par Elisabeth Brisson
Article pour Ambronay revue le 28 septembre 2015
« Der Name Beethoven ist heilig in der Kunst. » – « Le nom de Beethoven est un nom consacré dans l’art. » – « The name of Beethoven is sacred in art. (English translation by C.E.R.Mueller). »
Telle est la phrase initiale de la préface écrite en allemand et en français par Franz Liszt, et signée « Rom, 1865 », destinée à l’édition de sa transcription pour piano à deux mains des neuf Symphonies de Beethoven chez Breitkopf & Härtel.[1]
Le sens de cet adjectif est subtilement différent d’une langue à l’autre : « heilig », contient l’idée de « Heil » de salut ; « consacré » implique un geste d’offrande à dieu, et l’idée de rendre honorable, vénérable par ce geste ; et « sacred » introduit la dimension d’admiration et d’adoration. Selon Liszt, prononcer le nom de Beethoven assurerait le salut tout en manifestant l’admiration du croyant pour un dieu qu’il adore et auquel il rend un culte.
D’où procède cette affirmation de Liszt, suivie d’ailleurs d’une autre ?
« Ses Symphonies sont universellement reconnues aujourd’hui comme des chefs-d’oeuvre. Elles ne sauraient être trop méditées, trop étudiées par tous ceux qui ont un désir sérieux de savoir ou de produire. »[2]
Ainsi, pour Liszt et d’après lui, Beethoven appartient à la sphère du sacré, ses œuvres devenant même support de méditation et source d’inspiration, car elles initient à la connaissance et stimulent la création. Révélatrice d’un culte de Beethoven vivace au milieu du XIXe siècle, l’attitude de Liszt ne fait que confirmer un mouvement de consécration antérieur à la mort du « compositeur de génie », mouvement qui a commencé dès le début des années 1820 par la possession de mèches de ses cheveux et par la collection de bribes de partitions autographes.
Pourquoi cette consécration ? D’où provient ce culte ? Autrement dit, comment s’est construite cette figure sacrée de Beethoven ?
Paradoxalement, Beethoven le révolutionnaire, l’homme de la rupture, l’admirateur de la République romaine et de Bonaparte, est lui-même à l’origine de son culte, de sa consécration, de cette dimension religieuse conférée à son geste créateur ; car, si sa formation dans le contexte de l’Aufklärung a contribué à l’élaboration de son « mythe », ses prises de position en tant qu’artiste dans la Vienne impériale ainsi que ses quelques « écrits » rapidement publiés après sa mort ont joué un rôle déterminant.
Né en décembre 1770, à Bonn, ville active située sur le Rhin et résidence du prince électeur de Cologne, Beethoven grandit dans un milieu ouvert aux idées nouvelles. Il bénéficie de la création en 1778 du théâtre national sur le modèle de celui de Vienne créé, lui, en 1776, puis de l’inauguration en 1786 d’une Université. Ses amis, Franz Wegeler, les membres de la famille von Breuning ou ceux de la famille Koch, puis le comte Waldstein, sont des acteurs conscients de cette ouverture politique et culturelle. Et, bien des membres de l’orchestre de la cour électorale, dans lequel il est intégré dès 1782 grâce à son premier maître important Neefe, sont affiliés à la franc-maçonnerie dans sa branche la plus radicale, celle des Illuminés de Bavière, jusqu’à l’interdiction de 1785 qui les incite à fonder une Lesegesellschaft, Société de lecture en 1787. Si ce milieu intellectuel et artistique est enthousiasmé par les pièces de Schiller, expression de la volonté de lutter contre la tyrannie, il est également stimulé par l’intérêt pour les initiations antiques : l’importance de ce courant de pensée se retrouve dans la Flûte enchantée de Mozart qui, créée à Vienne en 1791, connut un immense succès, et qui a été une référence essentielle pour Beethoven élevé dans l’idée que la musique devait retrouver les pouvoirs d’ordre spirituel qu’elle possédait durant l’Antiquité ; c’est-à-dire que le musicien-aède avait la mission d’assurer la formation et la transmission d’une mémoire collective, qu’il devait contribuer à cette Bildung jugée indispensable pour répondre aux exigences de la définition de l’humain.
Quand Beethoven arrive à Vienne à la fin de l’année 1792 pour prendre les leçons de composition auprès de Haydn, il est imprégné de cette exigence de Bildung. Installé dans cette ville impériale, alors capitale de la musique, il assiste à distance aux événements de la Révolution française ; les échos qui lui parviennent lui permettent de mesurer l’importance politique et culturelle que la Révolution confère à la musique et au théâtre : les compositeurs ont la mission de transmettre les nouvelles valeurs de liberté, égalité, fraternité, et d’élever le niveau de conscience des auditeurs, de leur faire sentir leur responsabilité collective, les autorités devant encourager les artistes patriotes, « ceux dont le sujet paraîtra le plus propres à former l’esprit public, à inspirer l’amour de la liberté et la haine de la tyrannie », « à vanter les faits éclatants de nos guerriers ».
Beethoven a ainsi acquis une solide conscience de sa mission en tant qu’artiste. Les critiques qui lui conseillent, dès ses premières œuvres, de se renier, de revenir « à la nature » en sortant de l’artifice, de renoncer à étonner à tout prix, ne réussissent pas à l’ébranler. Cette détermination a des conséquences paradoxales : si elle instaure une certaine méfiance – qui se traduit par des jugements sur un Beethoven décidément incorrigible qu’on ne saurait nommer à un poste officiel -, elle intrigue ; le terme de « bizarr » souvent employé pour qualifier certains traits de son écriture en témoigne : comme si le critique craignait de passer à côté du génie, dans l’incertitude il conseille à Beethoven de soigner l’intelligibilité de ses nouvelles œuvres. Car, c’est là que se trouve le problème : son écriture, trop complexe, le plus souvent inattendue, rend ses compositions difficiles à comprendre même si elles sont perçues, voire reconnues, comme créations d’un génie incontestable. Cette impossibilité à classer les œuvres qui se succèdent trop rapidement, ce qui ne laisse pas le temps de renouveler les écoutes indispensables pour se forger un jugement, pose les premiers jalons du « mythe-Beethoven » et du culte qui en procède.
Dès 1804, le peintre Willibrord Joseph Mähler (1778-1860) réalise un portrait de Beethoven, condensant sur cette huile sur toile les prémices du mythe. Le jeune compositeur, coiffé « à la Titus », c’est-à-dire sans perruque à la manière des révolutionnaires, est représenté assis, de trois quarts, la paume de la main droite levée, geste qui renvoie à un imperator ou à un orateur sollicitant l’écoute, la main gauche tenant une lyre, ce qui évoque Apollon ; cette figure qui interpelle fortement est posée sur un paysage lui aussi doublement évocateur, et de l’Antiquité par la présence d’un temple rond, sorte de Tholos, et de l’ère nouvelle ouverte par la Révolution par celle de deux arbres de la liberté, qui ne sont toutefois pas couronnés d’un bonnet phrygien. Beethoven aimait tant ce portrait qu’il l’emporta lors de chacun de ses multiples déménagements.
Ce portrait n’est pas le seul réalisé de son vivant, loin de là ! Dès 1801, un dessin de Gandolph Ernst Stainhauser von Treuberg (1766-1805) commandé par l’éditeur Artaria, est répandu gravé par Johann Joseph Neidl (1774/76-1832) à Vienne et par Carl Traugott Riedel (1769-vers 1832) à Leipzig ; une variante est publiée dans un supplément de l’Allgemeine musikalische Zeitung le 15 février 1804, et sert de modèle pour le décor d’une pipe fabriquée par la manufacture de porcelaine Meissen ! Signe de la notoriété de ce jeune génie au visage séduisant…. Cette représentation répandue donc en pays germanique est suivie de nombreux autres portraits : une aquarelle miniature du peintre danois Christian Horneman en 1802 ; une huile sur toile d’Isidor Neugass en 1806 ; une lithographie de Ludwig Ferdinand Schnorr von Carolsfeld vers 1809 ; un buste sculpté par Franz Klein en 1812, puis un autre par Anton Dietrich en 1820 ; un dessin au crayon de Louis Letronne gravé par Blasius Höfel en 1814 ; une huile sur toile de Johann Christoph Heckel en 1815 ; une huile sur toile de Ferdinand Schimon en 1815 ou 1819 ; un dessin au crayon d’August von Kloeber en 1818 ; la célèbre huile sur toile de Joseph Karl Stieler en 1819/1820 : Beethoven est en train de composer la Missa solemnis ; une huile sur toile de Ferdinand Georg Waldmüller en 1823. A cette longue liste s’ajoutent nombre de caricatures.[3]
Si ces nombreux portraits procèdent de sa notoriété croissante, ils témoignent également de l’aura, vite sacrée, qui finit par entourer Beethoven dès son vivant, pour peu qu’on les mette en relation avec de nombreux autres éléments : l’abondance de ses œuvres gravées par de nombreux éditeurs tout autant que le choix judicieux des dédicataires, le plus souvent des personnes éminentes ; les « académies », très attendues mais très rares vu les réticences des administrateurs des théâtres à Vienne, et souvent accompagnées de coups d’éclat, tout autant que la recension fréquente de ses publications par des critiques peu amènes, mais malgré tout, toujours admiratifs ; les récits de ceux qui le côtoient ou l’ont approché tout autant que ses prises de position proférées à voix haute dans un contexte de surveillance policière malgré les mises en garde, les conseils de prudence de ses amis, et enfin les prémices d’un culte des reliques : mèches de cheveux comme autographes…
Préparée et entourée par ce faisceau d’éléments, sa consécration se cristallise au moment du Congrès de Vienne : Beethoven est alors considéré comme un « joyau » de la « nation » ; il sert de faire-valoir à l’empire d’Autriche, en particulier lors du concert qu’il dirige, le 29 novembre 1814, devant un parterre de souverains dans la grande salle de la Redoute de la résidence impériale à Vienne. Outre la création de la pièce de circonstance Der glorreiche Augenblick op.136, ce concert comprenait la Septième Symphonie op.92 et la Bataille de Vittoria op.91.
Propulsé sur le devant de la scène, devenu personnage célèbre, considéré comme un « génie », au sens consacré à son époque de celui qui crée selon ses propres lois, Beethoven intrigue : d’où provient son génie ? Sa dimension insolite stimule tellement les imaginations que de son vivant, le « mythe-Beethoven » se dessine prenant appui sur la littérature alors en vogue : la vie romancée d’artistes[4], avec en arrière-plan le modèle de prédilection des Vies des hommes illustres de Plutarque. Ainsi, le « mythe » s’est développé – répétons-le, avant même la mort de Beethoven – sans véritables références à sa vie et à sa personne : il a pris sa source dans les romans de Johann Friedrich Reichhardt (1779), de Karl Philipp Moritz (Anton Reiser, 1785-1790), de Goethe (Wilhelm Meister, 1796), romans relayés par les récits de Wilhelm Heinrich Wackenroder ou de Ludwig Tieck (Herzensergiessungen eines kunstliebenden Klosterbruders, Berlin 1797 – Epanchements du cœur d’un moine amateur des arts), ou encore par celui de Friedrich Rochlitz (Der Besuch im Irrenhause, 1804), autant d’émanations de la façon dont l’Aufklärung, le Sturm und Drang et le pré-romantisme ont pensé et présenté le « génie », souvent en lien avec la musique alors le référent par excellence de la valeur d’une œuvre d’art[5]. Beethoven lui-même, dans les textes qu’il a écrits et qui ont été retrouvés après sa mort, trahit l’influence de ce courant littéraire, que ce soit par le style et les références du Testament d’Heiligenstadt texte rédigé en octobre 1802 dans lequel il se présente comme le malheureux, incompris, généreux, tout entier consacré à rendre les autres heureux, ou que ce soit par le ton et les envolées lyriques de la lettre à l’Immortelle bien-aimée écrite en crayon en juillet 1812 qui témoigne du besoin de s’identifier au héros capable de renoncer à l’assouvissement de son plaisir immédiat pour une cause plus élevée. Analysés au filtre de cette littérature romanesque, ces textes, publiés après sa mort survenue le 26 mars 1827 – le Testament dès octobre 1827 dans l’AmZ, et la lettre à l’Immortelle en 1840, dans la première biographie de Schindler – montrent que Beethoven a eu recours à bien des motifs littéraires pour témoigner de ce qu’il vivait : par exemple, la façon de décrire ses frères et ses relations avec eux sert à mettre en évidence sa position d’autant plus exceptionnelle que, comme tous les artistes héros de romans, il a eu une enfance malheureuse, sous-entendu qu’il a manqué d’amour ; tout comme le renoncement à la vie conjugale confirme sa vocation de créateur solitaire entièrement tourné vers l’Idéal, absorbé par sa mission prophétique, au sens premier du terme : parler aux hommes au nom de la divinité. Que Beethoven se soit senti investi de cette mission est attesté par un autre document manuscrit autographe, mis en évidence sur sa table de travail, d’après ce qu’affirme Schindler qui, jusqu’à sa propre mort a conservé ce texte que Beethoven avait fait encadrer et mettre sous verre. Il s’agit de trois sentences recopiées avec grand soin :
« Ich Bin, Was da ist »
« Ich bin alles, Was ist, Was / war, und Was seyn wird, / Kein sterblicher Mensch / hat meinen Schleyer / aufgehoben »
« Er ist einzig von ihm selbst, / u. diesem Einzigen sind / alle Dinge ihr Daseyn schuldig »[6]
A quelle date Beethoven a-t-il recopié ces trois sentences dont il ne donne pas la source ? D’après l’étude des filigranes du papier, il semble que ce soit en 1819, donc à l’époque de la composition de la Missa solemnis. Quant à la source que Schindler n’a pas su identifier, il s’agit de citations trouvées dans le texte de Schiller : Die Sendung Moses (Le message de Moïse). Comme en témoigne sa bibliothèque, Beethoven possédait les œuvres complètes de Schiller. Dès son adolescence à Bonn, au temps où il était répétiteur au théâtre de la cour électorale, il avait eu l’occasion de connaître de près plusieurs pièces de théâtre de Schiller, dont Les Brigands, La Conjuration de Fiesque, et Don Carlos faisait partie des références culturelles partagées avec ses amis. Toute sa vie, Beethoven fut donc un grand admirateur de la pensée politique et esthétique de Schiller : si, en 1823, le choix du poème An die Freude intégré dans le finale de sa Neuvième Symphonie, atteste cette admiration, il témoigne également de la façon dont Beethoven s’est approprié la pensée de Schiller, attaché comme lui à contribuer à « l’éducation esthétique du genre humain »[7], puisqu’il a remanié le poème, pourtant très célèbre, maintes fois déjà mis en musique, pour insister sur la dimension politique et spirituelle à portée universelle des louanges, collectives et individuelles, de la Joie.
Le fait d’avoir recopié ces sentences et de les avoir conservées toujours présentes à son regard semble indiquer que Beethoven croit, comme Moïse, avoir rencontré la divinité, qu’il a été confronté directement à elle et qu’il en a reçu la mission de faire accéder l’humanité à un au-delà d’elle-même, au sublime ou à la transcendance, voire à sa Vérité. La référence implicite à Schiller permet de supposer que Beethoven conférait une dimension spirituelle à la création artistique : il avait fait sienne l’idée, soutenue par Schiller, que la Vérité réside dans l’oeuvre d’art elle-même, parce que par le bouleversement émotionnel qu’elle provoque, elle incite à un parcours initiatique « à l’antique » ; ce parcours qui consistait à passer des ténèbres effrayantes à la lumière de la raison, donnait la possibilité de contempler la beauté resplendissante. Or Schiller accordait une valeur supérieure à la musique, comme il l’affirme dans sa « Vingt-deuxième lettre » dans laquelle il démontre la conjugaison des effets des trois arts que sont la musique, l’art plastique et la poésie :
« La musique doit dans na noblesse suprême devenir forme et agir sur nous avec la calme puissance de l’art antique ; l’art plastique doit dans son achèvement suprême devenir musique et nous émouvoir par sa présence sensible immédiate ; la poésie doit à son point de développement le plus parfait nous saisir vigoureusement comme la musique, mais elle doit en même temps comme l’art plastique nous entourer d’une atmosphère de paisible clarté. »[8]
Outre les textes laissés par Beethoven qui trahissent ses sources d’inspiration : Schiller et Goethe tout autant que les écrivains spécialistes de roman d’artistes, plusieurs assertions dans des lettres à l’archiduc Rodolphe ou à la comtesse Marie Erdödy ainsi que certaines dédicaces à ses amis très proches, Zmeskall, Franz Brunsvick, attestent qu’il se sentait investi d’une mission : « ich lebe nur für meine Kunst u. als Mensch meine Pflichten zu erfüllen »[9] affirme-t-il dans une lettre datée du 25 juillet 1823 pour être excusé de son silence par l’intendant de la chapelle royale de Dresde, ce qui fait écho à ce qu’il écrivait à son « ami de Bonn » Franz Wegeler en juin 1801 : « ich lebe nur in meinen Noten »[10]. Une allusion implicite à son lien avec le divin se trouve dans une lettre du 13 février 1814 adressée à son ami Franz Brunsvick : Beethoven voulait lui faire comprendre son état intérieur au moment où son opéra allait être remis en scène, en évoquant le tourbillon des sons qui s’emparait de son esprit, son royaume relevant de l’immatériel : « ja du lieber Himmel mein Reich ist in der Luft, wie der wind oft, so wirbeln die töne »[11].
Egalement, la lettre adressée le 19 septembre 1815 à son amie la comtesse Marie Erdödy lors de son départ pour un long séjour dans son château en Croatie, fait référence à la dimension initiatique, qui est le propre de la condition humaine. Beethoven qui lui écrit pour lui souhaiter bon voyage a recours à des allusions philosophiques, reflet de leur « philosophie » commune, faite de références antiques et musicales implicites :
« Meine liebe verehrte Gräfin !
(…) spreche ich ihnen nun Selbst Trost zu, wir endliche mit dem unendlichen Geist sind nur zu leiden und Freuden gebohren, und beynah könnte man sagen die ausgezeichneten erhalten durch Leiden Freude – (…) gott gebe ihnen weitere Kraft zu ihrem Isis Tempel zu gelangen, wo das gelaüterte Feuer alle ihre übel verschlingen möge u. sie wie ein neuer Phönix erwachen mögen.-
in eil ihr treuer Freund .»[12]
Si le « temple d’Isis » est une façon de nommer le château en Croatie où la comtesse se rendait, c’est aussi une allusion à la Flûte enchantée et à la purification par le feu – avec la référence au Phénix qui renaît toujours de ses cendres, métaphore de l’éternité tout autant que du processus d’initiation « à l’antique ».
Par-delà la dimension initiatique conférée à sa musique, Beethoven cherche à exprimer le rapport qu’il a au divin dans certaines œuvres spécifiquement ; cela, indépendamment de ses Messes (op.86 et op.123), même si la seconde, la Missa solemnis a des proportions et des interprétations musicales des moments et du texte de la messe tout à fait inhabituelles qui transforment cette Messe en hymne au pouvoir créateur de l’homme comme l’a souligné André Boucourechliev dans sa petite biographie de Beethoven[13]. Ainsi, plusieurs œuvres sont emblématiques du lien privilégié que Beethoven entretient avec le divin, que ce soit le Heiliger Dankgesang, ce « Chant de reconnaissance d’un convalescent à la divinité, dans le mode lydien », troisième mouvement du XVe Quatuor à cordes op.132 qui joue sur l’alternance et la variation d’un « molto adagio en mode de fa » et d’un « Andante » en ré majeur – soit la forme ABA’B’A’’ – ou que ce soit le motto du dernier mouvement du dernier Quatuor à cordes op.135 : « Muss es sein ? » – « Es muss sein »[14], motto qui ressemble à l’impératif catégorique d’assumer sa condition humaine caractérisée par le « Durch Leiden Freude ».
Par-delà ces quelques œuvres comportant des références verbales, beaucoup d’œuvres portent la marque du geste créateur audacieux voire altier à commencer par les grandes Sonates publiées très tôt « seule » sous un numéro d’opus (op.7 en 1797, op.53 en 1805 et op.57 en 1807). Pensons à la Troisième Symphonie op.55 composée entre 1803 et 1805 qui fait éclater les cadres de l’espace et du temps musical généralement admis, tandis que la Neuvième Symphonie op.125 composée essentiellement en 1823 fait éclater les données du genre symphonique jusque-là purement instrumental. Outre ces Symphonies, Beethoven a composé des Ouvertures qui pouvaient être exécutées en toutes circonstances pour célébrer un événement , et il a multiplié les versions d’un Opferlied (Chant de sacrifice, d’offrandes) pour en faciliter les usages dans des circonstances variées. Enfin, le paradigme de son orgueil de créateur unique : la composition des Trente-trois Variations op.120. Diabelli attendait une variation par compositeur viennois, or, si cinquante ont répondu à l’invitation, Beethoven en a imaginé trente-trois constituant une œuvre à part entière, si difficile à comprendre et à exécuter qu’il fallut attendre l’audace de Hans von Bülow qui finit par la jouer en concert à Berlin le 25 novembre 1856, soit près de quarante ans plus tard.
Cette proximité avec le divin, mise en évidence par Beethoven lui-même tant comme source de son inspiration que comme mission qui lui aurait été confiée, contribue à l’aura quasi religieuse qui, construite peu à peu à partir de mèches de cheveux, de collection d’autographes et du respect quasi sacré de sa musique, se cristallise au moment de sa mort.
Alité à partir de décembre 1826, Beethoven reçoit de nombreuses visites d’amis chanteurs, compositeurs, instrumentistes et il est très entouré par Stephan von Breuning et son jeune fils Gerhard, par Karl Holz, par son frère Johann et par Anton Schindler qui rédige ses lettres et donne de ses nouvelles aux amis se trouvant trop loin pour venir lui rendre visite, dont Andreas Stumpff ou Ignaz Moscheles à Londres. Alors qu’il a déjà perdu connaissance, le 24 mars 1827, Stephan von Breuning finit par accepter que deux artistes s’approchent de son lit de mort pour immortaliser ses derniers instants. La requête de ces deux artistes, Josf Teltscher (1801-1837) et Josef Danhauser (1805-1845), répond à leur désir de se faire un nom en réalisant le tableau représentant la mort du grand homme, à la manière de la mort de Socrate de David : les esquisses prises sur le vif, in situ, du moribond à l’agonie dans son lit, dans sa chambre, dans son appartement, puis le masque mortuaire prélevé le lendemain de la mort, devaient leur servir de base pour mettre en œuvre leur projet… qui ne fut pas réalisé, car représenter le héros terrassé par la mort n’était plus d’actualité après l’enterrement grandiose que ses amis organisèrent le 29 mars 1827 à Vienne. Pourtant, dans l’intimité, la mort de ce moribond fut vécue comme la disparition d’une figure divine : « Es ist vollbracht », ces paroles de l’Evangile de Saint Jean auraient été prononcées par un de ceux qui assista à la mort[15].
Mais cette association à la mort du Christ fut vite dépassée par la coïncidence du dernier souffle de Beethoven avec un gros orage typique des débuts de printemps : immédiatement, cette tempête de neige, cette grêle, ce tonnerre furent interprétés comme le signe de son apothéose, confirmant la dimension sacrée de Beethoven, héritier des héros antiques divinisés décrits par Plutarque. Appelé parmi les dieux, Beethoven reçut des honneurs funèbres hors du commun : en ce jour de deuil officiel (les écoles furent fermées), tous les moments des funérailles furent soigneusement préparés par les amis qui firent imprimer un carton d’invitation destinés à tous les artistes et musiciens de Vienne et qui passèrent une annonce dans la presse. Après le moment de recueillement devant le corps de Beethoven, exposé le visage recouvert d’un drap, et après le prélèvement clandestin de mèches de cheveux, le cercueil, entouré de huit maîtres de chapelle et de trente-six portes-flambeaux, fut conduit en procession jusqu’à l’église de la Trinité. Un homme tenant un crucifix et un orchestre d’harmonie ainsi qu’un groupe de chanteurs ouvraient la marche ; aux stations prévues, des arrangements d’oeuvres de Beethoven furent exécutés. Puis, des extraits du Requiem de Mozart et une musique funèbre, Libera me de Ignaz Ritter von Seyfried retentirent dans l’église bondée. Cette bénédiction fut suivie d’une procession de deux cents voitures tirées par des chevaux suivant un corbillard de haut luxe tiré par quatre chevaux jusqu’au cimetière à la porte duquel l’acteur Anchütz fit la lecture du discours rédigé par Grillparzer, car il était interdit de parler dans les cimetières. Avant de refermer la tombe, Hummel jeta des couronnes de lauriers puis une souscription fut lancée pour ériger un monument funéraire. Si Grillparzer insiste sur la dimension de Beethoven, artiste, homme d’exception s’adressant à tous les autres hommes, le monument conçu par Ferdinand Schubert, frère de Franz, relie la figure de Beethoven à la dimension du sacré : un obélisque sur un sarcophage ne portant que l’inscription BEETHOVEN ; mais sur l’obélisque se trouve une lyre et une tête entourée de rayons de soleil, ce qui évoque Apollon, et au sommet un médaillon dont la décoration, un papillon entouré d’un serpent se mordant la queue, est une métaphore de l’envol de l’âme et de la vie éternelle.
Beethoven est donc bien un personnage hors du commun, voire une figure sacrée, sans doute en relation avec le divin. Pour autant, sa musique, ses compositions sont difficiles à comprendre et la consécration du compositeur génial ne coïncide par avec une large diffusion de ses œuvres. Il a donc fallu que plusieurs admirateurs de sa musique multiplient leurs efforts pour la faire connaître et aimer, leur volonté et leur entreprise s’appuyant d’ailleurs sur la dimension sacrée de la figure de Beethoven. Ainsi le violoniste et chef d’orchestre François-Joseph Habeneck (1781-1849) crée à Paris en 1828, année du premier anniversaire de la mort de Beethoven, la Société des concerts du Conservatoire destiné à exécuter les Symphonies de Beethoven : il forgea ainsi un public et une écoute, et des exigences d’exécution qui impressionnèrent Berlioz, Liszt, Wagner. Et, puis, c’est avant tout Liszt qui ne cessa de faire connaître les œuvres de Beethoven, de toutes les manières possible : en jouant au piano les Sonates ou les Concertos, en dirigeant les Symphonies, en participant à des formations de musique de chambre pour interpréter des Duos et des Trios avec piano, et en transcrivant pour le piano nombre d’oeuvres, Symphonies tout autant que Lieder. Liszt intégra également certains thèmes célèbres comme celui du Trio à l’Archiduc op.97 ou celui de la Marche funèbre de l’Eroïca dans des Cantates écrites en hommage à Beethoven, en 1845 lors de la consécration de sa statue-monument à Bonn et en 1870 lors du centenaire de la naissance. Pour soutenir cette diffusion de la musique de Beethoven, Liszt s’est reposé sur la légende du « Weihekuss » ou baiser de consécration que Beethoven lui aurait donné lors de son concert d’adieu le 13 avril 1823 à Vienne… concert auquel Beethoven n’a pas assisté, mais qu’importe, Liszt n’a jamais démenti cette légende et s’en est réclamé à plusieurs reprises, au point qu’il a été perçu et représenté comme le grand prêtre de cette religion de la musique dont Beethoven est le prophète, avant d’en devenir le dieu à la fin du XIXe siècle. Cette attitude de Liszt se trouve au centre du tableau de Danhauser, peint en 1840 : Liszt au piano. Inspiré par Beethoven, présent sous la forme d’un buste, Liszt et les membres du mouvement « Jeune-France », ont tous le regard tourné vers cette figure sacrée, comme l’indique sa position sur l’horizon du ciel…
Si Liszt se pose en grand prêtre de cette religion de l’art que Beethoven, prophète aurait annoncée, Wagner cherche à s’en faire l’interprète également inspiré en publiant un programme à grand renfort de publicité pour accompagner son exécution de la Neuvième Symphonie à Dresde en 1846 : arguant du fait que cette œuvre est difficile à comprendre, il l’explique en puisant des références dans le Faust de Goethe, alors que le finale de cette Symphonie magnifie un poème de Schiller, certes très connu! si bien que Beethoven, par ce rapprochement avec Goethe, devient un des pères fondateurs de la culture allemande dont il incarne la supériorité dans le domaine musical. Beethoven est devenu une figure sacrée qui justifie la domination de l’Allemagne – ce que Bismarck a bien compris lui qui se sentait devenir plus hardi quand il entendait de la musique de Beethoven et plus particulièrement l’Appassionata…[16]
Le culte de Beethoven servi tout d’abord par Habeneck, par Liszt et par Wagner, chacun à sa manière, trouve de nouveaux adeptes en la personne du violoniste Joseph Joachim qui très jeune obtint un triomphe mémorable à Berlin avec le Concerto pour violon op.61 sous la direction de Mendelssohn. Par la suite, Joachim, à Hanovre, fit de la Neuvième Symphonie un véritable drame sacré, créant lui aussi une référence religieuse. Ainsi, au tournant du XXe siècle, Beethoven, compositeur de cette Symphonie avec chœurs, finit par connaître une véritable apothéose : de prophète qui annonçait la religion de l’art, il en devient le dieu consacré lors de la XIVe exposition de la Sécession viennoise en 1902. Tandis que le peintre Gustav Klimt réalise une frise qui suit le programme de Wagner édité lors de son exécution de la Neuvième en 1846, le sculpteur Max Klinger conçoit la statue d’un Beethoven en marbre, en onyx, en ivoire et en pierres précieuses, nu tel une divinité antique, le regard intérieur tourné vers le haut, vers les horizons lointains ; il est assis sur un trône somptueux, sur le dos duquel sont symbolisées les références antiques et christiques dont ce nouveau prophète, de dieu, a assuré la synthèse et il défie l’aigle symbole de puissance. Cette statue imposante est installée au cœur du dispositif de l’exposition : elle trône au centre du nouveau temple consacré à l’art. Beethoven est donc celui qui, en consacrant sa vie à la lutte contre le mal, a rendu possible le triomphe de la Joie.
La consécration de Beethoven atteint son point culminant au moment du premier centenaire de sa mort, en 1927, qui se trouve avoir lieu dans un contexte politique et culturel inquiétant : en pleine crise de conscience de l’Europe au lendemain de la Première Guerre mondiale et au temps de la montée du nazisme.
Ainsi en 1927, le mythe dont Beethoven est le prétexte avec tous les clichés qui le déclinent, est à l’œuvre partout dans le monde, pas seulement à Bonn, Vienne ou Berlin, mais à Lyon, à Paris, à Athènes, dans d’innombrables villes américaines ou encore à Tokyo. Des festivités longuement préparées font entendre immanquablement la Neuvième Symphonie et la Missa solemnis, la troisième Symphonie, le cinquième Concerto pour piano, le Concerto pour violon, les dernières Sonates pour piano… Dans le contexte de la crise de la conscience européenne, Beethoven permet de maintenir la foi en l’humain. Le petit livre publié par Romain Rolland (1866-1944) en 1903, Vie de Beethoven[17], en représente le paradigme : « Ranimons à son exemple la foi de l’homme dans la vie et dans l’homme » peut-on lire dès la préface. Puis, dans une Europe traumatisée par la Première Guerre mondiale, le recours au culte de Beethoven sert des causes différentes, voire opposées : si pour les Allemands, Beethoven est une gloire nationale, pour les pro-européens son « Hymne à la Joie » annonce la paix et la fraternité par-delà les rivalités nationales, comme l’atteste La Vie de Beethoven d’Edouard Herriot[18] (1872-1957) publiée en 1929, étude très documentée qui se termine sur un appel à la fraternité : « Âmes souffrantes, âmes généreuses, prenez cet homme pour votre compagnon ! »
Beethoven sert donc d’exemple car, « Héros de la conscience moderne », il est le « prophète contemplant la déroute définitive de la Douleur. Tout l’oeuvre de Beethoven est venu aboutir là : ce voyant, ce prophète, ce n’est même plus un prêtre, c’est l’Homme, simplement, l’Homme intégral, l’Homme entré en possession de la nature et maître du domaine mortel » peut écrire le polygraphe critique d’art Camille Mauclair (1872-1945) dans son essai La Religion de la Musique[19] publié en 1928 à Paris.
Comme nous l’avons déjà dit, l’élection de cette figure qui redonne courage a été préparée depuis de nombreuses décennies, avant même la mort de Beethoven, tant par les critiques musicaux et les biographes que par les compositeurs, les interprètes ou les artistes relevant des beaux-arts : cette identification à une divinité de l’Olympe n’a pas été inventée par Klinger, puisque dès 1804, le peintre Joseph Mähler associait le jeune Beethoven à Apollon. Et, dans bien des occurrences, Beethoven est désigné comme un Titan, dénommé l’Olympien : c’est ainsi que le monument de Caspar von Zumbusch, érigé à Vienne en 1878, l’associe à Prométhée, ce fils du titan Japet. Parfois également il est identifié à Bacchus, comme le rappelle Romain Rolland dans son petit livre en se référant à un ouvrage publié par Bettina Brentano en 1835 : « Un homme ivre de force et de génie. ‘ Je suis, a-t-il dit lui-même, je suis le Bacchus qui broie le délicieux nectar de l’humanité. C’est moi qui donne aux hommes la divine frénésie de l’esprit’ » ; citation que le sculpteur Antoine Bourdelle a inscrite, en partie, sur le socle de sa tête de Beethoven en 1902 : « Moi, je suis Bacchus qui pressure pour les hommes le nectar délicieux / Beethoven ».[20]
Cette vénération traduit avant tout l’effet produit par la musique de Beethoven : la fascination, l’envoûtement, comme l’écrit en 1936 dès sa préface de Pouvoirs de Beethoven, Emmanuel Buenzod (1893-1971)[21] : « Beethoven a ceci de fatal qu’il ne plaît ni ne charme : il envoûte et subjugue. Il oblige à prendre parti violemment pour le héros contre l’homme, pour la grandeur contre la mesure, pour l’inhumain contre l’humain. »
Cette vénération s’accompagne évidemment de références concernant l’origine de son inspiration : bien des représentations montrent Beethoven inspiré par la nature, ou par les muses, filles d’Apollon. Et bien des expressions lui sont prêtées, sans que la source soit authentifiée : ainsi, parmi les citations publiées par Romain Rolland, celle qui montre Beethoven pris à l’improviste par l’inspiration, « Croyez-vous que je pense a un sacré violon, quand l’Esprit me parle, et que j’écris ce qu’il me dicte ? »…
Nous avons déjà vu que cette vénération s’était d’abord manifesté par un culte des reliques : mèche de cheveux, bribes de manuscrits… et qu’elle était directement liée au mystère, voire à l’énigme prêtée à sa musique. Ainsi, le qualificatif très tôt utilisé par les critiques de « bizarr » s’est mué en une approche quelque peu mystique : sa musique difficile à déchiffrer, à comprendre ne pouvait qu’être en relation avec le mystère de la Création. Cette catégorie d’ordre sacré allait, en fait, à l’encontre des intentions de Beethoven, lui qui s’est plu à ériger le « Schwer » – le difficile – en concept participant au Beau et au Bien !
Or, pour ses contemporains, comme pour sa postérité immédiate, comment expliquer cette proximité avec le mystère ? Complaisamment relatées ou indûment supposées, les souffrances du créateur offrent alors une voie d’explication royale.Ainsi, de la divinité de l’Olympe, il y a eu glissement du côté du Christ, d’autant plus que Beethoven s’y est de facto identifié dans son oratorio Christus am Ölberg (Le Christ au Mont des Oliviers). L’idée sous-jacente est que Beethoven a souffert comme il en a laissé le témoignage poignant dans le Testament d’Heiligenstadt ; mais qu’ il a eu la force de braver son Destin, de ne pas se laisser engloutir par sa surdité, et cela, dans cette logique de pensée, pour le salut de l’humanité, pour apporter aux hommes la religion de la Joie, pour que leurs âmes puissent s’élever vers le divin. Ce déplacement vers la figure christique a une telle résonance dans les décennies qui suivent sa mort que, comme l’écrit Delacroix en 1854, son œuvre est perçue comme « un grand cri de douleur ».
Pour ceux qui confèrent une dimension christique à Beethoven, sa souffrance se manifeste également dans sa relation avec les femmes : il n’a jamais pu se marier, et a vécu dans la solitude, voire dans la chasteté. Ainsi, après avoir été « bafoué » en 1802 par la frivole Giulietta Guicciardi, pour laquelle il aurait composé la Sonate au Clair de lune (en réalité il n’a fait que la lui dédier!), il se serait secrètement fiancé avec Thérèse Brunsvick en 1806… Une gravure de Serafino Macchiati publiée dans le journal Je sais tout en 1908, intitulée : « Beethoven et sa fiancée », comprend une légende rédigée en ces termes : « En mai 1806, Beethoven se fiança avec Thérèse de Brunswick. Le mariage ne se fit jamais. Jusqu’à sa mort Beethoven aima Thérèse de Brunswick et Thérèse de Brunswick aima Beethoven jusqu’à sa mort. C’est une idylle douloureuse, digne de cette vie vouée à la tristesse. »[22] C’est d’ailleurs la raison pour laquelle Thérèse a longtemps été prise pour l’Immortelle Bien-aimée. Mais avant d’exprimer son désespoir dans cette fameuse lettre de juillet 1812, l’amour de Thérèse aurait suscité la composition de la Quatrième Symphonie : « Le lion est amoureux »…. Cliché dont Romain Rolland se fait l’écho encore en 1903.
Une autre raison de sa souffrance est souvent mise en avant, l’ingratitude de son neveu Karl qui le refuse comme père de substitution : le suicide raté de Karl le 6 août 1826 étant la cause directe de la mort de son oncle.
Toujours dans la logique de ceux qui voient en Beethoven une figure divine, pour eux ce « prophète » n’en demeure pas moins un homme, d’ailleurs un « homme qui ne rit jamais », comme en témoignerait à leurs yeux son masque … la confusion entre le masque pris de son vivant et le masque mortuaire n’embarrasse pas les biographes qui ne cessent de décrire le visage de Beethoven en insistant sur son menton en galoche, signe volontaire de supériorité.
Retrouver la dimension humaine de Beethoven est donc à double tranchant : c’est à la fois une façon d’insister sur sa dimension d’homme qui s’est fait dieu comme le Christ, et c’est également une volonté de de-idolâtrer Beethoven, de l’arracher à l’emprise de cette représentation déréalisée…
Même si Beethoven artiste peut être comparé à Shakespeare et à Michel-Ange, c’est d’abord un homme que tous les biographes se copiant les uns les autres présentent comme négligé, désordonné, colérique, misanthrope voire injuste avec les domestiques. Plusieurs textes et plusieurs dessins insistent sur sa solitude héroïque, son goût pour l’excès, pour la tempête. Et puis, sa volonté d’indépendance est mise en avant : il serait le premier compositeur qui ait revendiqué contre vents et marées sa liberté, quitte à être abandonné par les Viennois qui l’ont laissé vivre dans la misère. Sa farouche volonté de singularité se retrouverait également dans son refus de se plier à tout enseignement quel qu’il soit : il aurait prétendu ne rien avoir appris de ses maîtres. Cette attitude grossière, à la limite de la sauvagerie, s’expliquerait par le défaut d’éducation : il aurait eu une enfance malheureuse, son père alcoolique aurait été violent avec lui et sa mère aimante, impuissante à le protéger pourtant il garderait un souvenir ému de sa mère qui permet à la princesse Lichnowky de lui faire accepter de réviser Fidelio en 1806…
Enfin, malheur, grossièreté, maladresse, ne l’empêchent pas d’afficher ses opinions politiques « républicaines » : il ose même faire la leçon à Goethe en 1812 à Teplitz en refusant d’enlever son chapeau lors de la rencontre avec la famille impériale.
Ce libre-penseur musical aurait été rétif à expliquer ce qu’il voulait dire avec sa musique : heureusement Schindler, son « ami », « garant de l’héritage », a su lui soutirer quelques explications concernant « l’idée poétique » qui préside à certaines de ses œuvres : ainsi, « lisez La Tempête » aurait-il dit pour faire comprendre les Sonates op.31 n°2 dite La Tempête » op.57 dite Appassionata.
Schindler a soutenu que le deuxième mouvement, Allegretto scherzando, de la Huitième Symphonie dérivait d’un canon « Ta ta ta » composé en imitation au métronome de Maelzel. Or c’est Schindler qui a inventé ce canon, comme il a falsifié les Cahiers de conversations pour se donner le beau rôle d’ami et d’élève ; et ce sont ces falsifications dans un contexte de compétition pour bénéficier de l’héritage symbolique de Beethoven qui se sont conjuguées aux composantes plus anciennes du mythe de Beethoven pour produire les clichés qui circulent encore : le cliché de l’inspiration sans travail alors qu’il a laissé des esquisses innombrables ; celui de son mépris pour l’enseignement alors qu’il a été enchanté par les leçons de Haydn, qu’il a payé lui-même ses cours de contrepoint avec Albrechtsberger en 1794 comme ses cours de composition sur des textes italiens avec Salieri en 1801 ; le cliché des amours impossibles car il est impensable que Beethoven garde encore des secrets ; celui de l’abandon par les Viennois et l’indépendance farouche alors que Beethoven a toujours voulu obtenir un poste officiel et que les aristocrates viennois lui ont versé une « rente » à plusieurs reprises, le prince Lichnowsky au début de son installation à Vienne ; l’archiduc Rodolphe, les princes Kinsky et Lobkowitz en 1809.
Pour rendre obsolètes tous ces clichés, depuis la seconde moitié du XXe siècle, un travail de démythification est entrepris : la démarche étant de rétablir l’authenticité des sources, de se méfier des propos rapportés des dizaines d’années après, de revenir aux partitions des œuvres dans la publication voulue et approuvée par Beethoven et de mettre en évidence les falsifications de Schindler, comme les raisons des légendes, sachant qu’une certaine forme de vérité émane de l’imagination et de la fiction. Ainsi, le cliché « le destin frappe à la porte » qui procède du « je veux prendre le destin à la gueule » écrit dans une lettre à son ami intime Wegeler en 1801, rend compte de la force de la musique de Beethoven qui ne laisse pas indifférent et reflète sa volonté d’entraîner les auditeurs, sur le modèle le l’initiation antique, via la Flûte enchantée, vers l’expérience de la transcendance.
L’entreprise de démythification, de démontage, est au cœur de l’œuvre commandée à Mauricio Kagel (1931-2008), compositeur d’origine argentine, par la Westdeutscher Rundfunk lors du second centenaire de la naissance de Beethoven, en 1970. Pour réaliser l’hommage attendu par le public, Kagel produit un film en noir et blanc, Ludwig van : ein Bericht (Bericht signifie : un aperçu, un communiqué, un exposé) ; ce film est constitué d’une succession de séquences sans lien apparent et est caractérisé par les mouvements quelque peu erratiques de la caméra. Si le film n’est ni linéaire, ni narratif, sa structure et son déroulement, certes insolites, sont très solides : elles reprennent, à leur manière, la démarche même des Trente-Trois Variations op.120 composées par Beethoven sur un thème passe-partout proposé par Anton Diabelli. Signalons que Beethoven parlait de « métamorphoses » (Veränderungen), ce que Kagel a retenu en s’appuyant sur les notions rhétoriques de métaphore et de métonymie et en réalisant des « installations » commandées à des plasticiens contemporains[23]. Avec une caméra très mobile, métaphore du jeu instrumental, Kagel a métamorphosé lui aussi un thème banal, ici le fait de se raser le matin, métaphore de l’ennui provoqué par la saturation de l’offre de musique de Beethoven, en multiples configurations de l’imagination, insolites et polysémiques, voire au sens indécidable. Kagel parle de son film comme d’un « métacollage », d’une transposition au deuxième degré des références musicales, des images et des discussions les plus courantes qui circulent sur Beethoven. Le film est donc constitué d’une suite de séquences qui s’enchaînent sans logique autre que celle de la fantaisie et du contraste, à la manière des 33 Variations Diabelli, le plus souvent par tuilage, sans véritable rupture d’une séquence à l’autre, même si parfois elles sont séparées par un écran noir équivalent des silences beethovéniens…. Les références et images-clichés sont multiples, combinant toutes les approches et toutes les questions en suspens, voire énigmatiques, de la vie et des effets de la musique de Beethoven. Ainsi, s’entremêlent des éléments biographiques, des fragments d’oeuvres arrangées pour orchestre de salon ou pour des formations dominées par les vents, des interprétations aux multiples sens du terme décliné à partir de la question récurrente du sens et de l’effet de la musique de Beethoven : Kagel se plaît à présenter les interprétations des « commerciaux », des « savants », voire des « politiques », des artistes, pianistes comme plasticiens.
Ainsi, par-delà sa consécration et malgré toutes les manipulations qu’il a subies, Beethoven résiste : compositeur de génie, il suscite toujours et encore l’enthousiasme des interprètes et du public, la complexité de son œuvre étant inépuisable. Ses audaces d’écriture sont encore interrogées par les compositeurs contemporains. Il demeure incontournable tandis que sa musique « essentielle » continue à atteindre l’être au plus profond de chacun, qu’il soit interprète ou qu’il soit auditeur.
[1]Ludwig van Beethoven, Symphonies. Transcriptions pour piano par Franz Liszt, Leipzig, Edition Breitkopf & Härtel, 1865.
[2] In Vorwort « Seine Symphonien werden heutzutage allgemein als Meisterwerke anerkannt ; wer irgend den ersten Wunsch hegt, sein Wissen zu erweitern oder selbst Neues zu schaffen, der kann diese Symphonien nie genug durchdenken und studieren. »
[3]Voir Silke Bettermann, Beethoven im Bild. Die Darstellung des Komponisten in der bildenden Kunst vom 18. bis zum 21. Jahrhundert, Verlag Beethoven-Haus Bonn, Carus, 2012.
[4]Comme l’a mis en évidence Sieghard Brandenburg dans sa contribution « Künstlerroman und Biographie / Zur Entstehung des Beethoven-Mythos im 19. Jahrhundert » publiée dans Beethoven und die Nachwelt, Bonn, Beethoven-Haus, 1986, p.65-80.
[5]Comme Marie-Pauline Martin l’a mis en évidence dans sa thèse publiée sous le titre de Juger des arts en musicien, un aspect de la pensée artistique de Jean-Jacques Rousseau, Paris, Editions de la Maison des sciences de l’homme, 2011.
[6]« Je Suis, Ce qui est » / « Je suis tout, Ce qui est, Ce qui a été et Ce qui sera, Aucun mortel n’a soulevé mon voile » / « Il est seul, ne procède que de lui-même, et de lui l’Unique toutes les choses sont redevables de leur existence »
[7] Voir Friedrich Schiller, Briefe über die ästhetische Erziehung des Menschen (Lettres sur l’éducation esthétique de l’homme), Paris, Aubier, 1992. Ce texte qui date de 1794-1795 a été publié dans la revue Les Heures (n°1 et n°2) que Schiller venait de fonder avec Goethe.
[8]Id., p.289.
[9]« Je vis uniquement pour mon art et pour accomplir en tant qu’homme ce qui est de mon devoir ». L’orthographe est celle de Beethoven.
[10] « je ne vis que dans mes notes ».
[11] « oui mon cher, ciel, mon royaume est dans les airs, comme le fait souvent le vent, ainsi tourbillonnent les sons ».
[12]“Ma chère et bien-aimée comtesse! (…) je cherche à mon tour à vous consoler, nous êtres finis à l’esprit infini nous ne sommes nés que pour les souffrances et les joies, et on pourrait presque dire que les meilleurs obtiennent la joie à travers les souffrances – (…) que dieu vous donne la force d’accéder à votre Temple d’Isis , où le feu le plus pur pourra dévorer tous vos maux et pourra vous réveiller tel un nouveau Phénix. » C’est Beethoven qui souligne.
[13]A. Boucourechliev, Beethoven, Paris, Solfèges/Seuil, 1963, pp.109-115.
[14]« Cela doit-il être ? » – « Cela doit être ».
[15] Voir le catalogue de l’exposition Drei Begräbnisse und ein Todesfall, Verlag Beethoven-Haus, Bonn, 2002, p.89.
[16] Voir l’article de Heribert Schröder, « Beethoven im Dritten Reich » in Beethoven und die Nachwelt, op.cit., p.216.
[17]Romain Rolland, Vie de Beethoven, Paris, le Cahiers de la Quinzaine de Charles Péguy, 1903.
[18] Edouard Herriot, La Vie de Beethoven, Paris, Gallimard, 1929.
[19] Camille Mauclair, La Religion de la Musique, Paris, Librairie Fischbacher, 1928.
[20]Emile Antoine Bourdelle, Buste de Beethoven, bronze 1902, Beethoven-Haus.
[21]Emmanuel Buenzod, Pouvoirs de Beethoven, Paris, Editions R.A. Corêa, 1936.
[22]Voir Silke Bettermann, op.cit., p.62-63.
[23] Pour entrer dans la notion d’installation le livre de Marianne Massin, Expérience esthétique et art contemporain, Presses Universitaires de Rennes, 2013, est très précieux : elle montre comment les artistes plasticiens contemporains nous incitent à lier sensorialité et pensée, sollicitant notre mémoire et nos libres associations tout en nous permettant de déployer notre imaginaire.