« Von Herzen – Möge es wieder – zu Herzen gehn

Elisabeth Brisson, 29 mars 2010 – Texte revu me 27 janvier 2022

Beethoven avec le manuscrit de la Missa solemnis par Joseph Karl Stieler, 1819/1820 (Beethovenhaus, Bonn, B 2389)

Manuscrit autographe du Kyrie de la Missa Solemnis op.123

 Staatsbibliothek zu Berlin Preussischer Kulturbesitz

Ce souhait a été inscrit par Beethoven (1770-1827) sur la première page de la partition manuscrite[1] – sous le titre du Kyrie – de sa Missa Solemnis op.123, composée entre 1819 et 1823 pour célébrer la nomination de l’archiduc Rodolphe comme archevêque d’Ollmütz.

L’audace de la Missa Solemnis

   Comme pour bien de ses compositions, Beethoven n’a pas pu tenir les délais qu’il s’était fixés : terminer sa messe solennelle pour qu’elle soit exécutée lors de la cérémonie d’intronisation du nouvel archevêque en mars 1820. Au lieu des six mois prévus, il mit plus de quatre ans à élaborer une œuvre qui n’était plus exclusivement destinée à une cérémonie liturgique catholique, mais qui, tel un oratorio – en référence au Messie de Haendel -, pouvait être exécutée en toute occasion solennelle hors d’une église, bien que constituée des cinq parties de l’ordinaire de la messe : Kyrie, Gloria, Credo, Sanctus/ Benedictus, Agnus Dei.

Ce « souhait » est donc formulé et inscrit par Beethoven sur le manuscrit autographe de la Missa Solemnis, œuvre gigantesque et hors normes, détournée de sa destination liturgique, pour devenir une vaste épopée à la gloire du pouvoir créateur de l’homme. Beethoven, qui avait pris l’initiative de composer une œuvre digne de la cérémonie d’intronisation de l’archiduc à la fonction d’archevêque, exprima, par la conception, et dans la composition même de sa Missa Solemnis, l’interprétation qu’il donnait à cette fonction – définie en ces termes dans sa lettre du 3 mars 1819 à l’archiduc : « La nouvelle charge de V.A.I. qui embrasse avec une telle plénitude l’amour de l’humanité, est certainement une des plus belles, et de ce fait V.A.I. sera toujours le plus beau modèle de guide temporel et spirituel. »[2]

Par delà ce style épistolaire auquel il se sentait obligé de recourir dans sa correspondance avec l’archiduc Rodolphe, Beethoven mettait l’accent sur l’idéal d’humanité qu’il attachait à cette charge archiépiscopale. Il se devait donc de composer une œuvre qui porterait elle aussi cet idéal en orientant les différents moments de la Messe vers des sortes de « drame de l’âme » (Seelendrama) concernant tout croyant dans son rapport à la divinité, comme lieu d’expression de la transcendance. Dans cette perspective, Beethoven prit la messe, dans chacun de ses moments, comme une juxtaposition de scènes, à chacune desquelles la musique devait conférer, et devait constituer, une dimension émotionnelle et spirituelle en relation avec les termes consacrés par la liturgie – c’est-à-dire que Beethoven voulait faire comprendre aux auditeurs, et aux interprètes, ce qu’il en était de la condition humaine (la nature de l’homme, ses angoisses, ses joies, ses attentes, sa combativité, etc.) ainsi que des facultés créatrices de l’homme.

Changer ainsi la destination liturgique de la Messe pour en faire un moment de musique de concert profane, était faire preuve d’une audace incroyable. C’était une façon de mettre l’accent sur la dimension d’abord spirituelle de cette musique (avant sa dimension religieuse et liturgique) – ce que confirme l’interprétation musicale des paroles du Credo qui passe très rapidement sur le mot « catholicam » (seules les voix de ténor dans le chœur prononcent ce mot, sans insister dessus, tandis que les voix de soprano et d’alto répètent « cre-do » avec une forte conviction appuyée par des sforzando – mesure 282). Beethoven ne se posait plus en humble serviteur du culte catholique, mais en créateur dont la mission était de faire éprouver aux hommes la dimension de la transcendance. Il souhaitait que sa Messe éveille chez les chanteurs et chez les auditeurs des sentiments religieux de façon permanente.

La musique fait accéder à la dimension de la transcendance

Dans ce contexte audacieux, la formule « Von Herzen …», qui prend la forme d’un souhait, a d’abord une raison conjoncturelle : c’est une façon de contourner le protocole qui impose à Beethoven, du fait de sa position sociale, déférence et humble soumission à un archiduc, de surcroît archevêque – mais, il se trouve que ce membre de la famille impériale au sommet de la hiérarchie ecclésiastique est également son élève : il lui enseigne le piano et la composition, et échange avec lui des considérations d’ordre esthétique qui tournent autour de la question de la création… ou de la pratique musicale assimilée à des « exercices spirituels » quotidiens.

Le recours à cette formule permettait également à Beethoven d’inscrire son œuvre insolite – une messe transformée en oratorio – dans la catégorie esthétique qui s’imposait alors comme la seule acceptable : celle qui faisait de la musique le langage du cœur.

Les articles publiés dans les revues de critique musicale contemporaines de Beethoven se font l’écho de cette conception de la musique. Ainsi, à l’occasion de la publication de la Sonate op.57, baptisée plus tard « sonata appassionata », un article de l’Allgemeine musikalische Zeitung IX (1807 [col.433-436])conteste les audaces musicales de Beethoven : « Chacun connaît l’habitude que B. a de composer de grandes Sonates ; en ce qui concerne la diversité dans l’unité, B. reste fidèle à lui-même », affirme le rédacteur qui déplore pourtant que dans le premier mouvement, comme dans les autres grandes Sonates, Beethoven ait laissé se déchaîner beaucoup trop de mauvais esprits – est-ce vraiment utile, se demande-il, de se battre avec tant de difficultés et d’inanités dues à la « recherche du bizarre à tout prix » ? Pour le mouvement lent, son jugement est plus nuancé : il trouve le « court Andante con moto à variations » d’un « très grand art », même s’il est difficile de trouver la mélodie, et même si Beethoven manifeste une fois de plus un certain « m’as-tu vu » ; pourtant c’est une musique qui va droit au cœur («wenn du nicht fühlst, solche Musik gehe von Herzen zu Herzen »). De même le dernier mouvement est fort apprécié par le critique qui le trouve « seelenvoll », d’une grande force et d’une grande maîtrise.

Le rédacteur, qui se fait ici l’écho d’une critique fréquente à l’encontre des compositions de Beethoven, lui conseille donc de renoncer à l’effet du « bizarr » – c’est-à-dire de renoncer à des tournures mélodiques, harmoniques, rythmiques qui n’entrent pas encore dans les catégories mentales des « connaisseurs », parce qu’elles dépassent l’horizon d’attente et qu’elles bousculent les repères esthétiques établis – pour toucher les cœurs, pour émouvoir et non pour surprendre.

En utilisant cette formule, Beethoven se coulait donc dans l’horizon d’attente du public de l’Europe musicale des années 1820 : il s’abritait sous un concept esthétique qui faisait alors sens pour les « connaisseurs ». Lui-même avait déjà mis en œuvre ce « langage du cœur » directement dans plusieurs Lieder, en particulier dans le premier cycle de Lieder pour voix et piano de l’histoire de la musique, intitulé An die ferne Geliebte (A la Bien-aimée lointaine), op.98, ensemble de six poèmes d’Alois Jeitteles, mis en musique en 1816.

Le thème de ces six poèmes est celui de la séparation, de l’éloignement de la bien-aimée, que „je“ cherche à retrouver au moyen des différents éléments de la nature (oiseaux, vents, rivières) – en vain – si bien que la dernière solution est de lui envoyer ces poèmes pour qu’elle les chante, seule façon d’effacer le temps et l’espace qui le séparent d’elle.

Un des moyens mis en œuvre par Beethoven pour faire de cette œuvre un Liederkreise (Cycle de Lieder) est de reprendre, sur la même musique, les derniers vers du premier poème à la fin du sixième poème : « Und ein liebend Herz erreichet, / Was ein liebend Herz geweiht !“ («Et un cœur aimant atteint, ce qu’un cœur aimant consacre ! »). Le rédacteur de l’Allgemeine musikalische Zeitung XIX, n°4 du 22 janvier 1817 (col.73-76), était très enthousiaste, considérant ces Lieder, « charmante peinture de l’âme » (« ein liebliches Seelengemälde »), comme les plus beaux composés depuis longtemps, et soulignait la simplicité de la poésie ainsi que celle de la musique qui vont parfaitement l’une avec l’autre.

Que reflète, révèle, signifie cette référence au cœur et à l’âme ?

Le souhait formulé par Beethoven fait référence à un concept esthétique qui témoigne de l’importance des débats concernant la nature, le but, les critères d’appréciation de la musique au tournant du XVIIIe et du XIXe siècle.

Depuis que la musique s’est émancipée de sa fonction de servir Dieu ou de glorifier le pouvoir, pour devenir le premier des arts dans le contexte de la naissance de l’esthétique au milieu du XVIIIe siècle, les débats théoriques se sont multipliés, donnant lieu aussi bien à des querelles – dont celle des Bouffons (1752) – qu’à des traités – dont celui de Rameau (1683-1764) -, des romans – dont Le Neveu de Rameau de Diderot (1713-1784) -, des dictionnaires – celui de Rousseau (1712-1778) -, des articles – dans l’Encyclopédie ou dans l’Allgemeine Theorie der schönen Künste de Sulzer (1720-1779) -, des biographies – celle de Bach par Forkel (1749-1818) publiée en 1802.

Ces débats théoriques qui, faute d’outils conceptuels appropriés, s’appuyaient sur des catégories et des références littéraires pour apprécier les compositions musicales, se font pourtant l’écho de l’évolution des conceptions de la musique. Ainsi, alors qu’au XVIIe siècle la musique était chargée d’imiter la nature – dans ce qui la désigne : le chant des oiseaux, l’orage ou la tempête ou les « passions » humaines, comme dans ce qui n’est pas immédiatement perceptible, donc ses lois ou sa structure mise en évidence par la science -, à partir du milieu du XVIIIe siècle, la musique s’impose comme langage du cœur, au sens d’expression du sentiment : son but est d’émouvoir, de toucher, pour faire accéder à un autre stade de la connaissance, ou autrement dit pour « élever l’âme ». Cette exigence d’élévation spirituelle a contribué à faire glisser la musique d’une fonction expressive à une manifestation d’ordre métaphysique.

De l’invention du sentiment à la religion de la musique

Ainsi, le fait de conférer au sentiment un rôle d’instance de jugement, aboutit au remplacement de l’esthétique de l’imitation par l’esthétique de la création – substitution qui favorise l’émergence d’une véritable religion de la musique, quand le sentiment de l’infini lié à l’expérience du sublime donne accès à la dimension de la transcendance.

La Missa Solemnis inscrite sous le signe du langage du cœur est le paradigme de ce changement d’esthétique, le but de Beethoven étant de transmettre ce qu’il a profondément ressenti en tant qu’être humain immergé dans un univers infini : « La loi morale en nous et le ciel étoilé au-dessus de nous. Kant !!! », a-t-il noté sur un carnet de conversation[3] au moment où il composait la Missa Solemnis.

Dans la mouvance de la position paradoxale soutenue par Diderot, Beethoven savait qu’il était indispensable de maîtriser son émotion pour pouvoir la transmettre sans effets de virtuosité ou de surprise, dans la perspective d’élever l’âme de l’auditeur. Il savait également que seule la musique peut exprimer l’au-delà des mots, l’ineffable, car elle est du côté de l’essence, et non de l’apparence. Il avait lu les écrits théoriques d’E.T.A. Hoffmann, l’auteur des célèbres contes fantastiques, qui affirmait :

« Aucun art, plus que la musique, ne jaillit si purement des profondeurs spirituelles de l’homme, aucun ne demande des moyens plus exclusivement intellectuels, plus éthérés. / Les sons traduisent distinctement la prescience des forces sublimes et saintes, de l’Esprit qui fait jaillir l’étincelle de la vie dans la nature entière ; la musique, le chant, expriment ainsi la plénitude suprême de l’existence : elle est hymne au créateur. »[4] Hoffmann poursuivait en glorifiant la musique, qui « répand ses trésors sur l’humanité », « illumine la vie ». « Langue des esprits », elle est le lieu même de la plus haute spiritualité ; c’est elle qui fait accéder à la transcendance, car, en particulier, « l’accord exprime l’amour, l’harmonie de tout ce qui dans la nature est esprit. » Il affirmait que « la musique la plus pure, la plus sainte, la plus sacrée, est celle qui naît du cœur, qui n’est que l’expression de l’amour ».[5] Cette affirmation d’E.T.A. Hoffmann trouve un écho dans le souhait de Beethoven : « Von Herzen – Möge es wieder – zu Herzen gehn !».

E.T.A. Hoffmann fait partie des écrivains et des théoriciens de la musique qui ont contribué à placer la musique au centre de la religion de l’art du fait de ses aptitudes exceptionnelles à traduire le sentiment de l’infini, qui est la substance même de la religion : ainsi, la contemplation esthétique et le recueillement religieux se fondaient l’un dans l’autre. Beethoven le savait, lui qui aspirait à éveiller le sens de la transcendance par sa musique et tout particulièrement par sa Missa Solemnis, œuvre qui précède directement la Neuvième Symphonie op.125, créée en 1824.

L’émotion, l’éveil de sentiments, éprouvée par l’auditeur devait être de la même nature, de la même intensité, de la même vérité que celle dont procède l’œuvre créée par le compositeur. L’œuvre sert donc de médiation entre individus. Par sa Missa solemnis, Beethoven opérait donc un renversement de point de vue, car il posait le pouvoir créateur de l’homme, face à celui de la divinité, et il se présentait comme celui qui donnait, lui aussi, la possibilité d’accéder à la transcendance – position contraire aux idées religieuses qui dominaient à son époque : que le monde avait un Créateur, source de toutes créations ; que « Dieu est une solide forteresse » (« Gott ist eine feste Burg »), selon les paroles de Luther ; que l’Idéal était du côté du Créateur, dans les sphères supérieures ; que l’artiste était l’intermédiaire entre le monde divin et le monde des hommes et que l’inspiration était la marque de ce lien privilégié avec le divin – en aucun cas que l’homme pouvait se substituer à la divinité.

L’expression « Von Herzen zu Herzen », résultat de longs débats, ouvre chez Beethoven, puis chez les tenants de la religion de la musique, sur un rejet de l’hypothèse de l’existence de Dieu : le véritable mystère, c’est le pouvoir créateur de l’homme ainsi que la capacité de l’individu créateur d’établir une rencontre avec les autres, de faire lien entre l’individuel et le collectif en trouvant, par son œuvre, l’expression  de ce qui concerne, s’inscrit profondément et taraude tout un chacun à son insu.

Pour atténuer sons audace – faire passer la messe du domaine sacré au concert profane, et magnifier la dimension spirituelle de l’homme créateur -, Beethoven a recours à des termes qui relèvent de l’esthétique du sentiment, alors qu’il vient de composer l’œuvre paradigmatique de la religion de la musique. Toutefois cette formule caractérise bien sa démarche : faire éprouver les sentiments qui constituent la condition humaine – angoisses, joies, attentes, combativité, besoin de recueillement ou de contemplation – pour faire éprouver la dimension de la transcendance, sans le recours à Dieu.

Orientation bibliographique

Elisabeth Brisson, Guide des œuvres de Beethoven, Fayard, Paris, 2005.

L’invention du sentiment aux sources du romantisme, Catalogue de l’exposition, Cité de la musique, Paris, 2002.

Claude Abromont, La théorie de la musique, Fayard / Henry Lemoine, Paris, 2001.

Carl Dahlaus, L’idée de la musique absolue, une esthétique de la musique romantique, Editions Contrechamp, Genève, 1997.


[1] Dans l’autographe du Kyrie (fol. 1r) il y a le titre (« Kyrie ») par la main de Gräffer. Et par la main de Beethoven : « Von Herzen – Möge es wieder – zu Herzen gehn! » Ceci n’est pas écrit en marge, mais prend presque la totalité de la largeur de la page!

[2]  V.A.I. = Votre Altesse Impériale.

[3] BKH I, p.235.

[4] In Ecrits sur la musique, Lausanne, L’Age d’Homme, 1985, p.174.

[5] In op.cit. p.176.