Für Elise
Par Elisabeth Brisson – Texte revu le 27 janvier 2022
„La Lettre à Elise“ est le nom donné à une petite pièce pour piano, WoO 59, attribuée à Beethoven – ce titre n’étant pas de lui.
Ce morceau très court est très populaire : pas un apprenti pianiste qui ne l’ait joué et chaque fois qu’un piano trône dans un salon, il se trouve toujours quelqu’un pour „pianoter“ le début: „mi-ré-mi-ré-mi-si-ré-do-la“… Avant même que cette „ritournelle“ ne soit choisie comme signal sonore de téléphone portable, elle a été commercialisée sous forme de boîtes à musique…la structure en boucle de la mélodie s’y prêtant parfaitement.
Cette petite œuvre en la mineur, de tempo Poco moto, à 3/8, de 103 mesures, est de forme rondo ABACA. Le thème A et les « couplets » B et C mettent en valeur la tonalité de la mineur. Le thème joue sur des arpèges de la mineur, entraînés par un petit motif qui tourne sur lui-même. Le premier « couplet » commence en fa majeur et installe quatre mesures en ut majeur, le second s’organise autour de tensions harmoniques sur une pédale de la, répétés pendant seize mesures, avant de retrouver le thème précédé d’une descente chromatique sur deux mesures de triolets.
Pourquoi cette popularité ?
La popularité découle de la simplicité du refrain qui, à la fois entraînant et stable, est aussi facile à jouer qu’à chanter ou qu’à identifier, ce qui produit toujours une grande satisfaction, celle d’être en pays connu loin de tout ce qui est secrètement familier.
Inédite et donc restée inconnue du vivant de Beethoven, cette petite oeuvre, cette „bagatelle“, fut publiée pour la première fois en 1867 par le musicologue Ludwig Nohl dans une édition de lettres de Beethoven nouvellement découvertes : Neue Briefe Beethovens, Stuttgart, 1867 – l’annonce de la découverte de la partition manuscrite, faite par une revue viennoise spécialisée dans le théâtre et la musique le 5 août 1865, indiquait que le „Professor Nohl“ avait découvert à Munich le manuscrit autographe d’une petite oeuvre pour piano totalement inconnue portant la mention „ Für Elise, 27. April“.
Après cette première apparition en public, cette pièce fut publiée en 1888 dans un volume de supplément aux oeuvres complètes (Gesamtausgabe – GA – publiée par Breitkopf & Härtel à Leipzig en 24 volumes entre 1862 et 1865).
Une authenticité douteuse
Mais depuis cette publication effectuée par Nohl, le manuscrit autographe est introuvable… ce qui incite certains musicologues à douter de l’authenticité beethovénienne de cette bagatelle. Pourtant si l’autographe manque, il existe plusieurs feuilles d’esquisses qui témoignent de l’invention de Beethoven, mais qui ne donnent aucune indication quant à la dédicataire et qui ne confèrent pas de forme définitive à cette bagatelle.
Une première esquisse de la mélodie se trouve parmi les esquisses de la Symphonie Pastorale, elle daterait donc du printemps 1808 et se trouve actuellement à Berlin dans Sizzenbuch Lansberg 10, p.149. Puis, des esquisses assez élaborées se trouvent sur les pages 1 et 4 d’une double feuille, conservée à Bonn par le Beethoven-Archiv sous la cote BH-116, comportant d’autres esquisses et datant du printemps 1810 : « n°12 » est inscrit en tête de la page 1 – cette double feuille fut retrouvée, en 1827, parmi d’autres œuvres d’époques variées et numérotées par Beethoven, dans une enveloppe intitulée « Bagatelles ». Ces esquisses témoignent d’un stade avancé du processus créateur, proche de la partition : Beethoven a peut-être mis au propre un manuscrit à partir de cette ébauche (brouillon) en 1810, mais aucune trace n’en a été retrouvée ?
Qui est cette „Elise“?
Comme la découverte de Nohl provenait des archives de la famille de Thérèse Malfatti – que Beethoven espérait épouser en 1810 -, il en a été déduit que cette Bagatelle était destinée à Thérèse, prénom que Nohl aurait transcrit en „Elise“ tant l’écriture de Beethoven était difficle à déchiffrer… Actuellement encore au début du XXIe siècle, des chercheurs s’interrogent sur l’identité de cette „Elise“, échafaudant des conjectures démontées par d’autres chercheurs critiques…
Sauf démentis sérieusement argumentés, il est établi aujours’hui que Beethoven a repris une mélodie qu’il avait notée en 1808 pendant qu’il composait la Symphonie Pastorale, comme thème d’une petite pièce pour piano qu’il aurait pu offrir à Therese Malfatti 1792-1851) le 27 avril 1810, au moment où il se préoccupait de l’apprentissage musical et pianistique de cette jeune fille de dix-huit ans qu’il trouvait très douée pour la musique. Beethoven avait rencontré cette jeune fille, plus jeune que lui de 22 ans, peu de temps auparavant – il avait été présenté à la famille par son ami Gleichenstein au début du printemps 1810. Epris d’elle, il lui conseilla aussi bien des lectures – Shakespeare dans la traduction de Schlegel, Wilhelm Meister de Goethe – que des morceaux de piano à travailler – peut-être même lui a-t-il écrit des exercices, dont cette petite composition qui met en valeur la tonalité de la mineur – les arpèges établissant une référence implicite au premier Prélude du Clavier bien tempéré de Bach, œuvre didactique par excellence, avec laquelle Beethoven s’était familiarisé dès son plus jeune âge.
Douze ans plus tard, en 1822-1813, au moment où Beethoven composait de nouvelles Bagatelles (op.119 et 126), il a repris le brouillon de cette mélodie notée en 1808/1810 avec l’intention de composer une petite pièce à intégrer comme « n°12 » dans un ensemble de bagatelles – revoyant son ébauche il en précisa le caractère « molto grazioso » et retoucha quelques passages sans prendre le temps de s’arrêter sur l’organisation d’ensemble, mais il n’eut pas l’occasion d’élaborer une version définitive, car les projets d’édition échouèrent, l’éditeur Peters refusant les Bagatelles jugées indignes de Beethoven : si elle avait été achevée pour être éditée, cette Bagatelle n’aurait sans doute pas eu la même allure que la version que Nohl lui attribue.
Ainsi, la version établie par Nohl – celle qui est mise en circulation par toutes les éditions du commerce – serait une « interprétation » effectuée à partir de cette ébauche de Beethoven – que en était au stade du brouillon qui précède immédiatement la mise au propre, mais qui n’était pas encore la version achevée… – et donc Nohl aurait publié comme étant de Beethoven une version « arrangée », qu’il aurait mise en forme en interprétant les indications portées par Beethoven sur son brouillon – il s’agit en tout cas d’une version non revue par Beethoven. Cette hypothèse avancée par un musicologue italien Luca Chiantore, en 2009, a suscité une controverse reprise par la presse qui se fait l’expression de la stupeur générale : la Lettre à Elise si connue ne serait donc pas de Beethoven… ce qui n’empêchera pas, pourtant, ce petit morceau de rester un tube.
Cette double énigme – celle de la destinataire et celle de l’authenticité – serait-elle une des raisons de la popularité de cette petite oeuvre ? En tout cas, elle entretient l’attention qui lui est portée.
Cette double énigme témoigne, également, de l’importance du travail de recherche des musicologues qui s’attachent à débusquer les impostures et les clichés entourant, masquant ou entravant l’accès comme la réception et la compréhension de bien des oeuvres les plus célèbres.
Donc, la véritable destinataire de la Lettre à Elise reste toujours une recherche d’actualité. Plusieurs hypothèses ont été avancées sur son identité : si pour le musicologue contemporain Klaus Martin Kopitz il s’agirait de la chanteuse, et amie du compositeur, Elisabeth Röckel (1793–1883), surnommée « Elise », pour Ludwig Nohl, qui avait découvert la partition en 1865, Beethoven aurait écrit plutôt « Thérèse », en l’honneur de Thérèse Malfatti von Rohrenbach zu Dezza, qu’il demanda en mariage en 1810. Espoirs conjugaux anéantis par un douloureux refus…
La recherche de la destinataire est obstinée… obstination qui évite de s’interroger sur l’authenticité de la bagatelle… mise donc en question en 2010 par le musicologue italien Luca Chiantore qui attribue la composition définitive à Ludwig Nohl : ce musicologue aurait « reconstitué » cette Bagatelle à partir d’esquisses et aurait déclaré la partition autographe perdue et pour cause : elle n’a jamais existé ! Luca Chiantore dénonce ainsi une mystification… Mais, comme Alex Ross le fait remarquer, s’il est vrai que la partition autographe n’a jamais été retrouvée, il existe tout de même des esquisses très avancées. Aussi, comme l’affirme la musicologue Julia Ronge : « la mélodie la plus connue de Beethoven, qui a fait son entrée dans les sonneries de téléphonie mobile, repose encore sur des théories fragiles ».
Orientation bibliographique
Ludwig van Beethoven, Klavierstück a-Moll WoO 59, Für Elise. Kritische Ausgabe mit Faksimile der Handschrift BH 116, Skizzentranskription und Kommentar von Sieghard Brandenburg, 3. Auflage 2009 (Sieghard Brandenburg, Für Elise, Verlag Beethoven-Haus Bonn 2002, reed. 2007. Facsimile et étude critique de ce Klavierstück).
Sieghard Brandenburg in « Zur Ästhetik der musikalischen Miniatur », dans sa présentation des Facsimile des Bagatelles op.126, Beethoven-Haus, 1984, p.53.
Elisabeth Brisson, Guide de la musique de Beethoven, Paris, Fayard, 2005.
Klaus Martin Kopitz, “Wer war Elise?”, im Band 9 der Bonner Beethoven-Studien, 2010.