Lire Vie et Destin
Présentation et réflexions d’Elisabeth Brisson, 2 octobre 2023
Ce livre de Vassili Grossman (1905-1964) devrait faire partie de toutes les bibliothèques tant il traite de ce qui constitue l’être humain : ses joies, ses souffrances, ses erreurs, ses peurs, ses doutes, l’amour, la mort, la perversion, la violence… ; et tant il retrace l’histoire tragique du premier vingtième siècle européen de manière critique, percutante, avec une vision pour ainsi dire panoramique.
Ce livre est une véritable somme d’un millier de pages, héritier des grands romans russes, et en particulier de Guerre et Paix de Tolstoï. Grande fresque de la bataille de Stalingrad (1942-1943), ce roman met en scène quelques personnages principaux et une foule de personnages témoins d’une humanité dans toute sa diversité, pour décrire et interroger ce moment historique présenté comme un nœud où s’entremêlent les fils d’une multitude d’événements, d’actions, d’acteurs.
Vassili Grossman, en écrivain maître de son métier, entraîne volontairement le lecteur dans un parcours chaotique, sans jamais lui faciliter la tâche, de façon à lui faire ressentir, par-delà une intrigue très distendue, la complexité de ce qui s’est passé et s’est joué à Stalingrad. Le lecteur quelque peu perdu au milieu d’une foule de personnages, le plus souvent décontenancé par les interruptions et sauts d’un récit à l’autre, est plongé dans un vaste univers, tant sur le plan géographique que sur le plan historique. Sans prévenir, le roman, divisé en trois grandes parties comprenant des chapitres numérotés (sans titres), bouscule le lecteur : il le fait passer abruptement d’un camp de prisonniers au récit de la mort d’un fils dans une famille de réfugiés loin des combats, à la lettre d’une mère écrite juste avant son extermination en tant que juive, à des postes de combat sur les lignes d’affrontements, à des amours éphémères aux milieux de tirs et de bombardements, à la résistance acharnée de combattants, à des dénonciations, aux pressions pour faire avouer des fautes non commises, pour obtenir une autocritique…, à l’intervention magique de Staline, au cynisme d’Hitler… le point focal du roman étant le silence de ceux qui ont laissé faire les grands procès de 1937 :
« Tout notre drame vient de ce que nous refusons ce que nous dicte notre conscience. Nous ne disons pas ce que nous pensons. (…) Nous nous sommes tus, quand, en 37, on a exécuté des milliers d’innocents. Et encore ce sont les meilleurs d’entre nous qui se sont tus ! (…) Et quand un homme trouve la force d’agir selon sa conscience, il éprouve brusquement une telle joie ! » (Troisième partie, 26, p.598).
Si le lecteur a peine à suivre le fil du roman, il ne cesse d’être émerveillé par la lucidité, par le style et par l’humanité de Vassili Grossman qui n’impose jamais une pensée péremptoire, mais incite toujours à la réflexion, en partant d’une attitude de doute. L’exemple paradigmatique peut en être le chapitre « 32 » de la deuxième partie qui interroge « l’antisémitisme » sur près de trois pages : ses manifestations, ses formes, sa raison d’être, son lien avec l’inculture des masses, ce qui distingue les Juifs…, sa dimension d’idéologie d’Etat dirigée contre les forces de la liberté (32, p.411-414).
Un autre exemple pourrait être le chapitre centré sur la question de la bonté (Deuxième partie, chapitre 16, p.340-346) :
« Elle est, cette bonté folle, ce qu’il y a d’humain en l’homme, elle est ce qui définit l’homme, elle est le point le plus haut qu’ait atteint l’esprit humain. La vie n’est pas le mal, nous dit-elle. » (p.345)
« L’histoire des hommes n’est pas le combat du bien cherchant à vaincre le mal. L’histoire de l’homme c’est le combat du mal cherchant à écraser la minuscule graine d’humanité. Mais si, encore maintenant, l’humain n’a pas été tué dans l’homme, alors jamais le mal ne vaincra. » (p.345)
Outre cette invitation à réfléchir, Vassili Grossman offre la présentation critique de l’histoire de la Russie devenue URSS en insistant sur les violences provoquées par la Révolution, par la collectivisation des terres, par la famine imposée à l’Ukraine, par l’antisémitisme destructeur, par l’édification du socialisme à marche forcée. Et il n’hésite pas à mettre sur le même pied le totalitarisme nazi et celui de Staline et à déplorer l’orientation nationaliste de la « grande victoire » de la « guerre patriotique ».
Ecrivain de vocation, correspondant de guerre pendant la bataille de Stalingrad, Vassili Grossman a commencé à écrire son roman avant même la mort de Staline, sans aucun espoir d’être publié. Puis lors de la déstalinisation (après la mort de Staline en mars 1953), il a repris confiance : il a continué la rédaction et en 1960 il a proposé son manuscrit à la revue Znamia, tandis que le rédacteur en chef de la revue Novy Mir était mis au courant… Tentative prématurée : dès la mi-février 1961, une perquisition est perpétrée chez lui par le Comité pour la sécurité de l’Etat qui saisit les exemplaires du manuscrit et tous les brouillons, dénonçant le caractère nocif de ce livre… Vassili Grossman écrit alors, peu après, en février 1962, une lettre à Khrouchtchev en lui demandant d’intervenir en sa faveur soulignant qu’il avait consigné dans son livre ses « pensées, son vécu, ses souffrances », qu’il avait « évoqué des gens avec leurs peines, leurs joies, leurs erreurs », spécifiant : « j’ai parlé de la mort, de l’amour, de la compassion ». Il refusait donc tout repentir.
Bouleversé par cette interdiction, Vassili Grossman tombe malade d’un cancer et meurt en 1964, sans avoir subi d’arrestation ni de déportation… mais sans avoir le bonheur de voir son livre publié. Heureusement avant la perquisition il avait confié des manuscrits à des amis… qui réussissent à le faire passer en Occident où Vie et destin est publié en 1980, avant de l’être en URSS en 1988.
Avant de mourir, Vassili Grossman avait pu revoir son texte très court (environ 150 pages) intitulé Tout passe, qui ne sera publié en Occident qu’en 1970. Ce récit centré sur le retour d’Ivan Grigorievitch, déporté de la première heure était l’occasion de livrer une analyse des méfaits mortifères de Lénine et une mise en évidence de sa responsabilité sur les violences qui ont permis l’édification du « socialisme dans un seul pays », et donc sur Staline et le stalinisme. Vassili Grossman élargit la perspective historique en insistant sur la dimension servile qui structure les rapports de force en Russie depuis le temps des tsars, et même avant, pour faire entendre, faire admettre que le seul combat est celui qui mène à la liberté.
« Hegel a-t-il raison : tout ce qui est réel est rationnel ? Ce qui est inhumain est-il réel, est-il rationnel ? (…) Il n’y a qu’une force qui persiste, qui se développe, qui vive et cette force, elle réside dans la liberté. Vivre cela signifie être un homme libre. Non, tout ce qui est réel n’est pas rationnel. Tout ce qui est inhumain est insensé et inutile.
« Ivan Grigorievitch n’était pas étonné que le mot liberté fût déjà sur ses lèvres lorsque, jeune étudiant, il avait été envoyé en Sibérie, ni que ce mot eût continué de vivre en lui, dans son cœur comme dans son esprit. » (25, p.997-998)