Faire de l’histoire : plaidoyer pour la démarche de l’historien
Elisabeth Brisson, revu en septembre 2024
En ce début de XXIe siècle déjà bien engagé (2024), dans nombre de pays les dirigeants s’ingénient à réécrire l’histoire qui les concerne, sous prétexte d’assurer une cohésion de la population autour de la notion de « récit national », d’un « narratif » destiné à souder une communauté… Il y a donc des pseudos historiens qui acceptent de se plier à l’élaboration et à la diffusion de ces mensonges. La Russie de Poutine ou l’Inde de Modi, ou la Hongrie de Orban, ou la Turquie d’Erdogan, ou encore la Chine qui dicte la loi des cartels aux musées du monde, ne sont pas les seuls pays concernés… En France également, ce « récit national » est à l’œuvre, alors que des historiens sérieux réfléchissent à l’élaboration d’une histoire de l’Europe dans le monde.
Comment contrer ce mouvement de propagande nationale et de désinformation ?
Un moyen d’efficacité assurée est de revoir et de diffuser les émissions de Patrick Boucheron sur « l’histoire qui fait date ». Cet historien part d’une date qui fait sens pour la majorité : 1453, 1515, 1789, etc. et il étudie les raisons de la célébrité de l’événement ainsi daté : pourquoi ? que s’est-il passé en réalité ? quels éléments ont été occultés, déviés, détournés ? quels éléments ont été oubliés ? au profit de qui ? de quelle idéologie ? Quelles sont les conséquences des interprétations fallacieuses ?
Rendre compte d’un événement
La question centrale est celle de la mise en forme de l’événement. Quelles sont les sources ? récits, photos, vidéo… provenant de qui ? Peut-on reconstituer ce qui s’est passé de manière neutre, objective sachant que tout récit ou toute image part d’un point de vue ? oui, avec un esprit, un œil critique, par recoupement (c’est un travail dans le genre instruction d’un procès), avec un questionnement sur les acteurs, les enjeux (ce qui s’y joue à l’insu des acteurs bien souvent), les profits tirés par les uns et les autres des faits et de leur interprétation.
Apprécier les effets d’un événement
Puis il s’agit de mesurer, d’évaluer les conséquences de l’événement. Tous les possibles peuvent se manifester qui suscitent des interprétations divergentes, largement exploitées par les tenants des « récits nationaux » univoques.
L’important est donc de voir et comprendre comment un événement (un ensemble ou une série de faits) a été construit, reconstruit a posteriori ; quels intérêts sert la façon dont il est raconté ; quels possibles ont été mis de côté, au profit de qui ?
Par exemple, les événements de 1968 à Paris, puis en France : le mouvement du 22 mars, puis le 3 mai, le 10 mai, le 13 mai… avec occupations de locaux et d’usines, barricades urbaines, grève presque générale. Les sources sont abondantes : tracts, affiches, photos, vidéos (déjà), articles de presse, commentaires de speakers à la radio, écrits… archives de la police, de procès… Comment rendre compte de cet événement, comment l’intégrer dans un « récit national » ? Si ce n’est comme une « rupture » dans une continuité conservatrice… mais aux effets incommensurables et radicaux. L’intention d’intégrer cet événement dans une « récit national » univoque serait en contradiction avec ce qui a eu lieu dans la mesure où la dimension essentielle a été la mise en question de l’ordre établi, la contestation de l’autorité sous toutes ses formes, une autorité arbitraire, imposée par ceux qui détenaient le pouvoir au détriment des libertés individuelles, en particulier de la liberté de penser et de la liberté de disposer de son corps.
En 2023-2024, dans la Galerie Mazarin de la BNF rue de Richelieu, un accrochage sur l’idée de « révolution » dans tous les domaines (technique, esthétique, politique) présente des affiches créées dans les ateliers de l’Ecole des beaux-arts avec cette mention : « Mai 1968, intense et brève révolution sociale du 20e siècle rejetant l’héritage capitaliste et consumériste de la révolution industrielle ». Constat qui n’évoque pas de jugement de valeur, ni de condamnation, mais qui situe historiquement les faits : monde industrialisé, capitaliste, société de consommation aliénée…
« Mai 1968 : les affiches de l’Atelier des Beaux-Arts de Paris L’insurrection des étudiants éclate le 3 mai 1968 au Quartier latin, avec l’occupation de la Sorbonne. À partir du 15 mai, l’École nationale supérieure des beaux-arts est occupée elle aussi et les élèves commencent à produire des affiches en sérigraphie. Le 16 mai, les ouvriers du site de Renault-Billancourt se mettent en grève. Des mouvements de contestation se produisent alors un peu partout à Paris, comme en province. La victoire de la majorité gaulliste aux élections législatives anticipées des 23 et 30 juin met un terme au mouvement de Mai 68.
Affiches de Mai 68 Sérigraphies.
Ces affiches, sortes de « cris visuels », sont construites sur des motifs élémentaires récurrents : le CRS, l’usine, l’ouvrier… associés à un slogan percutant, le tout monochrome. Dès leur apparition, elles sont récupérées pour être conservées à la Bibliothèque nationale. Elles sont considérées comme des œuvres collectives, volontairement anonymes, dans une démarche idéologique revendiquée de déconstruction du statut de l’artiste comme individu exceptionnel. »
La BNF retient donc des témoignages de ce qui a eu lieu, sans porter de jugement. Cette présentation de la BNF va donc à l’encontre de ceux qui voudraient condamner Mai 68 et faire de cet événement la cause de toutes les difficultés survenues depuis, cause traduite en termes d’autorité bafouée, de permissivité, d’abdication de toute velléité d’éducation, donc de laisser-aller, de déclin…
A l’opposé de ce type de documentation historique qui témoigne en laissant place au questionnement, la version officielle de l’histoire est imposée à la société russe par Poutine, digne héritier des autocrates russes et soviétiques.
Le cas de la Russie de Poutine est particulièrement mis en évidence dans le livre de Mikhaïl Chichkine, La paix ou la guerre – Réflexions sur le « monde russe » (Les éditions Noir sur Blanc, 2023) et étudié par Nicolas Werth dans Poutine historien en chef (Gallimard, 2022), qui cite les deux tomes du nouveau manuel d’histoire destinés aux jeunes Russes (article du Monde, 30 décembre 2023) : il n’y est question que de l’histoire russe, rien sur le reste du monde, sauf comme ennemi, car toutes les difficultés connues par la Russie proviennent de l’intervention étrangère… ainsi 1917, la révolution bolchévique est une catastrophe du fait de la guerre civile qui a provoqué un grand affaiblissement de la Russie, ce qui a été causé par l’hostilité étrangère, cet « Occident collectif ». Dans ce manuel scolaire, les camps de travail sont destinés à mettre en valeur les richesses naturelles, donc rien sur le goulag. Quant à Gorbatchev, il est accusé d’avoir « détruit les défenses immunitaires de la société soviétique, en libérant la parole » ; la « verticale du pouvoir » a été détruite, et l’URSS s’est effondrée… il faut donc « restaurer cette verticale ». Dans « le récit national » russe, l’accent est mis sur la Grande Guerre patriotique, dont le contenu a été élaboré dans les ateliers de propagande soviétique, glorification de la dimension anti-nazie. Et Poutine, en ne résistant à aucun mensonge, ne manque pas de dénoncer l’Occident qui « provoque des conflits et des coups d’Etat, entretient le culte pour le nazisme et détruit les valeurs traditionnelles pour continuer à dicter sa volonté aux peuples et perpétuer un système de vol et de violence. » (Le Monde, 10 mai 2023)
Propagande, mensonges… mais, ces dénonciations de Poutine possèdent un fond de vérité ! Sous couvert de protection des valeurs occidentales, centrées sur le respect des droits humains, l’Occident – soit les Etats-Unis et les pays de l’Otan – provoque des tensions et des réactions hostiles de ceux qui sont attachés à leurs valeurs traditionnelles, en assénant la certitude de la supériorité du capitalisme (profit, consumérisme, gaspillage, écart entre riches et pauvres, réussite individuelle)… ce que Poutine traduit en « culte pour le nazisme », soit la loi du plus fort… occultant le fait qu’en Russie la ploutocratie, la corruption, la censure régissent les relations de pouvoir, et que la population doit se taire, avaler les mensonges. Il est totalement interdit de penser par soi-même….
Comment alors développer le sens de l’histoire ?
Récuser le « récit national » qui érige certains événements au détriment d’autres et oriente leur interprétation à la gloire de la nation : le paradigme en est « Nos ancêtres les Gaulois », référence enseignée dans toutes les écoles françaises en France et dans les colonies (ce qui toutefois donne la notion d’héritage, le fait de ne pas être né d’aujourd’hui), associée à des événements devenus « images d’Epinal ».
Partir d’événements, pas seulement français, et pas seulement spectaculaires, et en reconstruire le déroulement à partir de diverses sources, en proposer diverses versions en spécifiant les points de vue, en analyser les origines et les conséquences, en expliquant les raisons des interprétations dominantes.
Ce n’est pas dans le « narratif » mensonger et univoque que la cohésion de la société s’effectue, mais c’est par l’exercice d’un esprit critique aiguisé et par la reconnaissance collective de ce qui a du poids pour honorer le bien commun, aussi bien les personnes qui ont éclairé les autres et ont eu des actions exemplaires ou catastrophiques (Jaurès, Pierre Mendès France, Pétain, Louise Michel, etc.), que les choix, décisions, actes collectifs qui ont servi ou terni le passé pas seulement « national » (par ex. la Résistance, la Collaboration, l’extermination des autochtones » en Amérique ou en Australie, etc.).
Il faut se méfier de la fascination pour les périodes de guerre comme pour les irruptions d’horreurs perpétrées par les hommes. Pour éviter la jouissance morbide, la seule parade est la mise en perspective : le recours à l’histoire (origines, raisons, acteurs, lieux, modalités, enjeux, défis, etc.).
Cas paradigmatique : comment se débrouiller de l’attaque meurtrière du Hamas contre Israël, le 7 octobre 2023 ?
Attaque surprise, terroriste, contre des victimes non-armées… qui a su déjouer la vigilance israélienne. Préparée secrètement de longue date.
Quel est le contexte ? Enfermement d’une population palestinienne méprisée dans la bande de Gaza, toute négociation suspendue en vue d’une solution politique ; faiblesse politique des dirigeants palestiniens ; puissance agressive de la colonisation israélienne en Cisjordanie, ce qui entame l’espoir de disposer d’un territoire libre pour établir un véritable Etat palestinien. Donc, situation tendue, aucune perspective, un avenir bouché, si ce n’est l’élimination de la « question palestinienne ». A l’instar des méthodes terroristes employées par les Juifs pour obtenir un Etat, promis par les Britanniques (foyer national en 1916), une branche activiste représentant des Palestiniens a eu recours à des méthodes réprouvées, repréhensibles, pour réveiller les consciences : est-il admissible qu’une population soit enfermée, humiliée, sacrifiée, ignorée par ceux qui se réjouissent de l’autre côté de la frontière ?
La riposte d’Israël, de Netanyahou pour sauver sa peau personnelle, est de perpétrer l’humiliation dans une brutalité incroyable totalement déshumanisée… éradiquer les Palestiniens de Gaza, faire place libre pour l’expansion d’Israël. Comment des individus issus ou rescapés de l’horreur absolue peuvent-ils recourir à des méthodes aussi destructrices ? alors que toute l’histoire de la « shoah » insiste sur les prémisses qui étaient la déshumanisation du juif considéré comme une vermine bonne à écraser… Certains Israéliens semblent avoir oublié ce processus de deshumanisation qui vise à l’élimination d’une population entière. Cette position est insoutenable ! Au lieu de se venger aussi violemment, il aurait fallu analyser les raisons de cet atroce acte terroriste, et dénouer la situation en remédiant aux manquements : reconnaître la question palestinienne pendante depuis 1947, et même avant. Le premier manuel d’histoire (des années 200) est bon à consulter pour remettre la question en perspective historique. La plupart des professeurs d’histoire se sont efforcés de répondre aux questions de leurs élèves en reprenant les étapes historiques qui ont mené à cette atroce attaque terroriste.
Autre cas paradigmatique, mais opposé : la cérémonie d’ouverture des Jeux olympiques, Paris 2024, le 26 juillet.
Les concepteurs et organisateurs, Thomas Joly et Patrick Boucheron, ont imaginé un immense spectacle sur la scène grandiose des bords de la Seine à Paris entre Grenelle et Austerlitz, avec des « stations » événementielles chargées de symboles artistiques condensant les temps forts, comme l’actualité, de l’histoire de l’émancipation des sociétés occidentales : les exemples les plus frappants en sont Marie-Antoinette tenant sa tête sanguinolente, à l’image de saints martyrs, et chantant la Carmagnole, devant la Conciergerie ; ainsi que la chanteuse Aya Nakamura habillée d’or, accompagnée par l’orchestre de la Garde républicaine, sur le pont des Arts devant l’Institut, symbole du conservatisme absolu de la langue française et des bonnes mœurs. Conquête de la liberté contre l’absolutisme et affirmation de la fécondité de cette liberté, ouverture sur le monde en lien avec le passé.
Faire de l’histoire ne consiste donc pas à produire des discours mensongers, mais à reconstituer des événements à partir de sources multiples, ce qui permet de les désenliser du poids des interprétations partiales et fallacieuses. Que l’ordre du discours soit primordial pour transmettre un événement ou une série de faits, c’est indiscutable, à condition que cet ordre du discours soit questionné et critiqué en s’inspirant des travaux de Victor Klemperer sur la langue du troisième Reich ou de ceux d’Éric Hazan sur celle de la cinquième République dans LQR, La propagande au quotidien, Raison d’agir, 2006) ; toutefois, la mise en mots ne doit pas être exclusive : elle ne doit pas empêcher l’efficacité signifiante des scénarios vivants et artistiques qui, projetés au-delà des mots, ouvrent les consciences et dégagent une vérité historique trop longtemps occultée pour des raisons idéologiques visant à imposer pouvoir et puissance.