ou plutôt texte consacré par la tradition et par la vérité qu’il transmet…

Par Elisabeth Brisson, le 7 juin 2020
Agrégée et Docteur en histoire

Image dans Infobox.

Qu’en est-il du texte biblique ? et en particulier de la Genèse et de l’Exode ? Pourquoi est-il toujours présenté comme un texte sacré, « révélé » ? Pourquoi cette affirmation ignore-t-elle toute distance critique ?

Étant donné que ce texte (l’ensemble des récits qui constituent les livres de la Bible) est lu et interprété comme émanant directement de Dieu, chacun des termes (temps des verbes, pronoms, noms, adjectifs, virgules, forme littéraire …) est impossible à déplacer, et est soupesé souvent par souci d’authenticité dans la langue originelle, l’hébreu, avant la prise en considération de la traduction grecque (celle des Septante au IIIe siècle av. J.-C.), et parfois latine de Saint Jérôme (au IVe siècle après J.-C., vers 347-420).

Texte sacré qui, comme le rêve pour Freud, exige d’être lu et interprété au pied de la lettre, car porteur de vérité, de cette vérité qui doit être mise en évidence et faire de l’effet sur tout lecteur ou tout auditeur.

D’où vient ce statut de texte porteur de la Vérité ?

Il est étonnant que des chercheurs sérieux l’attribuent purement et simplement à Dieu : la Vérité procède du fait que ce texte est « révélé » ! c’est ce même statut qui est conféré au Coran…. au déni de toute prise en compte de l’historicité de son élaboration… (cf. Thomas Römer, L’Ancien Testament, Que sais-je ? 2019 qui expose les conditions d’élaboration des textes, les sources diverses – orales, transcrites sur différents supports – et les remaniements par l’élite intellectuelle du Temple ou du Palais – groupes de prêtres – en fonction des circonstances politiques réelles et non légendaires).

Pourtant la richesse intrinsèque du texte biblique est stupéfiante ! les siècles (sur trois millénaires) d’interprétation, d’exégèse biblique ne réussissent pas à en épuiser le sens… malgré le Talmud ou les écrits des Pères de l’Eglise (Jérôme, Ambroise, Augustin, Grégoire 1er).

Alors comment expliquer la force de ce texte quand l’hypothèse divine n’est retenue que comme une métaphore destinée à désigner la décantation qui s’est opérée à partir d’une profusion de textes au cours de nombreux siècles avant la fixation par écrit définitive du texte en hébreu (ou en araméen) durant le premier millénaire av. J.-C. ?

Ces textes bibliques fixés en hébreu résultent d’une élaboration qui s’est effectuée au cours des deux millénaires av. J.-C. dans la région de la Mésopotamie puis du « Croissant fertile » (ce qui correspond au Moyen et au Proche Orient actuels), donc dans un contexte de temps long qui se caractérise par l’émergence de quatre éléments essentiels pour l’évolution de l’humanité :

  • La naissance de l’écriture dans ces cités-Etats de Mésopotamie et dans l’ancien empire égyptien (vers 3000 av. J.-C.)
  • Le passage de l’oral à l’écrit, ce qui permet de fixer sur des tablettes d’argile ou de graver dans la pierre les premiers récits inventés par les sociétés humaines pour se raconter leur origine, en particulier l’épopée de Gilgamesh, première œuvre littéraire élaborée au cours des XVIIIe et XVIIe siècle av. J.-C. et transcrite en écriture cunéiforme (en Babylonie)
  • L’élaboration des premiers codes de droit (dont celui d’Hammurabi vers -1750 dans le royaume de Babylone)
  • L’invention du monothéisme qui commence au temps d’Abraham (vers -1850, temps historique qui correspond à l’élaboration du code de lois à Babylone).

Dans ce contexte historique de populations en partie sédentarisées (dans les villes grâce à l’invention de l’agriculture : la culture de céréales au néolithique), mais encore en partie nomades (elles suivent les lieux de pâture des troupeaux), ainsi que dans un contexte de contacts guerriers entre populations (symbolisés par la victoire de Ramsès II sur les Hittites à Qadesh en 1274 av. J.-C.), les récits circulent à profusion multipliant les emprunts au voisin, même si la spécificité de chacune des cultures demeure : par exemple toutes ces cultures ne confèrent pas comme les Egyptiens l’origine de l’univers au son, à l’ouïe (cf. l’importance des oreilles dans l’art…). Rappelons que la première tentative d’unification de la multiplicité des dieux est égyptienne, attribuée à Akhenaton et à la reine Néfertiti à l’époque du Nouvel Empire (18e dynastie au XIVe siècle av. J.-C.) : le pharaon Aménophis IV qui prit le nom d’Akhenaton (1353-1337 av. J.-C.) pour rendre hommage au culte solaire du dieu Aton qu’il considérait comme désormais unique (hénothéisme, syncrétisme religieux).

Donc dans ce contexte de rencontres et de brassage, au moment du passage de l’oral à l’écrit contemporain de l’élaboration du droit, les récits de la création de l’univers et de l’engendrement des hommes et des femmes ont été recueillis par écrit – à la même époque les poèmes homériques (vers le VIIIe s av. J.-C.) ont été consignés par écrit, contribuant à unifier la culture hellénique et à lui conférer ses valeurs (de loyauté, d’égalité, de courage, de goût pour la poésie et pour la métaphore) et ses références collectives (devenir un nouvel Achille tant poète que guerrier valeureux, être aussi intelligent et « rusé » qu’Ulysse, aussi fidèle que Pénélope, avoir autant le sens de la transmission entre générations que Télémaque, etc.).

Très divers, et tout compte fait très proches les uns des autres par héritages et contaminations, ces récits, ont fusionné à un moment donné, variable suivant les épisodes racontés (cf. Thomas Römer), dans un récit unique, après ce qui peut être comparé à une opération de décantation : n’est demeuré, n’a été retenu que ce qui était le plus significatif, le plus suggestif de la vérité de l’homme, dans une langue imagée, métaphorique, poétique, pouvant se plier, se prêter à des interprétations multiples. En l’occurrence, le tour de force a été une mise par écrit dynamique, soit une fixation du texte qui ne le figeait pas ! Le tour de force a été possible car l’hébreu ne note que les consonne : la vocalisation, en lien avec l’origine orale, restant libre. Et cela dans un contexte idéologique spécifique : celui de l’interdit de la représentation, soit « le primat de l’écoute sur le visuel ». La conséquence est que le texte ne se prête pas à une simple et unique lecture : tout dépend du choix des voyelles qui donnent leur sens aux mots prononcés. Ainsi, « vocaliser » le texte suppose un contexte et un choix : si certains mots courants étaient faciles à restituer dans leur forme, leur sonorité et leur rythme (accents) par le lecteur d’alors immergé dans un certain état du langage, rapidement les voyelles manquantes seront l’objet d’un choix qui orientera la compréhension du texte originel et suscitera les commentaires qui font l’objet du Talmud. Puis à partir du VIe siècle (jusqu’au IXe siècle) de notre ère, pour éviter de trop grands écarts entre les lectures du texte sacré en hébreu, langue historique et sacrée dont l’usage se perdait, les savants, désignés par le terme de massorètes (ceux qui s’occupent de transmettre) notent dans les marges du texte des indications de vocalisation et d’accents : en osant aller à l’encontre de la tradition qui interdisait tout ajout au texte sacré comme toute coupure, ils ont ainsi fixé une forme de cantillation du texte biblique hébraïque, pratique dont vont hériter les premiers chrétiens. Jusque-là la lecture du texte, sa vocalisation, pouvait être d’une extrême variété, l’essentiel était que les mots soient compris, qu’un sens soit perçu, que la parole de Dieu soit entendue, conformément à l’injonction de la prière qui commence par : « Ecoute Israël » (Chema Israël) (Cf. Jean-Pierre WInter, Les Errants de la chair, p.238). L’impératif d’écouter la Voix, les sonorités et les rythmes des mots, se trouve donc au cœur de la civilisation hébraïque. (Catalogue BNF, Paris, 2005, p.46, 56, p.63 et 74).

Ainsi, au cours du premier millénaire av. J.-C., au Proche-Orient, dans le « Croissant fertile », l’écrit a consacré ce que les rédacteurs ont « entendu » comme au plus près de la Vérité, sans en éliminer le mystère, mais en conservant la dynamique de l’interprétation propre à la transmission orale qui module le récit en fonction du contexte, et qui se plaît à la poésie et à la métaphore (il suffit d’évoquer la richesse poétique des 150 Psaumes).

Ce tour de force a donc consacré un texte (des livres = la Bible rassemble plusieurs récits) en langue hébraïque qui offrait des références communes à ce petit peuple qui a inventé le monothéisme, non sans se faire violence, comme en témoigne le récit du Veau d’or : malgré les difficultés, les résistances et les refus, c’est la Loi mosaïque inscrite sur la pierre des Tables de la Loi, reçues de YHWH par Moïse sur le mont Sinaï en « dialogue » avec le Buisson ardent qui brûle sans se consumer, métaphore de l’intensité du message et de sa pérennité intrinsèque.

Cette Loi mosaïque qui guide l’interprétation de la Torah, soit le Pentateuque biblique hébraïque, a été détournée par l’intervention de l’apôtre Paul, fort de son illumination sur le chemin de Damas – alors prénommé Saül et pratiquant le judaïsme, il a été converti au christianisme de manière fulgurante (belle métaphore mise au service de la diffusion publicitaire du message de Jésus) : à partir de ses prédications, les promesses portées par l’Incarnation de Jésus – que Dieu s’est fait homme sous l’apparence du Christ -, délestent de la rigueur de la Loi mosaïque au profit de l’impératif de l’amour et du pardon, avec retour possible à la représentation du divin par l’intermédiaire des images de son fils, son incarnation…. S’y ajoute la résurgence d’une forme de polythéisme avec le culte des Saints….

Ce détournement de la Loi mosaïque au profit de l’amour et du pardon, placés à l’origine du christianisme, entraîne de nouvelles interprétations des premiers textes bibliques, en particulier de la Genèse et de l’Exode mis en regard des 4 Evangiles, soit 4 versions des manifestations terrestres de Dieu par l’intermédiaire de son Incarnation, avec une focalisation remarquable sur l’Annonciation faite à Marie, qui accepte ce qui lui est annoncé en être totalement libre… Or, même si l’Eglise a développé « le catéchisme », soit cette façon d’inculquer des valeurs chrétiennes, une pratique de la dévotion chrétienne perdure depuis la large diffusion du christianisme : la pratique de l’interprétation vivante d’un texte considéré comme sacré (auquel on ne change pas une virgule et sur l’origine duquel on ne saurait s’interroger puisqu’il est « révélé »). Cette pratique, encore assez répandue, relève totalement du déni de l’histoire, de l’historicité de la mise en œuvre de ce texte biblique ; et manifeste le refus de se laisser aller à l’émerveillement devant le génie de l’esprit humain, qui sait faire émerger la Vérité. Ou comment « Moi la Vérité je parle » a été peu à peu élaborée, a peu à peu trouvé le mot juste capable de faire sens pour les autres.

Quand le texte de la Bible est considéré comme « révélé », il y a donc confusion entre la croyance en une origine sacrée (mystérieuse) d’un texte et la consécration de ce texte réitérée de génération en génération pour l’intensité de la Vérité qui y est exprimée, condensée de manière poétique et métaphorique, donc propice à des interprétations sans cesse renouvelées, porteuses de sens dans l’immédiat de leur lecture, et par conséquent sans valeur universelle atemporelle.

Le texte des livres qui constituent la Bible a bien une origine historique : sa dimension de Vérité procède d’une opération de décantation propre à l’esprit humain et à sa compréhension, presque intuitive, de ce qui convient, le factice et le faux se dissolvant presque d’eux-mêmes car contraires au « mot juste ».

Plutôt de que considérer le texte comme « révélé », comme « sacré », ne serait-il pas préférable d’y reconnaître avec une admiration émerveillée la force d’épuration que possède la transmission du noyau d’humanité présent en tout être humain, seul être au monde à être doué du langage verbal articulé, qu’il peut faire passer de l’oral à l’écrit et de l’écrit à l’oral ? 

Bibliographie

Thomas Römer, L’Ancien Testament, Que sais-je ? 2019.

Catalogue BNF, Livres de Parole. Torah, Bible, Coran, Paris, 2005.