Kv 399 fin de l’Allegretto

Dans le cas de Bach, la dominante de la facture se trouve dans l’utilisation du contrepoint, même dans une partition pour un instrument seul, telle la célèbre Chacone de la Partita n°2 en ré mineur pour violon seul.

Et, si l’on évoque Schubert, on pense immédiatement à l’alternance du lyrisme et de la violence, de la mélodie et des trémolos. De même chez Schumann qui s’est décrit écartelé entre Eusebius le tendre et Florestan l’impétueux. Les sautes d’humeur sont aussi le fait des Dumky de Dvorak …

Si l’on se penche sur Chostakovitch, on ne peut que remarquer qu’il ne résiste pas à l’humour souvent grinçant et qu’il articule ses phrases par le choix de timbres solistes, bois, cuivres, percussions… avant d’entraîner tout l’orchestre dans une tension extrême, qui retombe dans un calme à la limite du perdendo.

Quant à Schönberg et à Berg, un des traits de leur écriture est la mise en valeur de la Hauptstimme (voix principale) qu’ils font courir de pupitre en pupitre, sorte de liant qui tient l’œuvre. Et plus particulièrement pour Berg, un de ses signes distinctifs est le jeu avec le cryptage de chiffres et d’initiales, ce qui l’inscrit dans le sillage de Bach ou de Schumann… si bien que chez lui la partition musicale peut être considérée comme l’expression manifeste de tout un monde latent fait d’émotions et de souvenirs, à l’instar d’un récit de rêve qui procède d’expériences, un vécu, des désirs latents, qu’il s’évertue à masquer – l’écriture musicale, sorte de transcription de l’inconscient, serait alors le moyen qui permet au désir de se faire entendre de manière déguisée. Ces partitions chargées d’une grande émotion, telles celle de la Suite lyrique qui relie deux amants ou celle du Concerto pour violon « à la mémoire d’un ange » qui évoque la disparition d’une jeune fille chérie, provoquent également une grande émotion chez les instrumentistes comme chez l’auditeur, remuant souvenirs, sensations, douleurs, tristesses ou joies profondément enfouies.

Initiales d’Alban Berg et Anna Fuchs entremêlées

Suite lyrique, entrelacement des initiales d’Alban Berg et de Hanna Fuchs

Autant de traits qui caractérisent chacun des compositeurs, dévoilant leurs intentions intimes qui se révèlent de cette manière.

/ La thérapie par la musique

Par sa densité et par sa part de références inconscientes (oubliées, refoulées, mal refoulées), la musique peut certainement avoir une vertu thérapeutique en réveillant des sensations (douceur, violence, bruits, agressions sonores, rythmes physiques, souffle amoureux, etc.), des souvenirs liés à une musique entendue dans une circonstance bien précise avant d’être oubliée (par exemple, le Quintette dit « la truite » de Schubert est devenu inaudible pour la personne qui a entendu sa mère en chanter la mélodie cherchant à faire diversion lors de conflits violents avec le père…).

Les effets cathartiques de la musique procèdent de ses caractéristiques intrinsèques :  condensé d’Histoire, d’événements, de fantasmes, de savoir-faire artistique, elle a partie liée avec les forces obscures à l’œuvre chez tout individu, et elle a le pouvoir de les réveiller, ce qui intensifie le sentiment de l’existence et donc la joie de vivre, sauf pour ceux chez qui elle évoque des expériences trop douloureuses, voire traumatiques (qui n’ont jamais pu être « dites », dépassées par une « mise en mots »). Dans ces cas, la musique qui est un en deçà des mots, n’est d’aucun recours : elle est plutôt terrifiante, autre indice de son lien avec ce qui se joue au plus profond de tout individu.

Elisabeth Brisson, 4 janvier 2024