Ecouter – entendre – développer l’intelligence de l’oreille sans détruire la liberté de l’écoute subjective

Par Elisabeth Brisson – 15 avril 2010 – Revu le 28 janvier 2022

Wozzeck von Alban Berg | im Stretta Noten Shop kaufen

Cette injonction humoristique, et quelque peu surprenante, formulée par le compositeur viennois Alban Berg (1885-1935), constitue la conclusion de la conférence qu’il fit en 1929 pour présenter son opéra Wozzeck. Créé à Berlin le 14 décembre 1925, Wozzeck est le premier opéra adoptant les règles d’écriture de la « nouvelle musique » – c’est-à-dire des règles qui ne se conforment plus à celles de l’harmonie tonale dite « classique ». Cette rupture avec la tradition – même Richard Wagner (1813-1883) n’avait pas été aussi loin avec sa dissolution de la tonalité et sa mélodie infinie –  suscita de nombreuses critiques hostiles : Berg y répondit par plusieurs articles – Les formes musicales dans mon opéra Wozzeck (1923-1924), Le « problème de l’opéra » (1928), La voix dans l’opéra (1928) – avant de proposer une conférence l’avant-veille de la représentation prévue dans la petite ville allemande d’Oldenburg en 1929, Berg disposant d’un orchestre et d’un piano pour faire entendre les exemples musicaux qui appuyaient ses explications. Le succès de cette première expérience incita Berg à reprendre cette conférence chaque fois que ce serait possible : publiée en allemand dans la première grande biographie de Berg établie par son ami Hans Ferdinand Redlich en 1957, cette conférence est éditée en français dans les Ecrits de Berg publiés chez Christian Bourgois Editeur, Paris, 1985.

Pourquoi Berg formule-t-il cette injonction, énoncée, certes, sous forme de « demande » sur un ton bienveillant ? Pour s’excuser d’avoir trop longuement insisté sur des éléments techniques ? Peut-être ! Mais, plus certainement, pour soulager le public et l’inciter à une écoute active, c’est-à-dire pour lui permettre de retrouver une entière disponibilité d’esprit, condition indispensable pour être sensible à la musique dans sa présence immédiate. Alors, pourquoi ces explications préalables ?

La démarche du compositeur

L’idée qui préside à cette conférence est de démontrer que la démarche de composition de la « nouvelle musique » répond aux mêmes préoccupations que celles de la « musique ancienne » : associer unité et diversité dans la conception d’une œuvre. Pour assurer la cohésion et la variété musicale, Berg souligne que le livret et l’action dramatique sont insuffisants : il est donc indispensable de leur conférer une structuration spécifiquement musicale, fondée sur une symétrie de type a b a associée au principe de variation et d’équivalence. Suivant cet impératif, Berg organise son opéra en trois actes – exposition, péripétie, catastrophe du drame – de cinq scènes chacun, l’acte central étant plus long que les deux autres et ayant une structure particulière – les actes I et III, plus courts, ayant une structure parallèle mais différente – ce qu’il explicite en analysant la structure de chacun des trois actes.

Outre cette organisation globale, Berg s’appuie sur les fonctions propres à l’harmonie tonale en les mettant en œuvre avec d’autres moyens : par exemple, la fonction de cadence qui marque la fin d’une phrase ou d’un morceau est assurée dans Wozzeck par un accord constitué des mêmes notes, mais disposées de façon différente, à la fin de chacun des trois actes. Berg confère un grand rôle aux instruments et à l’orchestre pour donner cohésion et variété à son opéra. Poursuivant toujours ce but, il compte sur l’enchaînement des scènes : chacune succède à la précédente de façon lâche, imperceptible, ou de façon abrupte par des ruptures sonores, par des contrastes qui s’imposent à l’auditeur.

S’ajoute à tous ces éléments le choix des formes musicales, différentes et adaptées au contenu de chacune des quinze scènes : c’est-à-dire, que comme dans l’écriture classique, Berg a recours à des formes et à des principes d’écriture répertoriés, qu’il met en œuvre de manière rigoureuse. Aucune scène n’a la même forme, ni la même écriture et, pour chacune, le choix musical porte le sens du moment du drame.

Ainsi les cinq scènes du premier acte – l’exposition – correspondent à un enchaînement de formes anciennes codifiées, car le but de Berg est de présenter les personnages principaux en rapport avec le personnage central du drame, Wozzeck : son supérieur hiérarchique est présenté avec la forme d’une Suite de danses baroque ; son ami, avec la forme libre de la rapsodie qui évoque les musiques populaires d’Europe centrale ; sa maîtresse Marie, avec une berceuse et une marche militaire car elle a un enfant de lui et qu’elle le trompe avec un militaire ; le Docteur obsessionnel, avec une passacaille, forme baroque construite sur la répétition d’un motif ; et le Tambour Major, son rival rutilent qui séduit Marie, avec la forme populaire d’un rondo avec refrain.

Puis les cinq scènes de la péripétie sont structurées comme les mouvements d’une grande symphonie en cinq mouvements, genre qui s’est imposé au début du XIXe siècle – temps historique du drame réel de Wozzeck – pour traduire l’idée de tension et de drame : Wozzeck découvre que sa maîtresse Marie le trompe.

Enfin, les cinq scènes de la catastrophe sont des formes qui associent l’ancien et le nouveau : la notion d’invention chère à Bach (ici création, donc réaction à la destruction) et la prise en compte successivement d’un élément – un thème pour la culpabilité ressentie par Marie ; un son, pour le meurtre ; un rythme, pour le sang qui trahit le meurtre ; un accord, pour le suicide de Wozzeck ; un mouvement égal et régulier pour la découverte du corps de Marie par les enfants.

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Tout en analysant les composantes et les choix qu’il a faits, Berg insiste sur le traitement de la voix qui contribue au principe de cohérence et de variété : les voix sont celles de l’opéra classique – soprano, alto, ténor, baryton, basse – et les façons de chanter vont du bel canto à la déclamation rythmée qui se substitue au récitatif classique. Il souligne également son choix, qui fait sens, de concilier la musique savante et la musique populaire des chansons – berceuses, chanson de soldat, marche militaire.

Dans sa conférence de préparation à la représentation de son opéra Wozzeck, Berg explique donc comment il a combiné, avec la plus grande rigueur, les éléments dont dispose tout compositeur : des principes, des formes, des styles de musique, des voix, des sonorités, des rythmes, des harmonies constituées d’accords chargés de sens – ici, la tierce pour le couteau, la seconde mineure pour le sang, etc. Et, il fait remarquer que l’analyse, qu’il expose dix ans après la composition de son opéra, lui permet de clarifier ses « intentions inconscientes », par exemple, le roulement crescendo de caisse claire qui relie les deux accords qui ouvrent le drame, choisi pour sa sonorité instrumentale a l’avantage de connoter dès le début l’ambiance militaire de l’opéra.

Le souci pédagogique

Cette conférence témoigne des préoccupations pédagogiques de la seconde Ecole de Vienne constituée par Arnold Schoenberg (1874-1951) avec Anton Webern (1883-1945) et Alban Berg (1885-1935). Soucieux de faire comprendre leur démarche, Schoenberg créa à Vienne dès novembre 1918 – donc, dans le climat d’effervescence culturelle propre aux lendemains de la Grande Guerre – le Verein für musikalische Privataufführungen (Société d’exécutions musicales privées). Le but de cette Société était de combler l’abîme qui s’était creusé entre la musique nouvelle et le public, et donc de former un public capable d’apprécier cette musique, ce qui était une manière d’ouvrir le public mélomane à la modernité, hors de toute pression de la critique musicale conservatrice. Fondée en marge de la vie musicale officielle de Vienne, la Société donne le premier concert le 6 décembre 1918 et le dernier concert le 5 décembre 1921 : soit cent dix-sept concerts pour cent trente-quatre compositions contemporaines, préparées avec le plus grand soin hors des impératifs commerciaux de rentabilité – donc avec toutes les répétitions nécessaires pour présenter une œuvre intelligible.

Anton Weber a, lui aussi, contribué à la diffusion et à l’explication de la « nouvelle musique » dans un cycle de seize conférences intitulées Chemins vers la Nouvelle musique, présentés en 1932-1933. Et, à la suite de Schoenberg, Webern a inscrit leur démarche dans le prolongement de l’histoire de la musique, en prenant soin de détailler les éléments de l’héritage musical dont ils bénéficiaient : le contrepoint de Bach soit « l’art de faire dériver le tout d’une seule unité » ; « l’art de construire des introductions et des transitions » de Mozart ; « l’art du développement des thèmes » et « l’art de la variation » de Beethoven ; « la parenté des sons et des accords » et la conception des « thèmes en tant qu’entités autonomes » de Wagner ; « l’économie » de moyens « et pourtant la richesse » de Brahms, etc. Ce cycle de conférence vise à démontrer la logique d’évolution à laquelle répond la nouvelle façon de composer.

Oubliez les explications

Soucieux de donner les moyens d’entendre la nouvelle musique, pourquoi Berg conseille-t-il à ses auditeurs d’oublier ce qu’il vient de dire ? Tout simplement, pour leur signifier qu’ils doivent avoir confiance en leur capacité d’écoute instantanée : en aucun cas le travail de préparation à l’écoute ne doit interférer, ni ne doit les déconcentrer et les détourner de leur présence à l’œuvre en train d’être exécutée.

Dans le contexte des années 1920 – marqué par une forme de « militantisme » pour une nouvelle esthétique -, le seul but de Berg est d’inciter les auditeurs à écouter en toute liberté d’esprit, munis des repères formels et sonores essentiels, et rassurés quant à leur capacité d’être réceptifs à l’œuvre, c’est-à-dire d’avoir une chance de reconnaître l’intention du compositeur, d’éprouver la même liberté d’esprit que celle du musicien au moment où il concevait son œuvre.

Dans un article daté du 20 mars 1843, Heine s’interrogeait sur « ce qui forme le degré le plus élevé de l’art », sachant qu’on ne peut ni l’enseigner ni l’apprendre – il répondait que c’était «la liberté de l’esprit qui a conscience de lui-même », étayant son affirmation en écrivant : « Non seulement une pièce de musique, qui a été composée dans la plénitude de cette conscience de soi-même d’un esprit libre, mais encore la seule exécution d’une semblable pièce peut être regardée comme la révélation de ce qu’il y a de plus élevé dans l’art, si nous en sommes touchés comme de ce merveilleux souffle de l’infini, qui atteste d’une façon immédiate que l’exécutant se trouve avec le compositeur sur la même hauteur de l’esprit, qu’il est également un esprit libre. » Il spécifiait ensuite que « cette conscience de la liberté d’esprit dans l’art se manifeste tout particulièrement par la forme, par la manière dont le sujet est traité, nullement par le sujet lui-même » : celui qui cherche délibérément à peindre la liberté se fourvoie et montre qu’il est « dépourvu de liberté spirituelle ».

Cette analyse de Heine correspond exactement aux explications exposées par Berg pour faire comprendre son Wozzeck : l’importance de la forme qui, combinée à tous les éléments musicaux, constitue une œuvre musicale. Mais, Berg prend soin de mettre en garde les auditeurs trop zélés :

« Quelque connaissance que l’on ait de la multiplicité des formes musicales contenues dans cet opéra, de la rigueur et de la logique avec laquelle elles ont été élaborées, de l’adresse combinatoire qui a été mise jusque dans leurs moindres détails, à partir du lever du rideau jusqu’au moment où il tombe pour la dernière fois, il ne peut y avoir personne dans le public qui distingue quoi que ce soit dans ces diverses fugues et inventions, suites et sonates, variations et passacailles, dont l’attention soit absorbée par autre chose que par l’Idée de cet opéra, transcendante au destin individuel de Wozzeck. »[1]

« Ecouter, c’est entendre avec la pensée » dit Barenboïm

La prise de position de Berg est confirmée au début du XXIe siècle par le pianiste et chef d’orchestre Barenboïm qui soutient que « Ecouter, c’est entendre avec la pensée », car seul l’intellect permet de relier et de donner sens à des émotions et à des intuitions. Parvenir à cette écoute active suppose une éducation spécifique orientée sur le développement des capacités, à la fois intellectuelles et émotionnelles, de saisir les composantes d’une œuvre musicale : tempo, sonorités, rythmes, forme, intensités, volume et dimension spatiale, place des silences – l’étude de la musique étant pour Barenboïm la meilleure manière de découvrir la nature humaine dans sa complexité et ses contradictions, « d’apprendre à vivre à la fois avec discipline et avec passion, avec liberté et avec ordre ».[2]

Si une éducation musicale est indispensable pour pénétrer dans l’univers de la musique, elle ne doit pas se substituer à la perception subjective, mais la rendre possible. L’injonction bienveillante « oubliez ce que je viens de dire » signifie, donc, que l’éducation à l’écoute ne doit pas être confondue avec une grille d’écoute impérative dictant ce qui doit être entendu et compris : au contraire, Berg incite chacun à écouter à sa manière pour comprendre ce qui lui correspond et découvrir ce qu’il ignorait de lui – comme l’affirment aussi bien Marcel Proust que le poète René Char qui écrit : « Les mots qui vont surgir savent de nous ce que nous ignorons d’eux. » (Extrait du Chant de la Balandrane).

Mais cette découverte n’est possible que si l’œuvre appartient à la catégorie du chef d’œuvre, c’est-à-dire que son élaboration formelle relie le singulier à l’universel, par-delà sa forme qui est liée, et fait sens, à un moment donné de l’histoire de la musique : comme par exemple, la fugue ou la sonate. La fugue qui correspond à la maîtrise de l’écriture contrapuntique à plusieurs voix menée à bien par Johann Sebastian Bach (1685-1750) dans son Art de la fugue – commencé vers 1740 et resté inachevé – manifeste une pensée musicale capable d’associer la rigueur de la composition et l’imagination dans le déploiement inéluctable du matériau choisi par le compositeur (le sujet et le contre-sujet). La sonate procède autrement : née vers 1750, elle introduit la notion de tension, de drame en confrontant des éléments thématiques opposés – quand son but, qui est de résoudre la contradiction posée au départ, ne correspond plus à la sensibilité des romantiques, elle est remplacée par des petites formes – impromptu, moment musical, rhapsodie, nocturne, mazurka, valse, etc. – autant de manifestations d’une nouvelle forme de temporalité, centrée sur le rêve, la poésie, les visions fugitives et les impressions physiques.

Comme la musique laisse chacun libre d’entendre et de comprendre à sa façon ce qu’il veut – l’œuvre achevée, éditée n’appartient plus à son auteur : elle est indépendante et chacun peut l’interpréter comme il l’entend -, l’écoute active de la musique, quelle qu’elle soit, permet de faire l’épreuve d’une forme de connaissance qui repose sur la prise de conscience que le temps de l’être est du côté de la vie, car, comme aime à le dire Barenboïm pour lequel « au commencement était le son », « la musique éveille le temps ».

Orientation bibliographique

Alban Berg, Ecrits, Christian Bourgois Editeur, Paris, 1985.

Elisabeth Brisson, Alban Berg au miroir de ses œuvres, Aedam musicae, 2019.

Heinrich Heine, Mais qu’est-ce que la musique ?, Babel, Actes sud, 1997.

Daniel Barenboïm, La musique éveille le temps, Fayard, Paris, 2008 – avec Edward W. Saïd, Parallèles et paradoxes, Le Serpent à plumes, Paris, 2003.

Alain Galiari, Anton von Webern, Fayard, Paris, 2007.


[1] In Ecrits, op.cit., « Le problème de l’opéra », article paru fin 1928 dans la Neue Musikzeitung de Stuttgart, p.110.

[2] In La musique éveille le temps, Paris, Fayard, 2008, p.25.