par Elisabeth Brisson – 11 avril 2015
Le mythe dont Beethoven est le prétexte avec tous les clichés qui le déclinent, atteint un point culminant lors du premier centenaire de la mort de Beethoven (26 mars 1827) : Bonn, Berlin, Vienne, Lyon, Athènes, Vérone et bien d’autres villes lui consacrent des festivités longuement préparées – avec immanquablement l’exécution de la Neuvième Symphonie et de la Missa Solemnis, de la troisième Symphonie, du cinquième Concerto pour piano, du Concerto pour violon, des dernières Sonates pour piano…
Ainsi, dans une Europe traumatisée par la Première Guerre mondiale, Beethoven continue à être instrumentalisé : son « Hymne à la Joie » est celui qui annonce la paix et la fraternité par-delà les rivalités nationales. Edouard Herriot (1872-1957) qui a publié La Vie de Beethoven en 1929 chez Gallimard termine son étude très documentée sur un appel à la fraternité : « Âmes souffrantes, âmes généreuses, prenez cet homme pour votre compagnon ! » (p.435)
Et dans le contexte de la crise de la conscience européenne, Beethoven permet de maintenir la foi en l’humain. Le petit livre publié par Romain Rolland (1866-1944) en 1903, Vie de Beethoven, en représente le paradigme : « Ranimons à son exemple la foi de l’homme dans la vie et dans l’homme » peut-on lire dès la préface. Beethoven sert donc d’exemple car, « Héros de la conscience moderne », il est le « prophète contemplant la déroute définitive de la Douleur. Tout l’oeuvre de Beethoven est venue aboutir là : ce voyant, ce prophète, ce n’est même plus un prêtre, c’est l’Homme, simplement, l’Homme intégral, l’Homme entré en possession de la nature et maître du domaine mortel » peut écrire le polygraphe critique d’art Camille Mauclair (1872-1945) dans son essai La Religion de la Musique publié en 1928 à Paris, Librairie Fischbacher (p.132).
L’élection de cette figure qui redonne courage en une période vécue comme une crise de la civilisation européenne, a été préparée depuis de nombreuses décennies – avant même la mort de Beethoven – tant par les critiques musicaux, puis les biographes que par les compositeurs, les interprètes ou les artistes relevant des beaux-arts.
Ainsi, la tendance qui s’est imposée au cours du XIXe siècle a été de diviniser le grand homme, à la manière des apothéoses antiques. Le déchaînement de la nature, tonnerre, éclairs (d’un orage typique de début de printemps) qui a accompagné son dernier souffle en était le signe avant coureur : tel les grands hommes immortalisés par Plutarque, Beethoven fait partie du monde divin. Très tôt, il est vénéré comme prophète de la religion de l’art… Liszt en sera le premier grand prêtre comme l’atteste le tableau peint par Josef Danhauser en 1840 : Franz Liszt au piano qui, entouré de ses admirateurs (dont Hugo, Paganini, Rossini, Berlioz, sous un portrait de Byron), oriente son regard vers le buste de Beethoven placé devant lui sur le rebord de la fenêtre.
Ce buste de Danhauser devient d’ailleurs le modèle pour les artistes plasticiens qui vont s’emparer de la figure de Beethoven : de concours pour les monuments aux réalisations concrètes à Bonn en 1845 ou à Vienne 1880, la représentation atteint sa dimension radicalement divine dans la déréalisation que lui fait subir Max Klinger en 1902. Tel un Jupiter, Beethoven est représenté nu, fait de marbre, d’onyx, d’ivoire et de différentes pierres précieuses, le regard intérieur tourné vers le haut, vers les horizons lointains ; il est assis sur un trône somptueux, sur le dos duquel sont symbolisées les références antiques et christiques dont ce nouveau prophète a assuré la synthèse.
Cette identification à une divinité de l’Olympe n’a pas été inventée par Klinger : dès 1804, le peintre Joseph Mähler représente le jeune Beethoven avec une lyre dans un paysage antique évoquant de facto Apollon, tandis que les hommes de lettres le qualifient d’Olympien.
Dans bien des occurrences, Beethoven est également désigné comme un Titan… c’est ainsi que le monument de Caspar von Zumbusch à Vienne l’associe à Prométhée, ce fils du titan Japet…
Parfois également il est identifié à Bacchus, comme le rappelle Romain Rolland dans son petit livre en se référant à un ouvrage publié par Bettina Brentano en 1835 (sans la citer) : « Un homme ivre de force et de génie. « Je suis, a-t-il dit lui-même, je suis le Bacchus qui broie le délicieux nectar de l’humanité. C’est moi qui donne aux hommes la divine frénésie de l’esprit. » (p.36) ; citation que le sculpteur Antoine Bourdelle a inscrite, en partie, sur le socle de sa tête de Beethoven en 1902 : « Moi, je suis Bacchus qui pressure pour les hommes le nectar délicieux / Beethoven ».
Cette vénération qui cherche à se justifier en s’appuyant sur des témoignages dont l’authenticité n’est pas mise en doute traduit l’effet produit par la musique de Beethoven : la fascination, l’envoûtement, comme l’écrit dès sa préface de Pouvoirs de Beethoven, Emmanuel Buenzod (1893-1971), Editions R.A. Corêa, Paris, 1936 : « Beethoven a ceci de fatal qu’il ne plaît ni ne charme : il envoûte et subjugue. Il oblige à prendre parti violemment pour le héros contre l’homme, pour la grandeur contre la mesure, pour l’inhumain contre l’humain. »
Cette vénération s’accompagne évidemment de références à l’origine de son inspiration : bien des représentations montrent Beethoven inspiré par la nature, ou par les muses, filles d’Apollon. Et bien des expressions lui sont prêtées, là encore sans que la source soit authentifiée : ainsi les citations publiées par Romain Rolland qui dit que l’inspiration le prend à l’improviste – s’appuyant sur des récits implicites : « Croyez-vous que je pense a un sacré violon, quand l’Esprit me parle, et que j’écris ce qu’il me dicte ? »…
Cette vénération se manifeste également par un culte des reliques : bien avant sa mort, posséder une mèche ou des bribes de manuscrits était recherché par ses admirateurs…
Que Beethoven ait été associé à une puissante figure divine, procède en large part du mystère, voire de l’énigme prêtée à sa musique. Le qualificatif très tôt utilisé par les critiques de « Bizarre » s’est mué en une approche quelque peu mystique : sa musique difficile à déchiffrer, à comprendre est en relation avec le mystère de la Création – alors que Beethoven s’est plu à ériger le « Schwer »- le difficile – en concept participant au Beau et au Bien !
Or, comment expliquer cette proximité avec le mystère, si ce n’est par la Souffrance ? Et ainsi, de l’Olympien, il est facile de glisser du côté du Christ, d’autant plus que Beethoven s’y est identifié dans son oratorio Christus am Ölberg… Beethoven a donc souffert comme il en a laissé le témoignage poignant dans le Testament d’Heiligenstadt (publié dès qu’il a été trouvé en 1827) ; mais il a eu la force de braver son Destin, de ne pas se laisser engloutir par sa surdité, pour le salut de l’humanité, pour apporter aux hommes la religion de la Joie, pour que leurs âmes puissent s’élever vers le divin. Ce déplacement vers la figure christique a une telle résonance que l’oeuvre de Beethoven est perçue comme « un grand cri de douleur » (comme l’écrit Delacroix en 1854)!
La souffrance inhérente à Beethoven se manifeste également dans sa relation avec les femmes : il n’a jamais pu se marier, et a vécu dans la solitude, voire dans la chasteté. Ainsi, après avoir été bafoué en 1802 par la frivole Giulietta Guicciardi, pour laquelle il aurait composé la Sonate au Clair de lune (en réalité il n’a fait que lui dédier!), il se serait secrètement fiancé avec Thérèse Brunsvick en 1806… Une gravure de Serafino Macchiati publiée dans Je sais tout en 1908, intitulée : « Beethoven et sa fiancée », comprend une légende : « En mai 1806, Beethoven se fiança avec Thérèse de Brunswick. Le mariage ne se fit jamais. Jusqu’à sa mort Beethoven aima Thérèse de Brunswick et Thérèse de Brunswick aima Beethoven jusqu’à sa mort. C’est une idylle douloureuse, digne de cette vie vouée à la tristesse. » C’est d’ailleurs la raison pour laquelle Thérèse a longtemps été confondue avec l’Immortelle Bien-aimée… Mais avant d’exprimer son désespoir dans cette fameuse lettre de juillet 1812, l’amour de Thérèse aurait suscité la composition de la Quatrième Symphonie : Le lion est amoureux…. Cliché dont Romain Rolland se fait l’écho encore en 1903 ! (p.29)
Autre raison de sa souffrance, l’ingratitude de son neveu Karl qui le refuse comme père de substitution : le suicide raté de Karl étant la cause directe de la mort de son oncle…
Ce prophète n’en demeure pas moins un homme, d’ailleurs un « homme qui ne rit jamais », comme en témoigne son masque … la confusion entre le masque pris de son vivant et le masque mortuaire n’embarrasse pas les biographes qui ne cessent de décrire le visage de Beethoven en insistant sur son menton en galoche…
Retrouver la dimension humaine de Beethoven est à double tranchant : c’est à la fois une façon d’insister sur sa dimension d’homme qui s’est fait dieu comme le Christ, et c’est également une volonté de de-idolâtrer Beethoven, de l’arracher à l’emprise de cette représentation déréalisée…
Même si Beethoven artiste peut être comparé à Michel-Ange, c’est d’abord un homme que tous les biographes se copiant les uns les autres présentent comme négligé, désordonné, colérique, misanthrope voire injuste avec les domestiques… Plusieurs textes et plusieurs dessins insistent sur sa solitude héroïque, son goût pour l’excès, pour la tempête. Et puis, sa volonté d’indépendance est mise en avant : il serait le premier compositeur qui ait revendiqué contre vents et marées sa liberté…. quitte à être abandonné par les Viennois qui l’ont laissé vivre dans la misère… Sa farouche volonté de singularité se retrouverait également dans son refus de se plier à tout enseignement quel qu’il soit : il aurait prétendu ne rien avoir appris de ses maîtres… Cette attitude grossière, à la limite de la sauvagerie, s’expliquerait par le défaut d’éducation : il aurait eu une enfance malheureuse, son père alcoolique aurait été violent avec lui et sa mère aimante, impuissante à le protéger… pourtant il garderait un souvenir ému de sa mère… qui permet à la princesse Lichnowky de lui faire accepter de réviser Fidelio en 1806…
Enfin, malheur, grossièreté, maladresse, ne l’empêchent pas d’afficher ses opinions politiques « républicaines » : il ose même faire la leçon à Goethe, quand en 1812 à Teplitz il refuse d’enlever son chapeau lors de la rencontre avec la famille impériale…
Ce libre-penseur musical aurait été rétif à expliquer ce qu’il voulait dire avec sa musique : heureusement Schindler, son «ami », « garant de l’héritage », a su lui soutirer quelques explications concernant « l’idée poétique » qui préside à certaines de ses œuvres : ainsi, « lisez La Tempête » aurait-il dit pour faire comprendre les Sonates op.31 n°2 dite « la tempête » et op.57 dite « Appassionata ».
Schindler a soutenu que le deuxième mouvement, Allegretto scherzando, de la Huitième Symphonie dérivait d’un canon « Ta ta ta » composé en imitation au métronome de Maelzel… Or c’est Schindler qui a inventé ce canon, comme il a falsifié les Cahiers de conversations pour se donner le beau rôle d’ami et d’élève… et ce sont ces falsifications dans un contexte de compétition pour bénéficier de l’héritage symbolique de Beethoven qui se sont conjuguées aux composantes plus anciennes du mythe de Beethoven pour produire les clichés qui circulent encore… : l’inspiration sans travail alors qu’il a laissé des esquisses innombrables ; son mépris pour l’enseignement alors qu’il a été enchanté par les leçons de Haydn, qu’il a payé lui-même ses cours de contrepoint avec Albrechtsberger en 1794 comme ses cours de composition sur des textes italiens avec Salieri en 1801 ; les amours impossibles car il est impensable que Beethoven garde encore ses secrets ; l’abandon par les Viennois et l’indépendance farouche alors que Beethoven a toujours voulu obtenir un poste officiel et que les aristocrates viennois lui ont versé une « rente » à plusieurs reprises (le prince Lichnowsky au début de son installation à Vienne ; l’archiduc Rodolphe, les princes Kinsky et Lobkowitz en 1809).
Pourtant depuis la seconde moitié du XXe siècle, un travail de démythification est entrepris : la démarche étant de rétablir l’authenticité des sources, de se méfier des propos rapportés des dizaines d’années après…, de revenir aux partitions des œuvres dans la publication voulue et approuvée par Beethoven et de mettre en évidence les falsifications de Schindler, comme les raisons des légendes, sachant qu’une certaine forme de vérité émane de l’imagination et de la fiction.
Ainsi, le cliché « le destin frappe à la porte » qui procède du « je veux prendre le destin à la gueule » écrit dans une lettre à son ami intime Wegeler en 1801, rend compte de la force de la musique de Beethoven qui ne laisse pas indifférent et reflète sa volonté d’entraîner les auditeurs, sur le modèle le l’initiation antique, via la Flûte enchantée, vers une transcendance qui leur permette de devenir sujets de leur propre vie.