Par Elisabeth Brisson, 8 – 10 septembre 2024

L’année 2024, année du bicentenaire de la mort de Byron, m’a amenée à m’intéresser aux échos musicaux de la poésie de cet immense poète anglais (22 janvier 1788 – 19 avril 1824). Et, à ma grande surprise, j’ai découvert que Also sprach Zarathoustra (1882-1885), œuvre de Nietzsche (1844-1900), trouvait son origine dans Manfred (1817) de Byron, via une œuvre musicale pour piano à quatre mains, composée par Nietzsche en 1872 intitulée Manfred Meditation.

Manfred de Byron

J’ai donc découvert que la singularité de la philosophie poétique de Nietzsche procédait du poème dramatique en trois actes de forme dialoguée que Byron avait présenté à son éditeur Murray[1] comme de la poésie « d’un genre sauvage », « métaphysique », « inexplicable », impossible à représenter sur une scène de théâtre. Cette œuvre de Byron est centrée sur le drame intérieur de Manfred, un mage aux pouvoirs surnaturels, qui ne peut oublier l’étreinte fatale à l’origine de la mort d’Astarté, sa sœur tant aimée : après bien des tentatives d’évocation de nombreux « esprits », il ne se sent apaisé que quand le fantôme d’Astarté qu’il a osé rencontrer en descendant dans le royaume des morts, des démons d’Arimanes, l’autorise à mourir. Il meurt alors refusant fermement toute aide religieuse : seul et calmement – « Old man ! ‘tis not so difficult to die. »)[2] (« Vieil homme ! ce n’est pas si difficile de mourir. ») dit-il à l’abbé qui faisait tout pour sauver son âme.

Le processus créateur de Nietzsche

La filiation insolite de Manfred et de Zarathoustra témoigne de manière paradigmatique du processus créateur de Nietzsche, comme Florence Fabre l’a mis en évidence par sa thèse soutenue en 1992 à l’université Paris IV – Sorbonne sous le titre La musique et son ombre. Etude de la musique et de la pensée musicale de Nietzsche (publiée en 2006 sous le titre de Nietzsche musicien[3]) : cette chercheuse montre comment Nietzsche entend d’abord des sons, qui s’organisent en une musique et qu’il couche ensuite sur le papier avec grand plaisir avant d’élaborer sa pensée philosophique sous forme poétique, chants, aphorismes, dithyrambes, invocations, discours, métaphores, paraboles.

Le démon de la musique

Le démon de la musique – expression employée par Nietzsche lui-même en relation avec l’idée du « daïmon » grec[4] – s’est emparé de lui très tôt[5] en relation avec la mort prématurée de son père qui n’avait que 35 ans, tandis que lui, le jeune Friedrich, en avait 5. Or, ce père, pasteur, jouait du piano, composait des cantiques destinés aux offices protestants, et condensait pour l’enfant tout un univers musical chargé d’émotions multiples et contradictoires allant de la joie à la tristesse insondable[6]: comme si pour Nietzsche la musique avait été la voix du père, de ce père adoré mais disparu si tôt – une voix qui « lui tombait dessus » sous forme d’inspiration irrésistible, et qui lui donnait beaucoup de joie à mettre en œuvre (il le dit lui-même dans une lettre à von Bülow en 1872).[7]

Manfred Meditation

Ce démon de la musique lui enjoint donc en 1872 de composer cette Meditation sur Manfred. Ce n’est pas la première composition de Nietzsche[8], mais le contexte de cette création n’est pas anodin. Nietzsche vient de publier en 1871 avec succès La naissance de la tragédie à partir de la musique, œuvre de philologue dans laquelle la musique de Wagner, en particulier Tristan, sert de référence à sa réflexion ; d’autre part, les carnets de ces années-là témoignent de ses recherches sur la rythmique antique. Son essai est en grande partie redevable à ses échanges avec Wagner, rencontré en automne 1868. Pour être proche de Wagner, Nietzsche avait réussi à se faire nommer professeur de philologie à Bâle, ce qui lui permettait de se rendre facilement à Tribschen, alors lieu de résidence de Wagner et de Cosima – Nietzsche y a fait 23 visites, tant il se plaisait en leur compagnie ; il a ainsi passé plusieurs fêtes de la Saint-Sylvestre avec eux et a éprouvé un penchant amoureux certain pour Cosima (1837 –1930). C’est dans ce contexte amical, dans le sillage de la bonne réception de son livre, que Nietzsche compose deux partitions : en 1871, un Nachklang einer Sylvesternacht (Echo de la Saint Sylvestre) dont il offre la partition manuscrite à Cosima, échos des bons moments amicaux que la nouvelle année incite à se remémorer.[9]

Et en 1872, une partition pour quatre mains Manfred Meditation : si la première est une pièce de circonstance, la seconde qui lui est « tombée dessus », Manfred Meditation, paraît énigmatique. Pourquoi Manfred ? Curieusement ce thème ne se rattache pas à Wagner, avec lequel il est en contact et qu’il admire, mais à Schumann, qui a composé la musique du poème dramatique de Byron en 1849, œuvre de Schumann que Nietzsche adore : il se fait offrir la réduction pour piano en 1864, et se plaît à faire référence à la musique d’Astarté dans une lettre à son ami Erwin Rohde en novembre 1869[1]. Or cette composition de Nietzsche ne s’inspire pas du tout de Schumann, ni de Wagner d’ailleurs, à part quelques tournures chromatiques proches de Tristan. Cette composition originale pour quatre mains retient dans sa facture même l’idée de dialogue entre deux partenaires, ainsi que la mise en œuvre implicite de ce qui pourrait être une musique dionysiaque en tension avec une musique apollinienne, ces deux pôles musicaux qu’il vient de théoriser dans son essai La naissance de la tragédie.

Manfred Meditation est une longue partition de 320 mesures (12 minutes) dominée par l’inquiétude pathétique de tremolos, par l’enchevêtrement de motifs rapides, par l’exaltation et par l’apaisement. Inutile d’y chercher le schéma d’une construction classique (avec thèmes, articulations harmoniques et développement) ni le respect des règles de composition de l’harmonie tonale, car il s’agit plutôt d’un épanchement émotionnel qui se déploie au gré des affects, avec élans, répétitions, retraits. A la suite de la condamnation prononcée par von Bülow pour lequel cette œuvre est totalement nulle[2] – Hans von Bülow admirait pourtant la prose de Nietzche, qui lui de son côté appréciait au plus haut point ce musicien, qui dirigeait admirablement Tristan… -, cette œuvre est méprisée, dénigrée. Avant d’avaliser ce jugement conservateur à courte vue, il est important de souligner que Nietzsche soutenait qu’il avait éprouvé beaucoup de plaisir à composer cette Manfred Meditation,[3] œuvre qu’il aimait jouer et rejouer avec ses amis, heureux, entre autres joies, que son ami musicien Peter Gast lui en fasse une belle copie. Il s’agit donc d’une œuvre à laquelle Nietzsche tenait.


L’influence de Posgaru

Le plaisir éprouvé par Nietzsche à composer Manfred Meditation témoigne de l’importance que représente cette œuvre pour lui. Bien qu’enthousiasmé par la version de Schumann, Nietzsche ne s’est pas inspiré des tournures musicales de ce compositeur dont il se sentait pourtant très proche, particulièrement à cause de la sensibilité aux voix intérieures, mais il a certainement eu la même source entre les mains : la traduction en allemand du poème de Byron par Posgaru publiée en 1839, ouvrage qui était précédé d’une longue préface insistant sur la dimension musicale de ce poème dramatique de Byron.

L’auteur de cet ouvrage, en réalité Karl Adolf Suckow (1802-1847), écrivain et théologien protestant, montrait que le poème de Byron n’était pas une tragédie puisque l’action avait déjà eu lieu : il n’était question que de souffrances morales et de mort ; et il soulignait la dimension musicale de l’œuvre : Manfred dialogue essentiellement avec des êtres immatériels, des esprits ; les autres personnages restant étrangers à sa souffrance – ni le chasseur ni les serviteurs ni l’abbé ne le comprennent : ils ne perçoivent en lui qu’un être énigmatique dont ils se détournent. C’est donc la musique, cet art des sons immatériels, qui est centrale dans ce poème, symbolisée par la voix d’Astarté que Manfred désire ardemment entendre une dernière fois avant de mourir.

« And I would hear yet once before I perish / The voice which was my music – Speak to me ! » (acte II, sc.4, vers 133-134) (« Je voudrais entendre, une dernière fois avant de mourir, / La voix qui fut ma musique – Parle-moi ! »)

Ce vœu ultime de Manfred est exaucé: le fantôme d’Astarté l’interpelle : « Manfred ! » – Manfred s’exclame alors: « Say on, say on / I live but in the sound – it is thy voice ! » (« Encore, encore / Je ne vis que pour ce son – ta voix / C’est bien ta voix ! ») (vers 150)

Astarté lui répond: « Manfred ! To-morrow ends thine eartly ills. Farewell ! » (« demain tes maux terrestres prendront fin. Adieu ! ») (acte II, sc.4, vers 151)

La réalisation de ce vœu – entendre une dernière fois cette voix qui fut sa musique – autorise Manfred à mourir, à dire adieu au soleil, et à se présenter seul face à la mort.

Nietzsche a donc été frappé par cette voix fantomatique, invisible, économe en paroles, qui ouvre pour Manfred le moment de la délivrance, dans la joie de l’apaisement.

Actualisation d’une émotion ancienne

Il est possible de supposer et même de soutenir que ce poème de Byron traduit en allemand par Suckow, mis en musique par Schumann, a réveillé chez Nietzsche l’émotion qu’il a ressentie au moment où il a découvert ce poème : ainsi, se pencher sur ce personnage était pour lui l’occasion de retrouver des émotions de jeunesse, donc de retourner à ses propres sources, d’autant que Suckow dans sa préface dès les premiers mots reliait Manfred à Faust, personnage et œuvre fondateurs de la culture allemande. En s’appropriant Manfred, Nietzsche retrouvait ses racines : il pouvait s’imaginer à l’écoute de la voix de son père. Le genre « méditation » qu’il a choisi d’inscrire dans le titre est très symptomatique : le terme peut faire référence à la poésie de Lamartine, mais également aux Méditations métaphysiques de Descartes destinées à donner les preuves de l’existence de Dieu. Or Nietzsche avait appris dans la préface de Suckow que Byron considérait son poème comme « métaphysique », « sauvage », et il ne pouvait qu’avoir perçu cette dimension, lui qui reconnaissait ses propres « gouffres » en ceux de Manfred[13], et qui refusait de plaindre Manfred : « Manfred : n’accorder à personne le droit de le punir, de le gracier, de le prendre en pitié (« il n’est pas si difficile de mourir, vieil homme »)… » a noté Nietzsche avant la vision de Surlei en août 1881, quand la vision philosophique de l’Eternel retour lui « tombe dessus ».[14]

Les effets d’une voix invisible

Par cette composition Manfred Meditation, Nietzsche fixait les pensées immatérielles qui émanaient pour lui de cette voix invisible. Puis en jouant et rejouant cette Meditation, peu à peu au cours des années 1870, s’est dessiné le personnage de Zarathoustra qui finit par s’imposer à lui en 1882 sous la figure d’un mage aux pouvoirs surnaturels comme Manfred ; un mage qui, lui aussi, parcourt les Alpes, son domaine de prédilection… loin de la foule, du troupeau[15] ; qui comme Manfred[16], invoque le soleil (ouverture de la troisième partie de Also sprach Zarathoustra) ; et qui confère à la figure du lion la fonction de symbole de la force solitaire[17]. Et, comme Manfred pris de vertige au bord d’un rocher abrupt[18], Nietzsche, dans sa réalité propre, a eu la révélation de l’Eternel Retour près du rocher de Surlei, ce thème central de sa pensée philosophique : par-delà souffrances et tortures, le consentement à la vie est source de joie et de création ; et l’art vaut plus que la vérité.

Hymne à la vie 

Alors qu’en 1885, Nietzsche publiait la quatrième partie de Also sprach Zarathoustra à compte d’auteur, étant donné le peu de succès des trois premiers livres[19], il faisait paraître en 1887 à ses frais la partition de L’Hymne à la vie, œuvre orchestrée par son ami Peter Gast et dotée de paroles issues d’un poème de Lou Salomé : il espérait que cette œuvre serait jouée en public parce qu’il la considérait comme le prélude à sa philosophie.[20]

Ainsi, dans la conception philosophique de Nietzsche, la mise en musique de sa pensée précède l’élaboration verbale poétique. Il aurait voulu être musicien, éprouvant le tréfonds de son être avant tout comme dionysiaque.

« Sans la musique, la vie serait une erreur », affirmait-il. C’est la musique, cette voix invisible d’Astarté, qui donne sens à la vie et qui fait aimer la vie quelles que soient les souffrances, vie qu’il s’agit vivre avec amour au point d’accepter de la revivre. Et il spécifie dans Le cas Wagner, cité en exergue par Florence Fabre :

« A-t-on remarqué à quel point la musique rend l’esprit libre ? Donne des ailes aux pensées ? Que, plus on devient musicien, plus on devient philosophe ?… »

Du chaos à l’étoile, « une symphonie »

« Il faut avoir beaucoup de chaos en soi pour mettre au monde une étoile dansante » soutenait Nietzsche dans le Prologue de Also sprach Zarathoustra. La composition Manfred Meditation, méprisée par les connaisseurs, correspond à ce bel aphorisme : car, du chaos provoqué par une émotion intense liée à l’oubli impossible de la culpabilité, à l’amour et à la mort, est née la poésie philosophique la plus enthousiasmante tournée vers l’acceptation radieuse de la vie. Nietzsche désignait Also sprach Zarathoustra comme une « symphonie », car ce poème philosophique était né de l’esprit de la musique : « inouï » il mettrait du temps à être entendu mais il transfigurerait l’écoute des auditeurs. [1]


La force poétique sauvage et métaphysique du poème de Byron se trouve donc à l’origine de la philosophie la plus singulière et la plus humaine : la mort de Dieu annoncée dans la première partie de Also sprach Zarathoustra implique que l’homme est seul face à sa condition ; il ne peut compter ni sur la rédemption ou le pardon, ni sur un quelconque salut : il ne peut qu’aimer la vie et tous ses imprévus, et s’émerveiller sans cesse du renouveau cyclique des éléments naturels. L’aurore en est la métaphore élue par Nietzsche.

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Caspar Karl Friedrich (1774-1840), Landschaft im Charakter des böhmischen Mittelgebirges (Riesengebirge) – 1830-1835 (disparu depuis 1945)

Bibliographie

/ Sources

Nietzsche, Der musikalische Nachlass, édité par Curt Paul Janz, Basel, Bärenreiter, 1976.

Byron, Manfred, traduit de l’anglais par Gaëlle Merle, Paris, Editions Alia, 2013.

/ Etudes

Florence Fabre, Nietzsche musicien. La musique et son ombre, Presse universitaires de Rennes, 2006.

Curt Paul Janz, Nietzsche, biographie – 3 tomes: 1. Enfance, jeunesse, années bâloises, traduit de l’allemand par Marc B. de Launay, Violette Queunier, Pierre Rusch; 2. Les dernières années bâloises, le libre philosophe, traduit de l’allemand par Pierre Rusch; 3. Les dernières années du libre philosophe. La maladie, traduit par Pierre Rusch et Pierre Valois, Paris, Gallimard, 1984 et 1985 (première édition allemande 1978-1979).

Frédéric Pajak, Nietzsche au piano, Lausanne, Les éditions noir sur blanc, 2024.


[1] Le 15 février 1817 – Cité dans la préface de Posgaru, édition 1839, p.39-40.

[2] Fin du poème, acte III, sc.4, vers 151.

[3] Florence Fabre, Nietzsche musicien. La musique et son ombre, Presse universitaires de Rennes, 2006.

[4] Voire Florence Fabre, op.cit., p.56 : « Au caractère de « contrainte » qu’éprouve Nietzsche lorsqu’il compose, il faut ajouter le fait qu’il associe ce sentiment à celui de l’emprise du « démonique » et aux larmes d’extase et d’émotion ».

[5] Id., p.51.

[6] Voir le petit livre de Frédéric Pajak, Nietzsche au piano, Les éditions noir sur blanc, Lausanne 2024.

[7] Florence Fabre, op.cit., p.102-104.

[8] Voir l’ouvrage de Florence Fabre qui présente les diverses œuvres de manière chronologique.

[9] Florence Fabre, op.cit., p.75-81.

[10] Florence Fabre, op.cit., p. 84-85.

[11] Lettre du 24 juillet 1872, citée par Florence Fabre, op.cit., p.98-99.

[12] Brouillon de lettre et lettre réponse à von Bülow, id., p.101-104.

[13] Florence Fabre, op.cit., p. 106.

[14] Id., p.108.

[15] Citation de Manfred de Byron : «, and such/ The mass are ; I disdained to mingle with/ A heard » (« Car la foule est faible ; Je me suis détourné du troupeau ») – acte III, sc.1, vers 121-122.

[16] Acte III, sc.2.

[17] Citation de Manfred : « The lion is alone, and so am I. » (« Le lion est solitaire, et je le suis aussi. »), acte III, sc.1, vers 123.

[18] Acte II, sc.1.

[19] Publiés en 1883 et 1884. L’ensemble ne fut publié qu’en 1892, non contrôlé par Nietzsche, hors d’état psychique de décider.

[20] Florence Fabre, op.cit., pp.136-146.

[21] Florence Fabre, op.cit., p. 218.