Par Elisabeth Brisson – Revu le 27 janvier 2022
Edgar Degas (1834-1917), l’orchestre de l’opéra, vers 1868-1869, Paris, musée d’Orsay
A peine évoqué, ce rythme très simple, de trois brèves et d’une longue, établit une complicité entre les interlocuteurs… pourtant, chacun identifie ce rythme en fonction de sa culture et plus encore, de sa génération : ainsi, celui qui a vécu la Seconde Guerre mondiale ou qui est féru d’histoire de la Résistance y retrouve l’indicatif de l’émission de Radio-Londres autorisée par la BBC, « Les Français parlent aux Français », tandis que celui qui est amateur de musique classique y reconnaît le rythme initial, l’incipit, de la Cinquième Symphonie de Beethoven, alors que celui qui aime la chanson française de cabaret des années cinquante se réjouit de pouvoir évoquer La pince à linge chantée par les Quatre Barbus sur des paroles de Pierre Dac et de Francis Blanche.
A l’origine de la popularité de ce rythme : la Cinquième de Beethoven
Cette Symphonie de Beethoven (1770-1827) est l’une des plus connues, l’une des plus souvent exécutées par tous les types d’orchestre, des plus populaires au plus élitistes, des amateurs aux professionnels : elle fait partie du répertoire de base de toute formation symphonique, et tous les grands chefs mettent leur point d’honneur à en donner « leur interprétation » – l’incipit de cette Symphonie pouvant être exécuté de bien des manières : malgré les indications très précises inscrites sur la partition par Beethoven, la façon de le jouer oriente le style d’exécution conféré à l’ensemble de l’œuvre – il y a donc de nombreuses interprétations de cette Cinquième, les plus célèbres, enregistrées, sont celles dirigées par ArturoToscanini, Wilhelm Furtwängler, Karlos Kleiber, Herbert von Karajan, Claudio Abbado, Simon Rattle, Teodor Currentzis (en 2020) et bien d’autres, car la liste est longue.
Très populaire, cette Symphonie a été très vite transcrite pour diverses formations instrumentales : piano à deux mains – en particulier par Liszt -, à quatre mains, septuor, quintette, quatuor avec divers instruments, et elle a suscité beaucoup de commentaires, tant la maîtrise de sa composition donne une impression de dépassement des normes de la musique classique et tant son exécution entraîne à la subversion de l’ordre établi.
Cette Symphonie op.67, qui inspire nombre de chefs d’orchestre et suscite bien des polémiques quant à l’interprétation, n’est que la mise en œuvre, étendue sur l’ensemble de la symphonie, d’un seul motif, le rythme énoncé dès le début – l’incipit – formé de trois brèves et d’une longue. Or, ce rythme est une formule rythmique passe partout, souvent utilisée dans l’écriture musicale propre à l’harmonie classique pour souligner la fin d’une phrase musicale, comme pour en établir ou en relancer la dynamique. Beethoven avait déjà utilisé ce rythme comme premier thème de la Sonate pour piano à quatre mains op.6, en ré majeur, composée en 1796-1797 et publiée en 1797, ou comme élément énigmatique dans le premier mouvement de la Sonate pour piano op.57, dite « Sonate Appassionata », composée en 1805, publiée en 1807, avant de lui consacrer l’ensemble d’une symphonie, dans laquelle ce motif rythmique se retrouve dans toutes les parties de l’orchestre, comme dans les quatre mouvements – sans y être pourtant traité de la même façon. Dans le premier mouvement, à 2/4, allegro con brio, Beethoven joue sur la répartition spatiale entre les différents timbres du motif rythmique qui garde son identité tout au long du mouvement, tout en se chargeant de fonctions différentes : thème, transition vers le second thème, soutien rythmique de ce second thème, pont ; seul ce premier motif thématique est développé au cours de ce premier mouvement qui s’achève comme il a commencé, c’est-à-dire que la résolution de la tension installée par ce motif est apportée par le mouvement lent qui suit, et non par une conclusion harmonique qui aurait dû normalement découler du parcours de ce premier mouvement. Dans le deuxième mouvement à 3/8, andante con moto, en la bémol majeur, le motif sert de thème à une succession de variations. Dans le troisième mouvement à 3/4, allegro le motif sert de thème – trois brèves et une longue – à l’équivalent du scherzo présent dans toute symphonie. Et, dans le Finale à C, allegro, en ut majeur, les sonorités du plein air éclatent en fanfare sur ce rythme.
Composer une symphonie sur un seul motif, de surcroît rythmique et non mélodique, était en soi un geste révolutionnaire, dont la conception résulte d’une longue élaboration, comme en témoignent et la quantité d’esquisses, qui partent du rythme, et le manuscrit autographe de Beethoven, pratiquement illisible tant il y a d’ajouts et de corrections de dynamiques, d’attaques, de phrasés, de notes, etc. – améliorations de la partition poursuivies après la première exécution qui eut lieu à Vienne, le 22 décembre 1808 : « Il faut se prendre pour Dieu pour ne pas retoucher ses créatures », écrivait Beethoven à son éditeur Breitkopf & Härtel de Leipizg, dans une lettre, datée du mars 1809 (BGA 2., 359), dans laquelle il envoyait les corrections faites après le concert.
Vienne Theater an der Wien
Très simple, très efficace et très élaborée, cette Symphonie op.67 a connu une longue genèse : envisagée dès 1803 en relation avec la Troisième Symphonie, l’Héroïque op.55 – toutes deux conçues en perspective d’un voyage à Paris, alors Ville de la Liberté où Beethoven espérait pouvoir se faire remarquer par les autorités politiques et musicales -, elle n’est créée que le 22 décembre 1808 lors d’un énorme concert comprenant la création de la Sixième Symphonie dite la Pastorale op.68, ainsi que celles du Quatrième Concerto pour piano op.58, de la Fantaisie pour piano op.77 et de la Fantaisie pour piano chœur et orchestre op.80, plus quelques airs de la Messe op.86 ainsi que Ah ! Perfido op.65. La Cinquième fut publiée d’abord en parties séparées en 1809, puis en partition, seulement en 1826.
Lors de ce grand concert, la première audition de la Cinquième Symphonie n’a pas suscité un grand enthousiasme de la part du public, ni de celle des critiques comme en témoigne le récit du compositeur et critique musical Johann Friedrich Reichardt (1752-1814) qui assista au grand concert, et qui, en général très avisé et favorable aux idées de la Révolution, se contenta d’un commentaire laconique, signalant « Eine grosse sehr ausgeführte, zu lange Symphonie » (« Une grande symphonie très développée et trop longue »), ajoutant que son voisin lui avait dit que la partie de violoncelle était aussi volumineuse (34 feuilles) qu’un discours d’avocat ! donc, fort ennuyeuse.
Ce bref commentaire reflète la déroute des premiers auditeurs, non encore pourvus des moyens d’apprécier la nouveauté de cette œuvre, incarnation même de l’idée de Révolution. Le premier à reconnaître publiquement la force de cette œuvre fut l’écrivain, critique musical et compositeur E.T.A. Hoffmann qui publia, dès 1810, un article dans la revue musicale qui faisait alors autorité, l’Allgemeine musikalische Zeitung, pour souligner la nouveauté radicale de cette Symphonie qui, constituée d’une « répétition incessante de phrases courtes et d’accords isolés, qui retient l’âme prisonnière d’une indicible nostalgie »[1] – effet qu’E.T.A. Hoffmann traduit par le terme « romantique », y voyant la confirmation de son idées que « la musique est le plus romantique de tous les arts », car elle « ouvre à l’homme un royaume inconnu totalement étranger au monde sensible qui l’entoure, et où il se dépouille de tous les sentiments qu’on peut nommer pour plonger dans l’indicible », « le royaume de l’infini »[2] – ce qui dans son langage signifiait la reconnaissance de l’autonomie de la musique, c’est-à-dire que la musique ne représente rien et qu’elle est mode d’expression d’une dimension humaine qui ne peut s’exprimer que par elle et qui tient au cœur de l’homme. « La musique de Beethoven suscite le frisson, la crainte, l’épouvante, la douleur, et éveille cette nostalgie infinie qui est l’essence même du romantisme », spécifie-t-il[3].
Cette dimension « romantique » soulignée par E.T.A. Hoffmann procède de la conception proprement révolutionnaire de la Cinquième : mise en œuvre d’un matériau thématique très simple, un motif rythmique, elle possède une grande cohésion et se caractérise par un élan tendu vers un but, comme par un éclat des timbres qui, dans le Finale, connotent le plein air et les célébrations héroïques. La révolution réside, donc, dans la facture musicale : la concentration, l’unité du matériau, les sonorités et la préparation du finale par un solo de timbales. Beethoven a réalisé cette création révolutionnaire en se dégageant des contraintes, en repensant l’écriture, en changeant la dimension du genre symphonique dont il transfère le lieu potentiel d’exécution de la salle de concert d’un palais vers un espace en plein air, et en entraînant l’auditeur dans une démarche libératrice – bouleversement émotionnel qui possède une dimension politique que les Français restés nostalgiques de la Révolution ont immédiatement perçue : pour eux, contraints au silence par un régime de réaction contre-révolutionnaire, cette musique leur faisait retrouver élan et espoir révolutionnaires.
Goethe (1749-1832) également a bien entendu la dimension révolutionnaire de la Cinquième Symphonie après l’avoir entendue, exécutée au piano par le jeune Felix Mendelssohn : „ sehr gross, ganz toll ; man möchte fürchten, das Haus fiele ein. Und wenn nun alle Menschen zusammenspielen! » („c’est immense, complètement fou ; on devrait craindre que la maison ne s’effondre. Et si désormais tous les hommes se mettaient à la jouer ensemble !“), aurait-il dit d’après le récit que Mendelssohn en fit à ses parents dans une lettre datée du 25 mai 1830[4].
La réception de la Cinquième Symphonie en France
Si la Cinquième Symphonie n’a pas touché les premiers auditeurs viennois en 1808, elle a bouleversé les premiers auditeurs français qui, en la découvrant le 26 mars 1828 lors du concert donné en l’honneur du premier anniversaire de la mort de Beethoven sous la direction du violoniste François-Antoine Habeneck (1781-1849) à la tête de l’orchestre de la Société des concerts du Conservatoire, y ont reconnu les musiques du temps de la Révolution – Marches, Hymnes, Symphonies militaires, avec leur rhétorique musicale destinée à célébrer le héros qui donne sa vie pour la défense de la patrie, image de la liberté luttant contre ses ennemis. « C’est l’Empereur » se serait écrié un vieux soldat de Napoléon en se levant au moment où éclatait le Finale[5] … tandis que la charge explosive de ce Finale était relevée, dès 1828, par le critique musical François-Joseph Fétis (1784-1871) dans un article publié dans la Revue Musicale[6] : « Une semblable création est au-dessus de la musique, soulignait-il ; ce ne sont plus des flûtes, des cors, des violons et des basses qu’on entend, c’est le monde, c’est l’univers qui s’ébranle. » Il ajoutait que les auditeurs n’étaient plus maîtres de leur émotion, qu’ils étaient prêts à exploser, à se soulever sous peine d’étouffement : Beethoven « un téméraire qui triomphe par la violence », produisait donc un effet dangereux sur le public[7].
Cette critique de Fétis est relayée par les appréciations très évasives des effets produits par cette Symphonie publiées par la presse sous la monarchie de Juillet : cette esquive, imposée par la censure, soucieuse d’éviter toute velléité de soulèvement en ces temps d’agitation politique et sociale récurrente, est la preuve que depuis qu’elle a été découverte par le public français, la Cinquième connote la Révolution. Ce qui est confirmé en mars 1848, lors du concert donné au Conservatoire au profit des blessés de la Révolution de février : le programme[8] mettait la Cinquième sur le même plan que La Marseillaise, expression du patriotisme tout autant que signal de la mort des tyrans. Beethoven était alors considéré comme « républicain », « passionné en politique » – au point que durant le siège de Paris, lors de la guerre franco-prussienne de 1870, le chef d’orchestre Jules-Etienne Pasdeloup, membre du 9e bataillon de la Garde nationale donna un concert dont les bénéfices étaient destinés à la fonte d’un canon qui devait porter le nom de « Beethoven ».[9]
Par cette réaction, le public parisien témoignait de l’association qu’il établissait implicitement entre cette Symphonie et les musiques révolutionnaires : il y retrouvait la Révolution et son élan spécifique, lui conférant même une dimension subversive d’incitation à se soulever contre toute forme d’oppression – il se souvenait de facto que le droit à l’insurrection fait partie de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1793. En outre, le public français percevait que Beethoven n’avait pas seulement été influencé par la Révolution, mais qu’il faisait partie de ceux qui étaient à l’origine de l’impulsion révolutionnaire, se préoccupant de stimuler les esprits et les cœurs pour assurer la victoire de la liberté.
Cette réception spécifique dissocie le public français du public allemand pour lequel le mouvement le plus important de la Cinquième n’est pas le Finale aux sonorités triomphales, mais le premier mouvement : il y entend « le destin qui frappe à la porte ». Cette réception contradictoire procède de la nature même de cette Symphonie qui associe écriture tragique et écriture triomphale, comme Berlioz l’a souligné en 1838 à l’aide de références purement littéraires, sans allusion à l’élan révolutionnaire : « Le premier mouvement, écrit-il, est consacré à la peinture des sentiments désordonnés qui bouleversent une grande âme en proie au désespoir ; non ce désespoir concentré, calme qui emprunte les apparences de la résignation ; non pas cette douleur sombre et muette de Roméo apprenant la mort de Juliette, mais bien la fureur d’Othello recevant de la bouche d’Iago les calomnies empoisonnées qui le persuadent du crime de Desdémone. C’est tantôt un délire frénétique qui étale ses cris effrayants ; tantôt un abattement excessif qui n’a que des accents de regret, et se prend en pitié lui-même ; tantôt un débordement d’imprécations, une rage inouïe. Ecoutez ces hoquets de l’orchestre, ces accords dialogués entre les instruments à vent et les instruments à cordes, qui vont et viennent en s’affaiblissant toujours (etc.) »[10] Quand au Finale, Berlioz y entend un « gigantesque chant de victoire dans lequel l’âme du poète musicien, libre désormais des entraves et des souffrances terrestres, semble s’élancer rayonnante vers les cieux ? »[11]
Un rythme associé au V de la victoire
Le rythme « pom-pom-pom-POM », incipit de la Cinquième Symphonie, devenu une métonymie de Beethoven lui-même – il suffit de ce rythme pour le désigner -, correspond en morse à la lettre V. Or, au cours de la Résistance, à partir de janvier 1941, la section belge de la BBC participe à la « guerre des ondes » en lançant « la campagne des V » destinée à répandre le V de la Victoire : le signal en morse étant relayé par les bras levés en V, le ticket de métro plié en V, l’inscription à la craie d’un V chaque fois que c’était possible, etc. Le 23 mars 1941, une émission spéciale de Radio Londres invite les Français à participer à cette campagne des V : le signal en morse est alors repris comme indicatif sonore de Radio Londres par Jacques Duchesne pour son émission quotidienne « Les Français parlent aux Français »[12], et la référence à l’incipit de la Cinquième de Beethoven devient implicite le 28 juin 1941 quand, au cours de l’émission, ce rythme est associé au motif musical de la Cinquième sur des paroles de Maurice von Moppès :
« Il ne faut pas désespérer On les aura
Il ne faut pas Vous arrêter De résister
N’oubliez pas la lettre V
Ecrivez-la Chantonnez-la VVV »
A la suite de cette émission, le V de Victoire est donc identifié au rythme initial de la Cinquième, cette Symphonie qui condense, pour le public français, les souvenirs de la Révolution et son message de libération. Ce motif du V de la victoire, reproduit par la Résistance dans toute la France, reste associé à la cause des Alliés, même si Goebbels a essayé de le récupérer – Beethoven étant considéré par le parti nazi comme un des prophètes de la nouvelle idéologie. Mais, face à eux, les antinazis ont toujours vu dans la musique de Beethoven une expression de leurs idéaux de liberté.
La parodie de La pince à linge
Dans la France de 1949, en pleine période dominée par le mythe « résistancialiste » – peu après la Libération et la fin de la Seconde Guerre mondiale, par souci de cohésion nationale, tous les Français sont considérés comme ayant été résistants – les Quatre Barbus, compagnons de la chanson d’avant-guerre, obtiennent un grand succès avec la parodie de la Cinquième, intitulée La pince à linge, sur des paroles de Francis Blanche (1919-1974), poète, chansonnier, acteur et fabuliste, et de Pierre Dac (1873-1975), chansonnier et humoriste, animateur d’émissions radiophoniques, qui avait rejoint Londres en 1943 et qui participa à l’émission « Les Français parlent aux Français » – ainsi en 1944, Pierre Dac sur Radio-Londres imite et tourne en dérision les émissions de Philippe Henriot (1889-1944), collaborateur, secrétaire d’Etat à l’information dans le gouvernement Laval. Puis, après guerre Pierre Dac réalisa avec Francis Blanche les feuilletons radiophoniques « Malheur aux barbus » et « Signé Furax », qui se caractérisent par l’humour et l’absurdité, le non-sens.
Ce groupe des Quatre Barbus était composé de Jacques Trisch (1913-1991), basse et compositeur-arrangeur, de Marcel Quinton (1916-1984), baryton, de Pierre Jamet (1910-2000), ténor et de Georges Thibault (1911-1998), contreténor, à partir de 1949.
La pince à linge, parodie provocatrice, qui réveillait le souvenir de l’indicatif de Radio-Londres, sur un arrangement très fidèle de la Cinquième Symphonie dû à Tritsch, était en fait une façon de démystifier le mythe « résistancialiste », car le texte tourne en dérision, implicitement, les hauts faits de la Résistance : il utilise des termes et des références de l’ordre du trivial, du grivois, du terre à terre pour mettre à distance critique l’héroïsme et le sublime célébrés par le pouvoir soucieux de réconcilier les Français et de leur rendre leur fierté.
La musique de cette parodie est un « concentré » de celle de la Cinquième Symphonie : elle respecte la succession des différents mouvements, comme le signale avec humour, dans l’interprétation chantée par les Quatre Barbus, la référence à l’« andante con moto » – non sans jeu de mots…
Paroles: Francis Blanche, Pierre Dac. Musique: Beethoven, Jacques Tritsch 1949
© 1949 Editions Carrousel
La pinc’ à linge, La pinc’ à linge,
La pinc’ à ling’, La pinc’ à ling’
La pinc’ à linge, la pin, la pin, la pin, la pin
La pinc’ à linge, La pinc’ à ling’, La pinc’ à ling’
La pinc’ à linge, la pin, La pinc’ à ling’
La pinc’ à linge fût inventée en dix-huit cent quatre vingt sept,
Quatr’ et trois, par un nommé Jérémie Victor Opdebec, cinq et deux,
Fils de son père et de sa mère
Neveu d’son oncle et de sa tante et petit fils de son grand-pèr’
Frèr’ de sa sœur et frèr’ de lait d’un marchand d’beurre
La belle histoire déjà quand il était enfant il montrait à tous les passants
Son curieux esprit compétent, Il inventait des appareils
Pour épépiner les groseilles, des muselières pour les fourmis
Et bien qu’il fût encor petit, c’était un mec, Opdebec
C’était un mec, un drôle de mec, un fameux mec
Et de Lu beck jusqu’à la Mecque il n’y avait un si chouette mec,
Jérémie Victor Opdebec.
Dans les champs, près de chez son père,
Le linge blanc dans la brise légère
Semblait lui dire avec le vent « pinc’ à linge » « pinc’ à linge »
Il faut au linge fin et trop léger
Une pince pour le pincer, pour le pincer, pour le pincer, le pincer
Et dès lors dans sa tête l’obsession qui l’inquiète
« Le pincer », « le pincer », puis un jour, Euréka ! Il avait trouvé.
Prenez deux petits morceaux de bois
Que vous assemblez en croix
Avec un p’tit bout de fil de fer faites un ressort en travers
Vous saisissez cet instrument entre votre pouce et votre index
Vous le serrez en appuyant afin qu’il soit bien circonflexe
Enfin vous l’approchez du linge, du linge à faire sécher et vous lâchez.
C’est ainsi que Jérémie Victor Opdebec, Opdebec,
Dans un éclair de son génie à su doter
Les lavandières, les blanchisseuses du monde entier
D’un’ pinc’ à ling’, qui protègera la liberté à l’humanité
Pinc’ à ling’, pinc’ à linge, grâce à toi maintenant,
Nos chemisettes, nos chaussettes résistent au vent,
Et nos cal’çons dorénavant répondront présent.
Et l’ouragan peut tonner, l’orage se déchaîner
Nous, grâce à la pince à ling’ on est protégé, paré, sauvegardé,
On aura toujours de quoi espérer.
Amis, amis chantons en chœur, la louange et l’honneur
De notre bienfaiteur : Jérémie Victor Opdebec
Jérémie Victor Opdebec, Jérémie Victor Opdebec bec, bec
Bec, bec, bec, bec, bec, bec, bec, bec,
Bec, bec, bec, bec, bec, bec, bec, bec.
Cette parodie a été considérée comme scandaleuse par les tenants de la musique pure, véritables idolâtres d’un culte de Beethoven, et plus encore par les résistants « en chambre » qui écoutaient la BBC, car, pour eux, l’incipit de la Cinquième Symphonie qui avait servi d’indicatif à la Résistance, ne prêtait aucunement à rire. La trivialité qui désacralise cette œuvre, et toute la musique classique, produisit un effet comique d’autant plus grand que tout le monde connaissait la Cinquième Symphonie et qu’elle était associée à d’autres valeurs, tels le sublime, l’infini, le romantisme…
***
L’histoire de ce motif rythmique de trois brèves et d’une longue, « pom-pom-pom-POM », est à l’origine de son indentification aujourd’hui immédiate.
Condensé de données familières – pulsation du cœur comme coups frappés à la porte ou indicatif sonore -, d’un travail d’élaboration très poussé de Beethoven et de modalités la réception qui connotent ou parodient un processus de libération, la Cinquième Symphonie est une métaphore de l’élan révolutionnaire : elle est associée à toute avancée de la liberté humaine sur les forces qui l’entravent, comme le symbolise le lancement dans l’espace de la fusée contenant les caractéristiques de la société du XXe siècle, accompagné par l’exécution de cette Symphonie.
Ainsi, réagir à ce rythme en le reproduisant est une façon de manifester de facto, mais sans le savoir, le désir la subversion d’un ordre établi…
Orientation bibliographique
Elisabeth Brisson, Guide de la musique de Beethoven, Paris, Fayard, 2005.
Beate Kraus, Beethoven-Rezeption in Frankreich, Verlag Beethoven-Haus Bonn, 2001.
Emmanuel Reibel, L’écriture de la critique musicale au temps de Berlioz, Librairie Honoré Champion, Paris, 2005.
Jean-Louis Crémieux-Brilhac (éd.), Ici Londres. Les voix de la liberté, 1940-1944, Paris, La Documentation française, 1975, p.205 et p.295.
Marc Robine, Il était une fois la chanson française des origines à nos jours, Paris, Fayard/Chorus, 2004.
[1] E.T.A. Hoffmann, Ecrits sur la musique, Lausanne, L’âge d’homme, 1985, p .45.
[2] Op.cit., p.38-39.
[3] Op.cit., p.40.
[4] In Goethes Gespräche, Zürich, 1972, Band III, 2. Teil (1825-1832), S. 626, cité par Peter Gülke, „… immer das Ganze vor Augen“, Studien zu Beethoven, Stuttgart, Metzler / Bärenreiter, 2000, p.178.
[5] D’après le feuilleton d’Hector Berlioz du 18 avril 1835, publié in Critique musicale, 1823-1863, Paris, Buchet/Chastel, vol.2, p.123.
[6] In vol.3, février-juillet 1828, p.315, cité par Beate Kraus, Beethoven-Rezeption in Frankreich, Verlag Beethoven-Haus Bonn, 2001, p.291.
[7] Op.cit., p.317, cité par Beate Kraus, op.cit., p.292.
[8] Beate Kraus, op.cit., p.295 qui donne la reproduction de l’affiche p.296.
[9] Cf. Beate Kraus, op.cit., p.23.
[10] Hector Berlioz, Beethoven, Paris, Buchet/Chastel, 1979, p.36.
[11] Op.cit., p.40.
[12] Cité par Jean-Louis Crémieux-Brilhac, in Georges Boris, Trente ans d’influence, Paris, Gallimard, 2010, p.130.