Elisabeth Brisson – le 29 mars 2014

Quels furent quelques-un des effets de la réception de Manfred en Allemagne et quelle fut l’importance de ce poème dramatique pour Schumann comme pour l’histoire de la musique ?

I/ Manfred et Faust

/ Après avoir lu le Manfred de Byron (publié en juin 1817)

Goethe releva tout de suite (1e 13 octobre 1817) la parenté de ce drame avec son Faust (le premier) soulignant toutefois que Byron est un poète qui transforme tout – comme il l’écrit à Sulpiz Boissérée (1er mai 1818, Briefe III, 428 – cité en allemand in Lord Byron Correspondence(s), p.112) :

« Ce poète à l’intelligence singulière a pris mon Faust pour lui, et en a extrait l’étrange aliment de son humeur hypocondriaque. Il a utilisé tous les motifs à sa manière, de sorte qu’il n’en est aucun qui soit enfin demeuré identique ; et c’est bien sur ce point, que je ne puis jamais assez admirer son génie. »

Et on pourrait discuter longtemps sur les similitudes et les différences…

En 1819, Goethe publia dans sa revue Kunst und Altertum une réflexion identique dont Eckermann se fait l’écho dans une conversation datée du 13 avril 1823 : Goethe regarde Faust comme « la source où Byron a puisé l’inspiration de son Manfred ».

Faust dans son cabinet sombre – Manfred dans son château  

(Byron, Manfred acte I,1 : « Manfred, seul, dans la galerie d’un château gothique » dans les Alpes)

/ Goethe ne fut pas seul à souligner cette parenté :

peu après la publication de Manfred, l’Edinburgh Review y voyait un plagiat de Goethe. Pour apaiser les inquiétudes de son éditeur John Murray, Byron se défendit de cette accusation en soutenant que, ne sachant pas l’allemand, il ne connaissait du Faust de Goethe que les quelques scènes traduites à haute voix devant lui par Lewis, l’auteur du Moine, l’été précédent. Il affirmait également qu’il n’avait jamais entendu parler du drame de Marlowe ni d’aucune autre pièce ou spectacle sur le thème de Faust.[1]

Malgré ses dénégations, il s’avère que Byron eut entre les mains, vers 1814-1815, des compilations de vieilles pièces de théâtre anglaises, Old English Plays comprenant le Dr Faustus, édité chez C.W. Dilke, ainsi que l’ouvrage de Charles Lamb, Specimens of English Dramatic Poets who lived About the Time of Shakespeare (1813)[2] : il connaissait donc l’existence du drame de Marlowe. Quant au Faust de Goethe, il en avait lu un résumé, certes édulcoré et partiel, dans De l’Allemagne de Madame de Staël qu’il rencontra en 1813, et dont l’ouvrage fut publié en traduction anglaise en 1813 par son éditeur John Murray sous le titre de Germany.[3]

/ Les pages de Madame de Staël permettent d’établir un parallèle dérivé entre Faust et Manfred .

Elle raconte Faust in De l’Allemagne, La littérature et les arts, chap. XXIII[4].

Madame de Staël écrit que plusieurs auteurs anglais ont écrit sur la vie de ce docteur Faust. Elle  fait également remarquer que « Son savoir très profond ne le préserva pas de l’ennui de la vie » et elle souligne la « hardiesse de pensée » de Goethe.

Les éléments que Byron a retenus et transformés sont inscrits dans le tableau comparatif qui suit :

Goethe FaustByron Manfred
Faust a épuisé les connaissancesidem
Suicide : poisonSuicide : saut dans le vide
Cloches : chants célestesCor anglais du ranz : musique patriarcale
La terre m’a reconquisManfred exige que le chasseur ne le suive pas
Cuisine des sorcières (parodie des sorcières de Macbeth)Appel de la Witch des Alpes
L’esprit du mal assaille Marguerite pour le crime commis – impossible d’échapper à la voix de la fauteManfred ne peut oublier son crime, ne sait comment échapper au remord, si ce n’est pas la mort
Sabbat des sorcières : fantôme de MargueriteChez Arimanès, fantôme d’Astarté
Récit des crimes de MargueriteRécit du crime de Manfred à la Witch des Alpes
Marguerite parle dans sa prison – folle, hallucinéeAstarté ne dit rien, sauf « Manfred, ta vie a bientôt un terme » « Lebe wohl »
Désespoir de FaustDésespoir de Manfred
« elle est sauvée »   « L’intention de l’auteur est que Marguerite périsse et que Dieu lui pardonne ; que la vie de Faust soit sauvée, mais que son âme soit perdue » (écrit Madame de Staël)Manfred refuse toute assistance « Il n’est pas difficile de mourir »
  
Dans la pièce de Faust le rythme (poétique) change suivant la situation, et la variété brillante qui en résulte est admirable. 
Ce n’est aucun genre ; ni tragédie, ni roman 
« Impossible de lire Faust sans qu’il excite la pensée de mille manières différentes le genre même de cet ouvrage peut encourir la censure une telle composition doit être jugée comme un rêve »Tout se passe dans la tête de Manfred : rêve, cauchemar
« Délire de l’esprit ou satiété de la raison, il est à souhaiter que de telles productions ne se renouvellent pas ; mais quand un génie tel que celui de Goethe s’affranchit de toutes les entraves, la foule de ses pensées est si grande, que de toutes parts elles dépassent et renversent les bornes de l’art. » (p.367) 

Rappelons que George Sand souligna en 1839 que Manfred était délivré de l’odieuse compagnie de Méphisto…

Ces scènes, retenues par Byron, ont été représentées par différents peintres ou graveurs au cours des années 1810-1850 : elles sont devenues, en quelque sorte des topoï . Citons

Eugène Delacroix

Faust dans son cabinet
  • Le cabinet de travail de Carl Gustav Carus (1789-1869) en 1852 et celui de Georg Friedrich Kersting (1785-1847) de 1829
Carl Gustav Carus, Faust dans son cabinet, 1852
Georg Friedrich Kersting 1829
  • L’apparition enchanteresse, Zauberbild de Charles Durupt (1804-1850), 1831, Manfred et l’Esprit , Musée de Reims
Charles Durupt, Manfred et l’Esprit, Musée des Beaux-Arts de Reims
  • Le chasseur de chamois qui interrompt le geste suicidaire sur la Jungfrau de Ford Madox Brown (1821-1896), 1841.
Madox Brown Manfred sur le Jungfrau, 1841 Manchester Art Gallery, Manchester
  • Le fantastique de la Nuit de Walpurgis de Peter Cornelius (1783-1867) en 1809, publié en 1816
Peter Cornelius
  • Et la Witch des Alpes de John Martin (1789-1854) en 1837
John Martin
Delacroix, le fantôme de Marguerite

Le fantôme de Gretchen de Delacroix (1798-1863) en 1827

et celui d’Astarté de Henri Fantin-Latour (1836-1904) en 1879.

II/ Robert Schumann (1810-1856) et Faust

/ La parenté (voire la filiation) de Faust et de Manfred

Comme la réappropriation et la réinterprétation effectuées par Byron n’échappent pas à Schumann, d’autant que dès les premières traductions de Manfred en allemand, la réflexion de Goethe est mise en avant : tous les Allemands voient en Manfred un dérivé de Faust – le lien est évident pour tout commentateur.

Dans la traduction publiée en 1821 par les frères Schumann à Zwickau (Drittes Bändchen, traduit pas Heinrich Doering), l’auteur souligne la comparaison établie avec Marlowe et avec Goethe – cf. in Günther Blaicher, Die Rezeption Byrons in der deutschen Kritik (1820-1914), Eine Dokumentation, Königshausen & Neumann, Würzburg, 2001, « Heinrich Doering, Vorwort zur Übersetzung von Manfred (1821) », p.423. (idem en 1829, 1839)

Schumann a vécu dans un milieu littéraire, son père August Schumann étant libraire, éditeur, écrivain, traducteur de quelques œuvres de Byron (Child Harold, chants I et II, publié en 1821: Ritter Harold’s Pilgerfahrt) et de Walter Scott (August Schumann est à l’origine du livre de poche : « Taschenbuch »).

Dès son adolescence, Robert Schumann s’est identifié à Faust (son amour de la connaissance, son désir d’aller de l’avant sans relâche, son amour pour une jeune fille pure) : ses camarades le surnommaient « Faust »… Pourtant il ne songe à une mise en musique du Faust de Goethe qu’au cours des années 1840, alors qu’il est en train de s’interroger sur les relations entre théâtre et musique comme en témoigne l’essai  sur la musique dans le drame shakespearien qui lui a valu le titre de Docteur de l’Université de Iéna en 1840.

/ Le projet d’une musique pour Faust 

C’est après s’être installé à Dresde à la fin de l’année 1844, que Schumann est stimulé par les recherches en matière d’opéra allemand de Wagner, alors maître de chapelle du Théâtre de la cour :   ils discutent sur l’esthétique de l’opéra (en 1819 l’oncle Adolf Wagner avait traduit Manfred, édité bilingue à Leipzig, chez Brockhaus) et il assiste à Tannhäuser 1845. C’est dans ce contexte que Schumann  songe lui aussi à composer un opéra allemand : tandis que Wagner compose Lohengrin  entre 1845-1848, Schumann hésite entre Faust et un autre sujet qui, finalement s’imposa : la légende populaire de Genoveva – à laquelle il travailla entre 1846 et 1848. Donc, Schumann tente l’opéra avec une vieille légende allemande que Clara aimait beaucoup, sur un livret de Hebbel. L’opéra est créé le 25 juin 1850 à Leipzig.

Mais, avant de se décider pour Genoveva, Schumann cherche à se confronter à un genre nouveau celui de l’oratorio profane, à partir de la transfiguration de Faust, scène qui termine le second Faust de Goethe (publié posthume en 1832 conformément à la volonté de Goethe).

Ainsi, dès l’été 1844, Schumann en perspective du centenaire de la naissance de Goethe en août 1849 reprend le projet de Faust. Or, déjà impressionné par la Symphonie fantastique de Berlioz (créée à Paris en 1830) – et en particulier par son dernier mouvement consacré au « Songe d’une nuit de sabbat » -, il vient d’entendre Die Erste Walpurgisnacht de Mendelssohn créée à Leipzig le 2 février 1843 : il s’arrête alors sur la dernière scène du Second Faust, commençant même par le chœur final, le Chorus mysticus, « Alles Vergängliche / Ist nur ein Gleichnis » (« Tout ce qui passe / N’est que symbole »), avant de mettre en musique les différents moments de cette scène de transfiguration en respectant scrupuleusement les vers de Goethe, à quelques exceptions près. Il s’agit de la scène de l’élévation de l’âme de Faust après sa mort qui se passe dans un paysage décrit dans le titre : « Gorges montagneuses – Forêt, rochers, solitudes. De saints anachorètes, répartis sur les sommets des monts, campent entre les ravins ». Schumann suit le texte de Goethe  de la  « Bergschluchtszene » depuis « Waldung, sie schwankt heran » jusqu’à « das Ewigweibliche zieht uns hinan ».

Puis, au lieu d’achever son oratorio profane, son projet stagne : Schumann doute de pouvoir venir à bout de la mise en musique de cette « poésie sublime » : « Wozu Musik zu solch vollendeter Poesie ? » écrit-il dans une lettre.

Pourtant, à l’approche des festivités du premier centenaire de la naissance de Goethe, en août 1849, Schumann  orchestre sa composition, réalisant ce travail alors qu’il était en train de composer (entre août et novembre 1848) Manfred sur le texte de Byron, œuvre que Goethe lui-même avait reconnue comme inspiré par son premier Faust…

Schumann fait exécuter le final de ce Faust le 15 juin 1848 – « La transfiguration de Faust » (« Faust’s Verklärung ») – : le succès l’incite à composer ensuite les deux premières parties des Scènes de Faust, en s’intéressant d’abord à la dimension métaphysique de Faust.

Par cette première version de ses Scènes de Faust, Robert Schumann consacre le genre de l’oratorio profane, expression d’une forme de spiritualité dans une œuvre qui ne s’appuie plus sur un sujet tiré des saintes écritures ou de l’histoire du christianisme.

 / La musique de la « Verklärung » de Faust

Ce qui sera la troisième partie des Scènes de Faust est une succession de sept numéros qui se conforment aux différents moments de la scène finale conçue par Goethe : Chœur des anachorètes ; Pater Extaticus ; Pater Profundus. Pater Seraphicus. Le chœur des enfants bienheureux ; Le chœur des anges, solistes et le chœur des enfants bienheureux ; Docteur Marianus ; Docteur Marianus. Pénitentes, dont celle jadis nommée Gretchen, les enfants bienheureux et la Mater gloriosa ; et Chorus mysticus. Cette vaste scène fut interprétée par Schumann, à la suite de Goethe, comme la mise en œuvre d’une dramaturgie de l’élévation qui se termine sur ce Chorus mysticus :

« Tout ce qui passe / n’est que symbole ; / l’inachevé trouve ici sa réalisation ;/ l’indescriptible ici s’accomplit ; / l’amour de l’Eternelle / nous exalte. (« Das ewigweibliche zieht uns hinan »)

Goethe

Dans cette dernière scène du second Faust  – celle de la rédemption, de la transfiguration, de élévation spirituelle d’un Faust sauvé, de la résurrection possible -, la composition de Schumann suit donc le texte de Goethe qui se passe dans l’élévation : tous chantent, esprits saints, pater, Gretchen pénitente, que Faust est « sauvé » (« Gerettet », troisième partie, n°4), puis le « Chorus mysticus », n°7, s’élève, les derniers vers étant ceux de Goethe : « das Ewig-Weibliche / zieht uns hinan ».

Donc, avant la création de Genoveva (en 1850) et juste après le succès de la transfiguration de Faust sur le texte de Goethe, Schumann s’enthousiasme pour Manfred comme le note Clara dans le Tagebuch à la date du 4 août 1848, signalant qu’il pense à un mélodrame et qu’il a arrangé le texte de Byron pour le rendre possible sur scène.

Ainsi, c’est en compagnie de Faust et de son univers que Schumann compose une musique pour Manfred, une Ouverture et 15 numéros.

 Contenu des numéros de musique de Manfred  

Edition Peters

III/ Pourquoi cet intérêt enthousiaste de Schumann pour Manfred ?

/ Déplacement facile

De Faust, de sa mort et de sa « Verklärung » (transfiguration), le glissement était facile vers Manfred, vers la mort de Manfred et la question autour de cette mort (Byron a mené le drame jusqu’à la mort, alors qu’il ne connaissait que Faust I).

Schumann  a lu ce Poème dramatique, Manfred de Byron, alors qu’il avait 18 ans puisqu’il a noté le 26 mars 1829, dans son Tagebuch : « Aufgeregter Seelenzustand – Bettlektüre : Manfred v.Byron – schreckliche Nacht »

(« bouleversement de l’âme ; lu Manfred de Byron avant de m’endormir – terrible nuit »)

Et 3 jours plus tard il note qu’il a lu Childe Harold : « schreckliche Nacht mit Todtenträume » – puis, durant l’été 1829, il fait un voyage dans les Alpes (cf. Martin Geck, Robert Schumann,Biografie, München, Pantheon, juin 2012, pp.277-283).

Il ne se décide à la mise en musique de Manfred que pratiquement 20 ans plus tard ! Pourquoi ?

/ Le rôle de l’incitation de la préface de Posgaru

La préface de Posgaru (Karl Adolf Suckow 1802-1847) à sa traduction de Manfred publiée en 1839 a sans doute joué un rôle déterminant : un exemplaire de cette traduction utilisé par Schumann et annoté par lui se trouve à Zwickau.

Manfred. Einleitung, Übersetzung und Anmerkungen, Ein Beitrag zur Kritik der gegenwärtigen deutschen dramatischen Kunst und Poesie, Breslau, 1839.

Dans sa préface d’une centaine de pages Suckow pense que Manfred, qui à ses yeux est par essence un drame musical (dans la conception qu’il a de ce genre), est ce qu’il faut pour rénover le théâtre allemand en associant poésie et musique, « Wort und Ton », comme le prince Radziwill l’a fait pour Faust de Goethe.

Posgaru imagine une ouverture orchestrale, puis des interventions musicales en fonction des incitations du texte… il nomme le compositeur capable de réaliser cela : Mendelssohn… or Felix est mort 4 novembre 1847 à Leipzig…Donc puisque ce ne peut plus être Mendelssohn, ce sera l’ami… qui justement a été ébranlé par ce poème dramatique, sans action.

Comme la musique est d’ordre spirituel, le drame musical est la voie du renouvellement de la scène allemande.

/ Le travail de Schumann

Schumann se sent donc autorisé à se confronter à ce texte de poésie incomparable : pour permettre à ce texte de bénéficier de la diffusion assurée par la scène, il en réduit la longueur à 350 vers au lieu de 1336 – il ne touche pas au texte, mais il le réduit et le réorganise.

Il utilise la traduction de Suckow (l’exemplaire annoté se trouve à Zwickau) ainsi que celle de Böttger Adolf (1815-1870) et non celle publiée par son père en 1821 (Drittes Bändchen des poèmes) ; puis, après les représentations scéniques de Weimar, en juin 1852, il établit un livret avec l’aide de son ami Pohl pour les représentations en version de concert avec récitant qui situe les moments et lieux du drame.

Schumann conçoit donc une sorte de Gesamtkunstwerk : texte, musique, décors, acteurs et scène, qui associe la plus haute poésie et la musique. Il ne s’agit donc pas d’une simple musique de scène, mais d’une œuvre originale, cohérente, dont Schumann maîtrise le texte et sa mise en musique. Son intention n’est pas de se situer dans le registre du théâtre, mais d’avoir l’occasion, en suivant le poème dramatique de Byron, de faire ressentir ce qui se passe dans l’intime, dans la tête et le cœur, de Manfred : donc, de se situer dans un registre émotionnel étranger à la représentation mais appartenant à l’univers de la musique (conformément à l’interdit de la représentation qui favorise la vie de l’esprit puisqu’il privilégie la parole sans l’image).

Pour réaliser son intention, Schumann dispose de références :

/ Berlioz dont Le Retour à la vie a été créé à Paris en 1832 –  sur un livret et une musique de Berlioz, Lélio est un acteur qui écoute des musiques (Lélio est la version revue en 1854 créé en 1855) et dont la Damnation de Faust qui date de 1846 propose un théâtre de l’imagination (imposant donc une autre façon d’écouter comme le met en évidence Emmanuel Reibel dans son Faust au défi du mythe, Fayard, 2007)

/ Mendelssohn dont le Songe d’une nuit d’été : l’Ouverture op.21 (1826) et les 13 numéros op.61 de musique de scène qui accompagne la pièce en allemand, a été créé le 14 octobre 1843 à Berlin (commande du roi de Prusse) : plusieurs numéros répondent à la technique d’écriture désignée par « melodram ».

Le melodram – tenté par Benda fin XVIIIe dans une conception d’ensemble (dont Ariane abandonnée en 1781 désignée comme « pantomime dialoguée », l’orchestre exécutant la musique et non le chant) – se limite le plus souvent à une technique d’écriture réservée à un court moment d’une œuvre lyrique : tel le Melodram de Fidelio de Beethoven, au second acte, quand Fidelio-Leonore accompagne Rocco, le gardien de la prison, au fin fonds des souterrains où Florestan est en train de croupir sur ordre du tyran Pizarro…

Ou le Melodram dans le Freischütz de Karl Maria von Weber pour la scène de « La gorge aux loups » (finale de l’acte II, n°10) au moment où Samiel est convoqué pour forger les balles ensorcelées.

/ Autre référence inspirée par Beethoven. Dans son élaboration d’une œuvre d’un genre nouveau, Schumann s’inspire de la musique pour Egmont de Beethoven, qui est plus qu’une simple musique de scène, car la musique participe au drame : ainsi au moment de la mort de Klärchen, la musique dit ce moment de la mort comme les termes inscrits sur la partition, « Tod bezeichnend », le spécifient.

Avec ce court moment de la mort de Klärchen, la musique de scène conçue par Beethoven pour Egmont correspond aux injonctions de Goethe qui demande des chansons, de la musique au moment de la mort, un mélodrame lors du sommeil de Egmont, une Symphonie triomphale après la mort du héros. Ce sont des moments de musique de nature et de genre variés, destinés à accompagner la mise en scène de la pièce. Par delà ces musiques exigées par Goethe, Beethoven devait respecter les pratiques de mise en scène habituelles à son époque et écrire une Ouverture ainsi que des musiques destinées aux Entractes (quand aucune musique n’était spécifiquement écrite, des musiques symphoniques déjà composées étaient utilisées).

IV/ La réalisation musicale de Schumann pour Manfred

Suivant l’exemple de Beethoven pour Egmont, ou de Radziwill pour Faust, Schumann s’appuie sur les incitations de Byron. Il le dit lui-même à Liszt dans une lettre du 31 mai 1849 après lui avoir annoncé qu’il vient de terminer une musique « zu Byron’s Manfred, den ich mir zur dramatischen Aufführung bearbeitet, mit Ouvertüre, Zwischenakten und anderen Musikstücken, wie sie der Text in reicher Fülle darbietet.» (pour le Manfred de Byron, que j’ai élaboré pour une représentation dramatique, avec une ouverture, des entractes et des morceaux de musique comme le texte y invite abondamment).

/ L’Ouverture

Pour réaliser son intention de faire advenir une œuvre d’un genre inédit, Schumann se place dans la lignée de Beethoven et suit les propositions de Suckow :

il démarre par une ouverture pour grand orchestre qui installe l’auditeur dans une atmosphère de grande tension dramatique, produite par l’écriture et la facture : succession de tempo (Rasch, Langsam, Nach und nach rascher, in leidenschaftlichem Tempo, Langsam (Tempo wie zu Anfang mit Ausdruck)), contrastes de densité, accents, timbres, rythmes, scansion régulière, syncopes, cellules thématiques faciles à mémoriser, obsédantes comme le spécifie Clara qui ne cesse d’entendre le thème. Cette ouverture est de forme aba ce qui contribue à sa grande unité comme à l’effet de concentration dramatique.

L’autre moment symphonique est un entracte entre les actes I et II : très calme à trois temps en fa majeur.

/ Les différents types d’interventions musicales

Puis Schumann reprend le texte de Byron (en allemand avec coupures et quelques remaniements surtout au début du IIIe acte) : il conserve la continuité dramatique et les unités de lieu et de temps et introduit de la musique.

  • Schumann répond aux incitations de Byron qui signale la musique :

* Acte I scène 1, après le monologue et la conjuration des esprits « un chant s’élève ». Le n°1 répond au texte de Byron : « Vos voix me parviennent, leurs accents doux et mélancoliques, telle la musique à fleur d’eau  » . Quatre voix se succèdent dans un contexte orchestral et mélodique différencié, Schumann pensant en compositeur pour choeurs à quatre voix : « Dein Gebot zieht mich heraus » (« Mortel à ton adjuration je me plie »).

* Acte I, scène 2 : dans les hautes montages au moment où  il veut se suicider « On entend au loin un chalumeau de berger ». Schumann compose le n°4 Alpenkuhreigen, confié au cor anglais (Nicht schnell, en do majeur, à trois temps). « Silence, la mélodie ». Manfred décrit cette musique ancestrale : « La musique naturelle de la flûte des montagnes, se mêle à la caresse du vent, à l’harmonie des cloches… »

  • Schumann imagine des choeurs  pour les êtres surnaturels, tout au long du déroulement du drame (n°1, 3, 7, 8, 9, 15) mais pas pour les démons (n°14):

* Acte I, l’incantation accusatrice pour unisson de quatre voix de basse (n°3). Rappelons qu’au cours hiver 1847/1848 Schumann prend la succession de Hiller à la tête du choeur d’hommes de Dresde, dénommé Liedertafel.

* Acte II, scène 4, le choeur des esprits à la cour d’Arimane chante une hymne à la gloire de la toute-puissance d’Arimane n°7 et ponctue les décisions comme dans une Passion (n°8 et n°9).

* le choeur mystique final de l’acte III qui accompagne la mort de Manfred.

  • Schumann insère du melodram aux endroits qui lui paraissent le demander : tout en s’en inspirant, il dépasse ce genre puisque la voix libre, proclamée, se mêle à la musique, si bien que le poème aussi bien que la musique gardent leur autonomie (Schumann ne sacrifie ni l’un à l’autre).

* Ainsi, le n°2 soutient l’apparition de la figure enchanteresse sur « Regarde » (Behold) « Schau’ her ».

* Le n°6 est consacré à l’apparition de la Witch, l’esprit, fée des Alpes sur invocation murmurée de Manfred qui disperse de l’eau, l’esprit surgissant derrière l’arc-en-ciel du torrent – avant une dialogue sans musique.

* Le n°10 est consacré à Némésis qui appelle Astarté et le n°11, à  Manfred qui s’adresse à Astarté : « la voix qui fut ma musique ».

* Le n°12, début de l’acte III, 1 est une mise en musique continue du premier monologue de Manfred dans cet acte (il dit calme intérieur)  non suggérée par Byron.

* Le n°13 (acte III, 2) est une mise en musique du deuxième monologue de Manfred : l’adieu au soleil, cette fois sur une musique discontinue, quand il dit : « tu ne brilleras plus pour celui dont les dons de chaleur et de vie se sont avérés fatals. Il s’éteint… Je vais le suivre ».

* Le n°14 est destiné à l’esprit démoniaque, confrontation s’effectuant par bribes.

La partition comprend donc différentes formes de melodram ajoutées par Schumann pour souligner certains passages : apparitions (Zauberbild, Astarté, démons), invocations (Witch, Astarté), monologue poétique (sensation de paix intérieure, adieu au soleil).

/ La solution inédite de Schumann

Le résultat est saisissant : la musique permet au spectateur de vivre le drame intérieur de Manfred et malgré sa diversité, assure la cohésion d’ensemble, puisque la musique sans le poème n’a pas de sens : par ex. la musique du choeur des esprits qui chantent la toute-puissance d’Arimane est reprise pour servir de lien entre les actes II et III (après la disparition d’Astarté qui a donné à Manfred l’autorisation de mourir, donc de se trouver dans le royaume des morts?)

Ainsi, Schumann conserve la continuité du drame et l’unité de temps et de lieu du drame, qui comprend trois actes, trois parties, mais il imagine une musique éclatée (suivant la structure de Faust I de Goethe et comme bien des œuvres de Schumann qui sont des suites de différentes pièces). La structure continuité / discontinuité contribue à la tension, d’autant plus que la forme de la mise en musique est inattendue à chacune de ses interventions.

Le texte n’est pas écrasé et la musique peut s’épanouir, car Schumann voulait conserver sa force à la poésie comme il l’écrit le 5 novembre 1851 à Liszt :

« Wie schön, wenn wir das gewaltige Zeugniss höchster Dichterkraft den Menschen vorführen könnten ! »

(Que c’est beau, quand nous pouvons présenter aux hommes le puissant témoignage de la plus haute force de la poésie !)

Ainsi, Schumann organise les sons pour donner le poids du réel à ce qui se passe dans le cœur et les émotions de Manfred, à son drame intérieur tel que la poésie l’exprime, le fait ressentir.

Mais si Schumann souhaite que ce poème dramatique soit exécuté en public, il se préoccupe d’éviter toute confusion : ce drame n’est pas du registre de la représentation théâtrale, ce qu’il spécifie dans sa lettre à Liszt au moment de la préparation d’une réalisation scénique Schumann :

« il faudra annoncer Manfred au public, non comme un opéra, un Singspiel ou un Melodram, mais comme un poème dramatique en musique. Ce serait quelque chose de totalement nouveau et inouï. » (« dramatisches Gedicht mit Musik’ – Es wäre etwas ganz Neues und Unerhörtes »).

/ L’intention de Schumann

Par cette réalisation dramatique créée par Liszt à Weimar les 13 et 17 juin 1852, Schumann offre une sorte de manifeste en faveur de l’autonomie de la musique (il dépasse la querelle entre musique absolue et musique à programme, entre la primauté de la parole ou celle de la musique). Pour lui la musique est un langage à part entière, spécifique, qui ne correspond pas au langage fait de mots : il s’agit d’autre chose, car si d’un côté le texte littéraire raconte, décrit, d’un autre côté la musique donne consistance au présent, au réel qui échappe justement au langage des mots.

Seule la musique est apte à inscrire dans le réel l’expérience émotionnelle, y compris la plus dramatique.

/ L’identification de Schumann à Manfred

Tous les commentateurs ne manquent pas de faire le parallèle entre Schumann et Manfred.  Schumann a reconnu ses souffrances dans celles de Manfred : la mort de sa sœur (par suicide) suivie de celle du père, sa culpabilité inconsciente, sa fixation sur Clara, les voix intérieures qui l’obsèdent, le goût pour le fantastique et le surnaturel, le sentiment de toute-puissance qui se heurte au réel, symbolisé par l’oubli impossible, la solitude car un être à-part, l’amour partagé malgré les interdits.

En plus, la dimension de réel conférée à la musique : pour Manfred, Astarté est d’abord une voix :

 « The voice which was my music– Speak to me! » (« ta voix, ma musique !»)

Dans l’Allemagne du Vormärz, celle des poètes de « la jeune Allemagne », Schumann n’est pas seul à admirer Byron : c’est le poète constitutif de la sensibilité, des émotions, des références poétiques de la génération à laquelle Schumann appartient.

Ainsi, par l’intermédiaire de Manfred, poème dramatique, Byron a offert la possibilité à Schumann, tiraillé entre littérature et musique, de s’affirmer créateur, de tenter de conjurer ses angoisses de culpabilité en mettant en œuvre de manière inédite (libératoire), d’inscrire dans le réel, ce qui se trame dans l’âme de bien des êtres humains.

Dès l’Ouverture qui installe l’auditeur/spectateur dans le drame, par l’écriture qui signifie choix de l’orchestration, des tonalités, des dynamiques, des combinaisons de cellules différenciées qui s’engendrent, de forme (aba) : il ne s’agit pas de description, mais de musique qui est seule à pouvoir rendre présent le drame dans sa continuité.

/ Ce qui intéresse Schumann, c’est le drame intérieur et non l’opéra qui suppose action, intrigue

Ce qui a inspiré sa conception de la musique de Manfred se retrouve sous forme plastique, visuelle, dans bien des œuvres des peintres qui lui furent contemporains : sur les thématiques élues par Byron et Schumann, comme la Sehnsucht, l’attrait pour la haute montagne, le défi de l’homme face à la puissance de la nature, l’apparition. Citons, Caspar David Friedrich (1774-1840) : Voyageur, clair de lune, ravin (1822-1823) ;

C D Friedrich Paysage de rochers 1822-1823, Belvedere Wien
C D Friedrich, Deux hommes contemplant la lune, 1830-1835 – Alte Nationalgalerie Berlin

Turner  (1775-1851) : montagne, l’ange debout (1846 Tate), Wassserfall, clair de lune, col du Saint Gothard (1802-1804) ;

Turner Chute d’eau 1828 – Münster

Philippe Jacques Loutherbourg (1740-1812): l’avalanche dans les Alpes 1803 ;

Philippe Jacques de Loutherbourg, 1803, Tate Galerie Londres

Thomas Cole (1801-1848) : la cascade (1833 « Scène de Manfred ») ;  

Thomas Cole, Scène de Manfred 1833 Yale University Art Gallery

Moritz von Schwind (1804-1871) : l’apparition dans la forêt (avant 1858), Munich.

Moritz von Schwind

/ La mort de Manfred

Reste la question de l’interprétation musicale que Schumann a donné de la mort de Manfred. Schumann ne peut se résoudre au néant, même s’il conserve le texte de Byron, il interprète, donne sens à l’interrogation de l’abbé qui ne sait où s’en va Manfred….

Pour Schumann, la voix, la musique (comme pour la transfiguration de Faust) assure la rédemption, le pardon, la transfiguration. Elle donne accès à la plus haute spiritualité, ce « paradis musical ».

Schumann poursuit ses recherches de « paradis musical » avec un Requiem pour Mignon (1849, op.98b) et en mettant en musique Drei Gesänge d’après les « Hebrew melodies » de Byron traduites par Körner, op.95 (1849), pour harpe ou piano, et il utilise la déclamation sur piano dans des ballades sur des textes de Hebbel (1813-1863) et de Percy Shelley (1792-1822) op.122 (1853).

Déjà à Dresde, le 31 mars 1845, Schumann notait sur son Tagebuch : « Idee : Gedichte z. Deklamation mit Pianoforte » et en décembre 1849, il composait une ballade pour déclamation et piano sur un poème de Hebbel, op.106.

« Deklamation, eine Art von Composition, die noch noch nicht existiert », notait-il alors.

Ces recherches de Schumann, cette aspiration à rendre présent ce qui se trame au plus profond de l’être, annoncent les musiques à venir et en particulier le Sprechgesang consacré par le Pierrot lunaire op.21 d’Arnold Schoenberg (1874-1951), créé en 1912 et qui comprend trois fois sept poèmes.


[1]Lettre, du 12 octobre 1817, à son éditeur John Murray, cité par Peter Cochran dans son article « ‘Correspondence’ ? Byron’s Manfred and Goethe’s Faust » in Lord Byron « Correspondence(s) », XXXIInd International Byron Conference, Paris, La Sorbonne, June 2006, Société française des Etudes byronniennes, Paris, 2008, p.112.

[2] Cf. Lord Byron « Correspondenc(s) », art.cit. p.112.

[3] Cf. art.cit. p.114.

[4] T.1, GF-Flammarion, 1968, pp.343-367.