Elisabeth Brisson, 2 juin 2022

Peut-être avez-vous déjà remarqué que les mythes de l’Antiquité occidentale concernant la musique possèdent deux dimensions en apparence contradictoires ? Ils font passer du ciel à l’enfer, de l’espace angélique au monde infernal, diabolique. Cette tension inhérente a été profondément ressentie par Liszt qui affirmait que la musique était « un art divin et satanique, qui plus que tout autre vous induit en tentation » (lettre du 1er décembre 1877 à Carolyne de Sayn-Wittgenstein) … Tout en élevant l’âme, la musique risque d’entraîner dans les plus folles turpitudes (telle « L’orgie des brigands » de Berlioz in Harold en Italie) ou dans les plus irrésistibles jouissances perverses sous couvert de la bienséance (pensons à la musique du deuxième acte de Parsifal, avec Klingsor).

Cette double dimension a été mise en évidence par les mythes les plus anciens

Ainsi, la séduction de la voix chantée, surtout celle des femmes, n’est pas seulement liée aux charmes de l’amour : elle peut être avant tout mortifère, comme l’enseigne le mythe d’Ulysse et des Sirènes. Pour se prémunir de l’effet irrésistible du chant des Sirènes, Ulysse se fait attacher au mât de son navire, tandis que ses compagnons succombent à la séduction …

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Ulysse et les Sirènes

Cet effet mortifère a été repris par Heinrich Heine au cours des années 1820, dans son poème Die Lorelei, ballade présentée comme d’origine populaire et très ancienne : attirés, séduits par le chant de cette fée assise sur son rocher qui domine le Rhin, les nautoniers oublient d’éviter les obstacles qui représentent un danger mortel. La beauté de son chant entraîne dans une mort inéluctable.

Guillaume Apollinaire : La Loreley - Le blog de Robin Guilloux

L’origine des instruments plonge également dans le registre infernal !

 Ainsi, l’invention de la lyre attribuée à Hermès procède de ruse, de violence et de vol ! Les cordes qu’il tend sur une carapace de tortue proviennent des boyaux des bêtes du troupeau qu’il a détourné à son profit… A peine né, Hermès sort de sa caverne et s’empare d’une tortue qu’il tue et éviscère, puis il a l’idée de transformer cette carapace en instrument de musique : pour fabriquer des cordes, il vole le troupeau de son frère Apollon et tue les bœufs pour utiliser leurs boyaux ! Pour se faire pardonner par Zeus, il joue de son instrument avant de l’offrir à Apollon : la lyre devient ainsi un des emblèmes du dieu de la musique et de la poésie chantée…, manifestation de la magie de la musique capable de métamorphoser êtres animés et objets inanimés.

Et l’invention de la flûte de Pan, assemblage de tuyaux de longueur inégale joints par la cire, n’est-elle pas associée à une tentative de viol ! celui de la nymphe Syrinx qui cherche à échapper à la poursuite de Pan en se transformant en roseaux de marais…

Vignette pour la version du 26 octobre 2010 à 22:48
Rubens, Pan et Syrinx, 1636, Musée Bonnat

Quant à la flûte elle est indissociable de la malédiction prononcée par Athéna : elle se trouve donc génératrice de scènes tragiques… en toute innocence, comme son timbre pur et aérien le laisse supposer, et comme Mozart nous invite à l’écouter, à l’envisager, en digne héritier du mythe d’Orphée, ce musicien qui charmait les bêtes sauvages par sa musique.

Regardons de plus près les récits antiques, dont la synthèse a été faite par Ovide dans son long poème (12000 vers) intitulé Les métamorphoses

Athéna tout heureuse d’avoir fabriqué une flûte double à partir d’os de cerf essaye d’enchanter les autres dieux à l’occasion d’un banquet : contrairement à ses attentes, Héra et Aphrodite se moquent d’elle, tandis que les autres dieux sont charmés. Dépitée, elle trouve une source, miroir dans lequel elle se regarde jouer : elle est alors horrifiée par son visage joufflu, déformé. Furieuse, elle jette sa flûte et prononce une malédiction contre celui qui la ramasserait. Le satyre Marsyas se laisse prendre au piège : il ramasse cet instrument sur lequel il trébuche et il se rend compte que la musique qui en sort toute seule sonne divinement. Il parcourt alors les forêts en se vantant de produire une musique qui dépasse en beauté celle que fait entendre Apollon avec sa lyre. Furieux, Apollon lui propose un concours qui sera présidé par les neuf Muses. La joute ne permettant pas de déclarer l’un ou l’autre vainqueur, Apollon défie alors Marsyas de faire comme lui, c’est-à-dire de chanter tout en jouant… Vaincu, Marsyas reçoit un châtiment épouvantable décidé par Apollon qui le cloue à un pin et lui arrache la peau… Marsyas meurt donc totalement écorché ce qui entraîne les larmes de ses compagnons, faunes, satyres et nymphes, tandis que son sang s’écoulant est à l’origine d’un fleuve.

Sarcophage : concours musicale entre le dieu Apollon et le satyre Marsyas -  Crotos
Sarcophage en marbre : concours musical entre le dieu Apollon et le satyre Marsyas, -295 – Musée du Louvre

Cette lyre qui donne la supériorité à Apollon car il peut chanter tout en faisant résonner les cordes, est devenu l’instrument de son fils Orphée. Les pouvoirs enchanteurs de cette lyre sont mis en valeur par la légende : Orphée est capable de dompter non seulement les bêtes sauvages, mais également d’endormir le gardien des enfers …. de façon à franchir le Styx pour aller rechercher sa bien-aimée Eurydice, mordue mortellement par un serpent le jour de leurs noces ! Impatient de réconforter celle qu’il ne doit pas regarder en se retournant, il transgresse les conditions du contrat passé avec le roi des Enfers, si bien que sa bien-aimée redevient une ombre et regagne la profondeur des enfers. Eperdu de douleurs, Orphée se refuse à toutes les nymphes qui jalouses finissent pas le dépecer et par disperser ses membres à tout vent (dans une version particulièrement tragique de la légende !).

Naming the Gods: Cy Twombly's Passionate Poiesis | Ancient greek pottery,  Ancient greece, Ancient
Mort d’Orphée
vase antique: Mort d’Orphée, stamnos à figures rouges d’Hermonax, ve siècle av. J.-C., musée du Louvre (G 416).
Giulio Romano (Giulio Pippi, dit aussi Jules Romain), La mort d’Orphée, vers 1530, Musée du Louvre, Département des Arts graphiques, INV 3494, Recto – https://collections.louvre.fr/ark:/53355/cl020100702 – https://collections.louvre.fr/CGU
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Gustave Moreau, Jeune fille thrace portant la tête d’Orphée, 1865 – Musée d’Orsay

Ecorchement, démembrement, furie, sang, castration sont donc des références implicites dans la musique, qui est donc en relation avec les forces obscures, la sauvagerie indomptée ou difficile à dominer, tapie au cœur de l’être humain.

La musique est donc très ambivalente : elle permet de donner le change, de donner l’illusion de la victoire du bien sur le mal, sans pour autant venir à bout de la dynamique infernale. A l’instar de tout art, elle puise son inspiration, sa substance dans ce qui constitue l’inconscient, cet héritage ancestral, accumulation d’horreurs et de bonheurs inextricablement mêlés qui régissent nos vies … et impulsent nos désirs aux manifestations les plus inavouables.

La musique n’est donc pas seulement harmonie, propice à l’apaisement et à la joie. Elle porte aussi en elle la violence la plus sauvage, souvent de manière très subtile, comme l’atteste la réflexion de Schumann : « Les œuvres de Chopin sont des canons enfouis sous des fleurs » (1836).[1]

Ménade dansant -Ve s. : Copie romaine d’un original grec attribué à Callimaque – Réunion des musées nationaux, Grand-Palais

[1] Voir le développement de cette affirmation dans « Wagner m’a tué !» / Les enjeux de la musique en 25 citations, p.263-275, dans la partie « Les effets / Emprise, instrumentalisation, résistance, subversion », Paris, ellipses, 2011.