Les 29-31 janvier 2021 – Elisabeth Brisson

Faire partie d’un chœur qui chante l’Alléluia du Messie de Haendel ou l’ode à la joie de la Neuvième Symphonie de Beethoven, qui n’a pas fait cette expérience enthousiasmante ? Entonner à pleins poumons avec ses voisins de pupitre énivre littéralement, dilate de bonheur… Que se passe-t-il ? la musique par son rythme, par son volume sonore, par sa mélodie vous transporte dans un ciel limpide animé de nuages légers, vaporeux, celui du tableau de Watteau intitulé Pèlerinage à l’ile de Cythère (1717) dont une version est au Louvre et une réplique de 1718 à Berlin, intitulée L’embarquement pour Cythère.

Paris Louvre
Berlin

 Chanter ainsi peut vous arracher du sol, vous faire oublier tout le train-train terre à terre ; vous faire accéder à cet univers en apesanteur recréé par Balzac dans son roman Séraphita… lieu d’épanouissement de l’amour, celui qu’incarne Diotima dans le Banquet de Platon, cette élévation de l’âme détachée de toute forme de contingence comme de tout désir de jouissance perverse.

Pourtant, les vers de Nerval me hantent : ils terminent son poème intitulé Artémis :

« Roses blanches tombez, vous insultez nos dieux,

Tombez fantômes blancs de votre ciel qui brûle,

La Sainte de l’abîme est plus sainte à mes yeux. »

Retournement en son contraire ? ce ciel qui brûle ! Brûler de désir, du désir de s’embraser dans un délire dionysiaque, de faire partie de la farandole des ménades, sans perdre pour autant son indépendance, de danser avec ces beautés féminines peintes par Botticelli ou de participer l’élan des Bacchantes de Bourdelle.

Bourdelle Bacchante

Cette joie de chanter, de danser, d’être là et maintenant peut également se traduire par ce tableau de Claude Monet de l’enfant dans un jardin de tournesols.

/ L’enfant radieux

T-shirt enfant « Claude Monet - Le jardin de l'artiste à Vétheuil », par  NewNomads | Redbubble

Claude Monet Le jardin de l’artiste à Vétheuil 1879 (Washington)

L’intensité lumineuse de ce tableau qui éblouit et cet enfant émerveillé, entouré de cette nature resplendissante, chaleureuse m’évoquent une situation secrètement familière, sans doute en lien avec les récits de Raoul à propos du jardin de Versailles dans lequel je jouais petite, remontant régulièrement ma culotte qui descendait. Ces moments de votre enfance qui vous sont racontés mais dont le souvenir conscient n’a jamais existé, étant donné que le recul manque à l’enfant : comme l’a dit Lacan « Je pense où je ne suis pas, donc je suis où je ne pense pas »… C’est-à-dire qu’on est toujours décalé : ce qui se passe en réalité nous échappe, ne transparaît que dans les actes manqués, les lapsus, les gestes incontrôlés, les mimiques.

Donc cet enfant soleil, innocent : il me semble que j’ai été celui-là. Active, occupée à jouer au sable, à jouer « à l’eau », peu soucieuse de l’environnement, de ce que faisaient les autres. Autre récit : pendant les vacances dans une dépendance de la propriété des Massin à La Chapelle-Saint-Sauveur, en Bourgogne, le matin très tôt j’aimais actionner une pompe à eau, ce qui réveillait les parents et les rendait quelque peu mécontents… Donc, une petite fille active, indépendante, à l’affût des événements – par exemple un enterrement dans ce village : avec mes sœurs, une photo nous montre suspendues à la grille du parc pour voir passer le corbillard.

Cette image de l’enfant soleil a été accaparée (je peux employer ce verbe) par les fillettes de Jean et Brigitte Massin, Béatrice et Marianne, les « petites filles de mai » (1953 et 1955) comme titrait un article du magazine communiste d’alors : la focalisation s’est déplacée sur ces enfants, que nous avons promenées aux Tuileries (leur appartement était tout proche), tandis que nous étions plutôt reléguées dans l’ombre… ce qui n’empêche qu’on tréfonds de moi je me sens cet enfant radieux, même si ce n’est que pour moi seule.

/ Le sourire

Le don pour le sourire et pour le rire. Une de mes caractéristiques souvent remarquée est le sourire, dont mes enfants ont hérité : sourire de Claire, sourire d’Alban. Depuis quand ai-je adopté ce mode de communication ? je ne saurais le dire. Mais pour moi, c’est une dimension essentielle du rapport à l’autre. Sourire d’accueil à l’autre, sourire bienveillant, jamais moqueur, de façon à créer du lien et à éclairer l’atmosphère, à mettre à l’aise (il n’y a pas d’hostilité, pas d’agressivité cachée, mais une entière disponibilité).

Comment faire comprendre que la vie vaut le coup, le coût ? que tout n’est pas sombre, tordu, pervers ? que l’hydre à multiple tête n’est pas toute puissante ? que la jeunesse, l’enthousiasme, la soif de connaître et de comprendre ne sont pas que l’apanage du diable ? que pour être Faust, toujours jeune et intensément émerveillé, un Méphistophélès n’est pas indispensable.

Elle sort de la maison. Aveuglée par la lumière crue du soleil, elle ferme spontanément les yeux. Et quand elle commence à les ouvrir à nouveau, elle se retrouve dans un jardin enchanté : les tournesols, les marguerites rivalisent d’éclat avec le soleil, tandis que les oiseaux insouciants chantent leur bien-être. Elle se laisse guider par ces mélodies si harmonieuses, admirant le vol léger d’un papillon aux ailes étrangement colorées : elle se sent immergée dans une douceur délicieuse, en état d’apesanteur, tous ses sens dilatés, les parfums subtils l’enlaçant de leurs odeurs si variées. Souriante, elle avance lentement comme si elle était appelée par la musique du jardin féérique de Ravel. Sans se préoccuper de baliser le chemin pour le retrouver au retour, elle préfère s’aventurer, se laisser porter au gré des rencontres imprévues (par définition). Elle traverse alors le domaine de la petite renarde rusée de Janacek où elle prend comme un bain de jouvence. Puis c’est un rythme endiablé qui l’arrache à sa rêverie : elle entend dans sa mémoire le finale du quatuor op.131 de Beethoven et se sent revigorée, décidée à continuer son exploration de l’inconnu. Animée par ce qu’elle connaît déjà, elle est désireuse de découvrir, de mettre à jour, de dévoiler et de donner à voir ce qui se cache sous l’apparence des choses, et également des êtres. Cette sensation miraculeuse de liberté, de n’être sans plus aucune attache, d’être détachée, s’accompagne de pensées fugitives qui effleurent sa conscience, s’interrogeant sans crispation sur ce qui fait la différence entre la vérité et le mensonge. Est-il vraiment nécessaire de mentir ? pourquoi certaines personnes préfèrent se réfugier dans le mensonge ? c’est-à-dire dans des récits qu’ils inventent pour éviter de se confronter à une vérité qui les blesse. La jouissance pour certains est peut-être de jouer à cache-cache avec eux-mêmes pour continuer à satisfaire des pulsions perverses. Comment renoncer à ces pulsions ? comment les refouler ? ce ne peut-être un acte volontaire ? mais c’est le résultat d’un contexte d’éducation. Quand la coercition, la violence remplacent l’éducation à l’écoute, à la reconnaissance de l’autre, le refoulement est raté : il y aura toujours volonté de revanche. Mais souvent il y a des souffrances héritées… transmission du non-dit… pourquoi ne pas imaginer qu’il y ait transmission de la joie de vivre ?

Comment s’y prendre ? Quand il y a une naissance, il s’agit bien d’une transmission de la vie et de l’amour de la vie. Pourquoi se goût se perd-il parfois ? la plupart du temps à la suite d’un traumatisme, c’est-à-dire d’un événement que l’enfant ou la personne qui le vit n’a pas les moyens de se raconter, de nommer, qui reste ancré et désoriente la croissance affective et parfois même physique.

La seule solution est de trouver les mots qui tuent la chose. Ce qui n’est possible que grâce à l’intermédiaire d’un tiers : donc entreprendre une cure par la parole.

  • « Tu ne connaitrais pas un analyste ? »
  • « Si ! je te donne une adresse… mais, il n’est pas certain qu’il te plaise ! car, tu sais l’important c’est d’avoir un contact qui donne envie, qui ne soit pas répulsif : il faut sentir que la confiance est là pour toi… »
  • « Comment ça se passe la prise de contact ? »
  • « Tu téléphones et tu expliques que tu aimerais consulter. Généralement le psychanalyste te donne rendez-vous à échéance plus ou moins longue (pour tester ta détermination). »
  • « Et alors ? »
  • « Alors, tu sonnes (ou tu as un code). Tu attends l’heure donnée dans un antichambre et il vient te chercher. En général il t’interroge sur les raisons de ta démarche, les formes de ton mal-être ; puis il s’enquiert de la fratrie ; et, suivant les cas, tu commences en face à face ou tu vas tout de suite sur le divan, sans avoir la crainte qu’il ne te saute dessus ! Lui (ou elle) est assis derrière ta tête : donc tu ne le vois pas et il t’invite par un « hum » (chacun a sa façon personnelle de procéder) à t’exprimer – la règle d’or étant de dire sans aucune censure ce qui te passe par la tête, soit « de dire n’importe quoi ». Tu verras, tu seras sans doute très étonnée la première fois, quelque peu honteuse… mais, si tu ne joues pas ce jeu-là, il est inutile de t’engager, car cela coûte du temps et de l’argent : oui, il faut « payer »… ce qui est remboursé par la sécurité sociale n’a pas d’effet, c’est comme de l’eau qui glisse sur les plumes d’un canard ! »
  • « C’est drôlement contraignant ! »
  • « Eh oui ! d’autant que les séances fixées, il est impossible de les déplacer car il faut un cadre : cette cure par les mots ne peut pas s’effectuer n’importe où et n’importe comment ! cadre, contraintes, coût…. Mais ça en vaut vraiment la peine ! »
  • « ça dure longtemps ? »
  • « Toute la vie ! le grand pianiste Caudio Arrau est resté plus de 50 ans en analyse ! il y a toujours à découvrir dans le psychisme : c’est un puits sans fond ! Il y a un très bon texte de Freud sur la question de la durée de l’analyse, Die endliche und die unendliche Analyse (1937) : il étudie les différentes situations pour montrer qu’il y a toujours le surgissement de nouvelles tensions, et que l’essentiel est d’accorder le psychique et le biologique, et d’accepter ce « roc de la castration », de dépasser le « Penisneid » pour la femme et la peur de la castration pour l’homme. Pas d’inquiétude, ce n’est pas si compliqué et l’essentiel se joue sans aucun effort intellectuel, mais par des déplacements d’accent internes qui bougent sans interventions conscientes par le seul fait d’associer des mots – malgré tout il n’y a aucune magie : c’est le mode de « travail » dans l’inconscient, comme le dit si bien un proverbe oriental : « Quand la langue dit vrai, la folie fait silence ».
  • « C’est tout une aventure ! »
  • « Et oui ! c’est incroyable ! et c’est très intrigant, même excitant d’aller de surprise en surprise… Il faut savoir que quand tu récuses les propositions d’interprétation de l’analyste, c’est que bien souvent il a visé juste ! »
  • « Connais-u des moyens pour faire l’économie d’une analyse ? »
  • « Non, il n’y a aucun moyen ! Mais tu peux avoir une attitude active en t’amusant à relever tes actes manqués, tes lapsus, tes rêves et à essayer de voir où leur décryptage t’emmène. Tu verras c’est passionnant ! Interroger les « signes » sans sombrer dans l’obsession ou dans la paranoïa ! De toutes façons, il faut savoir que tu ne peux avoir d’effet de « bougement » que sur toi : c’est tout à fait illusoire de vouloir faire changer l’autre, d’espérer le faire bouger – tu ne peux avoir d’action que sur toi, et si tu bouges, ça bougera autour de toi : cela seulement est certain ! et ça vaut vraiment le coup d’essayer…»
  • « Tu peux me donner des tuyaux sur la façon de procéder en douceur, sans être obligé de s’allonger sur le divan ? »
  • « Non, rien ne remplace le divan ! Ce n’est pas sorcier… Et tu peux accompagner cette expérience incroyable, véritable aventure qui te met face à toi-même, avec l’obligation de prendre tes responsabilités, d’oser avoir un jugement sur tes conduites pour les infléchir dans le sens de la vérité, de l’authenticité. Donc, tu peux accompagner cette aventure parallèlement en notant sur un carnet, ou sur des bouts de papier libres (car il ne faut pas que ce soit systématique, rationnel), ce que tu as remarqué hors du cadre strict de la pratique analytique : comme je l’ai déjà mentionné, tes actes manqués, tes lapsus, tes rêves, ou la répétition d’un mot par exemple. Tiens, je peux te donner une idée : je constate que j’ai une tendance qui est d’employer le terme « voire » pour appuyer un argument… que se cache-t-il dans ce mot qui insiste ? Idem pour le terme « occasionné » pour donner la cause d’une attitude ou d’un événement : occasion, occasion manquée, objet usagé acheté d’occasion, c’est une occasion à prendre ? Pour l’instant je n’ai pas trouvé ! Mais j’évite d’utiliser ces termes trop chargés d’autres informations qui m’échappent ! Est-ce vraiment autour de la notion d’occasion que quelque chose se joue ? Quelquefois la solution se trouve dans un anagramme ou dans le découpage, le découplage des syllabes sur le mode « le sentiment » soit « le senti ment »… ou dans « médicament » on pourrait entendre « mi-dit ça ment », soit mentir par omission, mentir en ne donnant qu’une partie de la vérité. »
  • « Tu te tortures en permanence ! »
  • « Pas du tout ! c’est très stimulant ! amusant ! certes, il faut accepter de tomber sur des cas de figure déplaisants, mais il ne faut pas les occulter, les laisser de côté parce qu’ils fâchent ! Combien d’occasions manquées d’avancer sur le chemin de la vérité en écartant ce qui ébranle… Tiens, je viens d’employer le terme « ébranle » qui est en relation avec « branler » et qui est donc du ressort du sexuel masculin – « se branler » – soit se masturber… Tu peux rétorquer que l’expression « je m’en branle » est courante – certes, mais celui qui l’emploie est pris dans cette référence inconsciente… Donc, si je reprends ma phrase : « en écartant ce qui ébranle » je comprends que je me trouve dans une position masturbatoire, écartèlement entre plaisir (répréhensible) et jugement de condamnation de ce plaisir… « les choses qui fâchent » seraient donc du ressort des pratiques sexuelles inavouables à usage personnel : se masturber est un geste réprimé par tout adulte éducateur, sans justification autre que ça ne se fait pas ! Ne pas vouloir parler des « choses qui fâchent », ni même les évoquer serait un indice de cet autoérotisme réprouvé et dont on ne veut pas entendre parler pour ne pas s’en priver ! Il n’est pas efficace, attrayant, pertinent de noyer le bébé avec l’eau du bain : mieux vaut essayer de décrypter, de pister ce qui s’agite en vous, de ce qui vous manipule avec insistance pour s’en débarrasser et accéder à une liberté réelle, reposant sur des décisions conscientes ! »

/ La jubilation toute simple

Après cet échange pour convaincre de la joie que procure la démarche analytique, je me suis remémoré des moments de jubilation intense, donnant une impression de liberté conquise. Outre le bonheur de tenir sa partie vocale dans un ensemble choral ou sa partie instrumentale dans un trio de musique de chambre, une expérience toute simple de jubilation consiste à redescendre à vélo une longue montée qui devient une longue descente exaltée par le vent de la vitesse : une sensation de pur bonheur, encore plus intense quand elle est vécue par d’autres en même temps, « c’est super ! », « quelle exaltation ! »

En réfléchissant plus avant, je m’étonne que la démarche analytique soit le plus souvent considérée comme douloureuse, angoissante. C’est vrai que ceux qui vont consulter sont généralement en souffrance, tenaillés par des tensions psychiques qui s’inscrivent également souvent dans leur état physique, mais il ne faut pas confondre l’état de dépression et la démarche qui en fait est très euphorisante, puisque, par-delà ressassement et répétitions, elle apporte la joie du « conatus » cher à Spinoza. Ainsi, au lieu de se lamenter, d’étaler son mal-être, il est indispensable d’envisager cette démarche comme étant guidée par « l’ange liberté », celui même qui sauve Egmont puis Florestan (dans la version de 1814) de leur enfermement accablant : incarcérés, au seuil d’une exécution, l’un et l’autre retrouvent leur liberté intérieure en se trouvant illuminés par l’apparition soudaine de la femme qu’ils aiment et qui les aiment au point de risquer sa vie pour eux – même s’ils vivent une illusion, demeurent la vérité de l’amour et le réel du geste salvateur.

Comment entretenir cette jubilation, cet alléluia intérieur ? En ne cédant jamais au désespoir. Pensons à la devise que je trouve superbe et que je fais mienne :

« Oser toujours,

Renoncer parfois,

Ne céder jamais. »

Comment ne pas céder au désespoir ? En se disant qu’il est contre-productif de se dénigrer, de se diminuer, de se comparer, de se sentir pétris de complexes. Trouver toujours du sens à la vie, sans pour autant jouer à l’épiphyte, c’est-à- dire en ne comptant que sur soi, sur ses propres forces, en continuant à s’émerveiller, en ne se prenant pas pour le centre du monde : il y a des autres qui ne se préoccupent pas de moi et qui ne cessent d’inventer leur vie, c’est ça la société.

Cette joie de vivre, est-il possible de la rendre sensible, indispensable aux autres ? Je proposerais une réponse positive en avançant l’affirmation que votre comportement personnel ne peut que rayonner si vous vivez sans arrogance, sans chercher à donner l’exemple, en étant à l’écoute, en cherchant à stimuler l’inventivité de l’autre, en l’écoutant vraiment sans vouloir à tout prix vous mettre en avant, sans n’avoir de cesse de raconter votre cas : « c’est tout à fait comme moi » est une expression à bannir. En laissant de l’espace, du jeu ; en n’attendant pas de l’autre qu’il vous imite, qu’il suive exactement vos pas ; en ne pensant pas à l’effet que vous faites, mais en faisant. En déployant toute la joie dont vous êtes capable quand vous chanter un alléluia ou quand vous entonner la mélodie de l’ode à la joie qui termine la Neuvième Symphonie de Beethoven.

Et quand vous admirez les sculptures de Carpeaux ou celles de la cathédrale de Reims…

La danza, 1868 de Jean Baptiste Carpeaux
L

La danse de Carpeaux 1869                 

L’ange au Sourire – Reims