Texte d’après la Conférence Dieu doit tout à Bach donnée le 12 novembre 2022 dans le cadre du festival Piano Würth

Le 9 septembre 2022 revu le 28 octobre, puis le 8 novembre 22 – Elisabeth Brisson

« S’il y a quelqu’un qui doit tout à Bach, c’est bien Dieu ».

Le philosophe du XXe siècle, Emil Cioran (1911-1995), est l’auteur de cet aphorisme provocateur qui porte sur les usages et les effets de la musique de Bach. Comme tout aphorisme, cette proposition polysémique exprime implicitement l’idée qui ne peut se dire que déguisée sous la forme du mot d’esprit.

 Jean-Luc Godard a donné une définition imagée de la force de l’aphorisme :

« L’aphorisme résume quelque chose tout en permettant d’autres développements. Comme un nœud : il pourrait être fait dans d’autres sens, n’empêche que quand il est fait, le soulier tient. Ce n’est pas seulement la pensée, c’est la trace de la pensée. » (Jean-Luc Godard par Jean-Luc Godard)[1]

Un aphorisme provocateur

Concernant Bach, cet aphorisme est donc provocateur car ce musicien est perçu comme un compositeur qui n’a cessé d’être inspiré par sa foi, se considérant toujours soumis à la volonté de Dieu. Nombreuses sont ses Cantates, destinées au service liturgique, qui portent un titre explicite. Telle la Cantate BWV 71, Gott ist mein König (Dieu est mon roi), composée en 1708 à Mülhausen (donc au début de la carrière de Johann Sebastian Bach né en 1685) pour l’élection du conseil municipal : elle commence par une envolée des trompettes soutenues par les timbales, pour donner toute sa force à cette affirmation provenant du Psaume 74, verset 12 : « Dieu est mon roi dès les temps anciens, c’est lui qui procure tout le secours qui nous est accordé en ce monde. »

L’inscription « SDG » que Bach a laissée au bas des manuscrits de la Passion selon saint Mathieu ou de la Messe en si, témoigne directement de cet acte de foi : « Soli Deo gloria » (A Dieu seul, la gloire). De même, autre forme de témoignage : sur la copie de la Passion selon saint Matthieu, établie en 1736, Bach a noté en rouge la partie de l’Evangéliste, manière d’exalter le récit évangélique du sacrifice du Christ.

Il est donc évident que Bach a fait appel à l’Esprit saint, comme source d’inspiration destinée à soutenir son travail de composition. La destination finale de la composition étant de toute façon : « A Dieu seul, la gloire », selon la formule que Luther a empruntée au Nouveau Testament et qui fait partie des cinq solae de l’Eglise protestante : Sola Scriptura, Sola fide, Sola gratia, Solo Christe, Soli Deo gloria : comme le souligne Gilles Cantagrel[2], ces cinq Solae constituent l’essentiel de la foi de Bach.

Un autre exemple connu de tous : l’harmonisation du choral Jesu bleibet meine Freude (Jésus demeure ma joie). Cette œuvre témoigne de la foi luthérienne de Bach, source de son inspiration et socle de son exigence, en tant que chrétien, de se faire passeur de cette foi – comme si Bach s’était senti investi de la mission évangélique d’introduire le croyant dans l’univers spirituel de la Réforme, l’effet de sa soumission à Dieu étant au profit de la plus grande gloire de Dieu.

Jesu, bleibet meine Freude 

Jésus demeure ma joie
Jésus demeure ma joie

Ce choral termine la Cantate BWV 147, Herz und Mund und Tat und Leben (Le cœur et la bouche, les actes et la vie), exécutée pour la première fois à Leipzig le 2 juillet 1723, le jour de la fête de la Visitation, fête instaurée à partir de 1389 par l’Eglise romaine dans le contexte du développement du culte marial.

Le choral luthérien

Le choral a une place essentielle dans la pratique de la liturgie luthérienne : il introduit de facto tout auditeur, à son insu, dans l’univers spirituel de la réforme luthérienne, puisque le genre du choral a été placé au cœur de sa liturgie par Martin Luther (1483-1546). Ce genre musical, cantique sur un texte simple qui commente de manière poétique et imagée un point des Ecritures saintes, chanté par l’assemblée des fidèles sur une mélodie populaire – souvent même un « timbre » connu antérieurement – ou de style populaire, reflète la dimension religieuse essentielle conférée par Luther à la musique :

 « A l’homme seul, il a été donné d’unir la parole à la voix (chantée), afin qu’il sache qu’il doit louer Dieu par le verbe et la musique, plus précisément par une prédication sonore et des mots mêlés à une douce mélodie », (In préface aux Symphoniae iucundae atque adeo breves de Georg Rhau, Wittenberg, 1538[3]).

 Conformément à la volonté de Luther, pour lequel « la musique est un insigne don de Dieu ; elle est proche de la théologie »[4], le culte luthérien repose sur la conjonction de la parole du pasteur, des chorals – forme d’expression de la foi la plus importante de la communauté luthérienne – et de la musique sacrée savante composée par le cantor attaché à l’église concernée.

Donc, déjà connu par la communauté des fidèles, le choral est intégré dans la « musique principale » de la Cantate du jour ; par conséquent, Bach n’a fait qu’harmoniser à quatre voix un choral répertorié, puisé dans un recueil préexistant, et choisi en fonction du thème de la célébration du jour : les bienfaits apportés par la naissance de Jésus.

La popularité de ce choral procède à la fois de sa mélodie et des paroles qui lui sont attachées. Sa mélodie, très calme, très intérieure, sorte de pastorale, proche d’une berceuse à 9/8, accompagne une prière qui prend la forme d’une reconnaissance du pouvoir salvateur et revigorant de Jésus – la traduction française, « Jésus, que ma joie demeure », est en fait un contre-sens : le texte d’origine, qui est celui d’un choral luthérien, commence par « Jésus, demeure ma joie » et se poursuit par

« Consolation et vigueur de mon cœur,

Jésus vainc toute souffrance,

Il est la force de ma vie,

Le plaisir et le soleil de mes yeux,

Le trésor et le délice de mon âme ;

Aussi ne laisserai-je jamais Jésus

Hors de mon cœur ni de ma vue. »

Aujourd’hui encore, chanter ce choral, ou le jouer dans l’harmonisation de Bach, ne peut que faire éprouver une spiritualité qui sous-tend un consentement à la vie, tout en conférant une dimension sacrée à la joie procurée par la confiance en l’avenir.

Bach a donc joué le rôle de cinquième évangéliste animé par le devoir d’édifier les fidèles

Finalement cet aphorisme met très justement l’accent sur une œuvre mise au service de la louange divine pour l’édification du croyant. Bach, qui était persuadé que « Was Gott tut ist wohlgetan » (« Ce que Dieu fait est bien fait »), a plusieurs fois utilisé ce choral du poète luthérien Samuel Rodigast (1649-1708), rappel de la soumission à la volonté divine, qui distribue souffrance et consolation. Puisque ce que Dieu fait est bien fait, le chrétien doit le laisser agir en toute confiance[5]. Les six strophes du cantique commencent toutes par les mêmes mots : impossible d’échapper à la répétition … ce qui est une pratique efficace pour tout pédagogue. Ainsi, Bach a inséré une référence à ce choral dans la Cantate BWV 12, Weinen, Klagen, Sorgen, Zagen (Les pleurs et les lamentations, les tourments et le découragement), en introduction au n°5, un air de basse « Je veux suivre l’exemple du Christ » ; et il a construit ses cantates BWV 99 en 1724 et BWV 100 en 1732-1735, sur ce choral : elles en portent le titre Was Gott tut ist wohlgetan.

L’œuvre de Bach est délibérément destinée à l’édification du croyant, à l’approfondissement et à la vivification de la foi, à la prière : le paradigme est l’air d’alto très connu, « Erbarme dich » (« Aie pitié mon Dieu »), n°39 de la Passion selon saint Matthieu, datant de 1727, quand Pierre, qui a renié trois fois, pleure amèrement et implore… et air n°3 de la Cantate BWV 55 pour ténor solo, Ich armer Mensch, ich Sündenknecht (Moi, misérable humain, moi, serviteur du péché), datant de1726.

Arrangement du n°39 de la Passion selon saint Matthieu

« La musique prend la parole »

Il est donc évident que chez Bach, la musique prend la parole et qu’elle amplifie le message destiné au fidèle par ses spécificités (motifs, ornements, silences, répétitions, construction rhétorique, etc.)[7]. Elle prend la parole par des citations de chorals et par son pouvoir immatériel. Ainsi, Bach sait que la musique éduque, prêche grâce à sa spécificité qui va au-delà des paroles : il le démontre à merveille dès 1713, dans l‘Ode BWV 1127 composée à Weimar, pour le palais ducal, Alles mit Gott und nichts ohn’ ihn (Tout avec Dieu et rien sans lui), Aria Soprano è Ritornello, pour une voix de soprano qui chante les douze strophes sur la même mélodie, chacune des strophes commençant et finissant sur cette profession de foi, l’ensemble durant environ cinquante minutes. „Or cette musique est ravissante, écrit Gilles Cantagrel. Elle se compose, comme l’indique le titre, d’une mélodie pour soprano et basse continue, marquée Adagio, suivie sans interruption d’une ritournelle faisant appel à deux violons et un alto, en plus du continuo. Bien simple, la mélodie est structurée à partir d’un très petit nombre de cellules, ce qui la rend aisément mémorisable et chantable. En outre, comme Bach le pratique de temps à autre dans ses cantates, l’incipit Alles mit Gott est souvent répété et devient, sans paroles, un „thème parlant“ dans la ritournelle. Celle-ci présente un jeu contrapuntique à quatre parties réelles, selon un maillage d’imitations fort savant.“ [8]

Bien que ressenti comme très juste, cet aphorisme continue à intriguer 

 Pour lever l’énigme, il suffit de s’arrêter sur le terme « tout » : « S’il y a quelqu’un qui doit tout à Bach, c’est bien Dieu ». Car c’est ce terme « tout », associé à Dieu – avec l’insistance que à l’évidence c’est Dieu (« bien Dieu ») -, qui en fait suscite le rire : « tout » associé à Dieu qui représente déjà l’absolu, la totalité. Pour avancer dans ce labyrinthe, examinons quelques significations possibles de cet aphorisme. En quelque sorte sa dimension polysémique.

Tout d’abord le contexte historique de sa publication : 1952 dans une recueil intitulé Syllogismes de l’amertume. Il s’agit certainement d’une mise en garde : Cioran veut signaler qu’il serait prudent de ne plus instrumentaliser Bach, comme ce fut le cas par le nationalisme allemand … les nazis prenant alors le relai de la bourgeoisie prussienne qui s’était emparée de Bach, en l’occurrence au lendemain de la « résurrection » de la Passion selon saint Matthieu en 1829 à Berlin par Felix Mendelssohn : les Allemands devenaient ainsi le peuple le plus musicien ! ce qui justifiait leur domination…

Après cette « redécouverte » (conviction répandue à tort, car Bach n’a jamais été oublié par les musiciens), Cioran fait comprendre que l’Histoire de la musique ne commence pas avec Bach, contrairement à ce que les « romantiques » ont voulu faire croire… Il laisse entendre que Dieu est une métaphore de l’intemporel et de l’universel ; et également une métaphore de la spiritualité.

Présenter Dieu comme redevable de « tout » à Bach peut être interprété comme un mot d’esprit sachant qu’un mot d’esprit s’inscrit dans un contexte et un cadre : l’élocution est spontanée, immédiate (sans préparation), et elle s’adresse à quelqu’un (présent ou fictif) ; le contenu exprimé (à l’insu le plus souvent de la volonté du locuteur) fonctionne par inversion, condensation, déplacement d’accent, pour signifier le contraire de ce qui est proféré : le sens véritable du mot d’esprit appartient en général au registre du désir physique difficilement répressible, et inconvenant, impossible à dire par pudeur… en l’occurrence dans l’aphorisme de Cioran, le mot « tout » valant pour « ils ne pensent qu’à ça », car l’Inconscient est animé par la pression du désir… Par conséquent, sous couvert d’une obéissance servile à la volonté de Dieu, d’une soumission totale, c’est la jouissance, la jubilation intime qui est à l’œuvre ! L’extase spirituelle est en lien étroit avec ce qui est secrètement familier…

Le renversement de la proposition courante « Bach inspiré par Dieu » en « la façon dont Bach a servi Dieu fournit la preuve de l’existence de Dieu » signale qu’il y a déplacement d’accent : la focalisation sur Dieu détourne de ce qui se joue en fait et qui relève de l’interdit de représentation sous toutes ses formes (mentales, expressives, visuelles), appartenant donc au registre de la jouissance individuelle. L’important reste alors en retrait, recouvert par ce qui est mis en évidence : la relation entre Bach et Dieu – autrement dit entre la musique et la spiritualité religieuse – cache l’effet de jouissance interdite provoquée par la musique, même celle de Bach. Le centre d’intérêt de l’amour pour la musique est donc de l’ordre de la jouissance – mais comme le sujet doit renoncer à une satisfaction immédiate, il doit se contenter d’une satisfaction de substitution en se laissant entraîné dans un processus de sublimation.

Si selon Cioran c’est Dieu qui tire profit de la musique de Bach, c’est que le processus de sublimation marche à fond : le sujet est contraint de renoncer à une jouissance immédiate, le plus souvent destructrice… condition indispensable pour que toute civilisation soit possible, comme Freud le met en évidence dans son ouvrage, Das Unbehagen in der Kultur (Malaise dans la civilisation) en 1929.

Enfin, un autre sens s’impose avec cet aphorisme : en mettant en évidence la relation entre Bach et Dieu, c’est la pulsion créatrice qui est également concernée et sollicitée ; il laisse entendre que la création est impulsée par la musique de Bach.

Comment s’opère le processus de sublimation ?

Comment Bach s’est imposé comme référence absolue aux compositeurs ? à Beethoven, Schumann, Chopin, Liszt, Wagner, Schönberg, etc.

Comment les lettres du nom de Bach, B.A.C.H. sont devenues l’Urmotiv pour nombre de compositeurs, stimulant ainsi la dynamique de la création ?

Comment opère le processus de sublimation ?

Le processus de sublimation qui est impulsé par la musique de Bach est l’effet de la perfection rassurante de son écriture plus que celui de sa fonction liturgique.

C’est donc la perfection de l’écriture qui retient l’attention et incite à « penser en musique », à sentir « en musique » : ce qui correspond à la volonté de Bach qui était d’enseigner, de transmettre, de se trouver en permanence en état d’apprentissage tant pour enrichir son être et élever son âme que pour le plaisir.

En 1722, Bach met au point son premier livre du Clavier bien tempéré, composé « Au profit et à l’usage de la jeunesse musicienne avide d’apprendre, et aussi pour le passe-temps de ceux qui sont déjà habiles en cette étude ». Bach s’adresse donc aux musiciens pour leur apprentissage et aux amateurs de musique pour la récréation de leur esprit.

Cette œuvre, un manifeste en faveur d’une « modernité » qui accomplit « l’ancien », est destinée à l’apprentissage de l’instrument à clavier ainsi qu’à celui de la composition, comme l’indique la page de titre de la partition autographe. La disposition graphique du texte manuscrit autographe qui fait office de frontispice et qui mêle des termes latins et des termes allemands, évoque une corne d’abondance, métaphore de la source de la musique :

Page de titre autographe du Clavier bien tempéré

Le Clavier bien tempéré

Ou Préludes, et

Fugues à travers tous les tons et demi-tons,

Concernant tant la tierce majeure, en Ut Ré Mi

Que la tierce mineure ou Ré

Mi Fa. Au

Profit et à l’usage de la jeunesse

Musicienne avide d’apprendre, et aussi pour

Le passe-temps de ceux qui sont déjà habiles

En cette étude,

Composé et rédigé par

Johann Sebastian Bach,

p.t. Maître de Chapelle de Son Altesse

Le Prince d’Anhalt-Coethen

Et Directeur de

La Musique de Sa Chambre

L’an

1722

Ces 24 Préludes et Fugues mettent en œuvre le triomphe de la tonalité et de ses potentialités expressives.

Puis, vers 1740, Bach a rassemblé un second cahier de 24 Préludes et Fugues, regroupement de pages éparses en un tout cohérent qu’il n’a pas fait publier non plus.

Dans ces compositions, Bach fait jouer les motifs, les contrastes : tout un travail d’invention dans la plus grande cohérence qui apporte à l’interprète comme à l’auditeur cette satisfaction procédant du plaisir à faire naître, à connaître et à reconnaître des motifs, mélodies et harmonies.

Et chacune de ces pièces est l’expression d’émotions et d’états d’âme variés qui vont de l’affliction à la joie exubérante, aussi bien dans le Clavier bien tempéré que dans les Partitas ou Suites… pour clavier, mais également pour violons seul, pour violoncelle seul.

Dans un but pédagogique, comme pour le plaisir et l’élévation spirituelle, entre 1726 et 1739, puis en 1741, Bach a organisé quatre livres de la Clavierübung :

Page de titre de la Clavierübung

Six Partitas (suite de danses) – Concerto italien et Ouverture à la françaiseMesse luthérienneVariations Goldberg – Et après 1745, il compose l’Art de la fugue, exploitation d’un motif dans le but de créer un monde sonore parfaitement cohérent à partir du matériau le plus simple : il y a 14 fugues et 4 canons, pour lesquelles Bach n’a pas eu le temps de terminer la répartition qu’il aurait souhaitée (en aucun cas, l’œuvre peut être considérée comme inachevée !).

Sujet de l’Art de la fugue

Sujet initial de l’Art de la fugue

L’Art de la fugue est composé après l’art de la variation (les Variations Goldberg) et accompagne l’art du canon avec l’Offrande musicale (1747) et l’art de la polyphonie vocale.

Comment Bach s’impose comme référence absolue ?

Très vite les copies du Clavier bien tempéré se multiplient (avec bien des fautes !) ainsi que les éditions de certaines des œuvres : les Variations Goldberg, l’Art de la fugue (1751, posthume), le Clavier bien tempéré en 1801. L’écriture de Bach devient une école de composition pour ses fils, comme pour les compositeurs de la nouvelle génération, Mozart, Beethoven, etc.

Ces différents compositeurs ont puisé chez Bach l’art de jouer avec les motifs, les contrastes, les effets de surprise, le développement d’une idée. Ils se sont inspirés également des genres et des formes libres : tel le prélude, genre qui a une large postérité (Chopin, Scriabine, Debussy, Rachmaninov, Chostakovitch, etc.). Chopin a composé un ensemble de 24 Préludes op.28, entre 1835 et 1839, organisés selon cycle des quintes avec alternance du relatif mineur : par exemple le 1er Agitato en ut majeur et le 2e Lento en la mineur, le 3e Vivace en sol majeur et le 4e Largo en mi mineur…, le 19e Vivace en mib majeur et le 20e Largo en ut mineur, etc.

Mais l’influence créatrice de Bach ne s’arrête pas aux romantiques : par exemple en 1911 la Sonate op.1 pour piano d’Alban Berg est construite sur un contrepoint de quelques motifs dans le sillage de Bach ; et, entre 1920 et 1923, Schönberg, à la recherche d’un nouveau langage, a composé Fünf Klaviestücke (Cinq pièces pour piano) op.23, premier essai de musique sérielle : la 1e pièce s’inspire de l’Invention à 3 voix en fa mineur BWV 795 de Bach, et la 5e est une Valse composée à partir d’une série de douze sons.

  1. Sehr langsam (« très lent »)
  2. Sehr rasch (« très rapide »)
  3. Langsam (« lent »)
  4. Schwungvoll (« plein d’élan »)
  5. Walzer (« valse »)

Dans un texte de 1931[9], Schönberg spécifie ce qu’il a appris de Bach :

  • « L’esprit du contrepoint, autrement dit l’art d’inventer des dessins musicaux qui puissent fournir matière à leur propre accompagnement.
  • L’art de bâtir une œuvre entière à partir d’un élément unique et des dessins tirés de cet élément par diverses transformations.
  • L’art de m’affranchir des « temps forts » de la mesure. »

/ Comment le nom de BACH devient Urmotiv, stimulant dynamique de la création ?

// Le dernier contrepoint de l’Art de la Fugue comprend trois sujets, le 3e étant construit sur les notes du nom de BACH. Une légende répandue par son fils CPE Bach veut que Bach soit mort sur son nom mis en musique, sans achever cette page. En fait il s’agit d’un manuscrit brouillon rejeté car mal établi…

Manuscrit autographe, brouillon mis au rebut car mal structuré

Mais il y a bien le B.A.C.H. comme 3e sujet de ce dernier contrepoint, BWV 1080/19 (l’ensemble de l’Art de la fugue est constitué de 14 fugues et 4 canons, certaines fugues comprenant plusieurs contrepoints)

Les lettres et les notes

Le nom de BACH correspond au motif en croix, X en grec : motif de 4 notes, dont la deuxième descend sous la première et la troisième monte au-dessus de la première pour laisser la quatrième revenir à la hauteur du début : sib-la-do-si bécarre – soit X, le symbole du Christ : donc BACH, patronyme de Bach est le motif de la croix en même temps que celui du Christ [10].

// Cette recherche qui vise à composer sur un motif inspire de nombreux compositeurs, à commencer par Beethoven et ses amis qui en 1825 lors d’une promenade dans l’Helenenthal près de Baden (banlieue de Vienne) se lancent le défi de composer un canon énigmatique sur BACH… Ce que Beethoven réalise la nuit suivante… (WoO 191)

Canon composé par Beethoven WoO 191 « Kühl nicht lau » sur le BACH

L’intention de composer une vaste œuvre à partir d’un motif guide Beethoven lors de la composition de ses cinq derniers quatuors : il recherche les potentialités expressives de ce motif en croix, comme l’atteste une page d’un carnet de conversation du 9 septembre 1825 :

Carnet de conversation de Beethoven, 9 septembre 1825

// D’autres compositeurs ont retenu ce motif B.A.C.H., tels Schumann avec 6 fugues pour piano, orgue ou harmonium, op.60, composées en 1845 ; ou Liszt avec son Prélude et fugue sur le thème BACH pour orgue (1855 publié en 1856) revu en 1870 et adapté pour piano, etc.[11]

Au début du XXe siècle, Schönberg construit son nouveau langage en intégrant cet Urmotiv inversé à sa série de 12 sons : les 4 dernières notes de la série de la Suite op.25, utilisent B.A.C.H. à l’envers.

Série et ses traitements de la Suite für Klavier op.25 (1921-1923)

Cette Suite est composée de six pièces, à l’instar des Partitas de Bach:

Nr. 1: Präludium
Nr. 2: Gavotte

Nr. 3. Musette
Nr. 4: Intermezzo
Nr. 5: Menuett. Trio
Nr. 6: Gigue

Et en 1932, Francis Poulenc s’amuse à composer une «Valse improvisation » sur ce B.A.C.H. en mélangeant donc les genres et les époques!

Conclusion

L’aphorisme de Cioran, « Dieu doit tout à Bach », vise donc juste pour signifier la dimension avant tout humaine de la musique de Bach (au sens de manifestation d’une volonté consciente) et sa fonction civilisatrice, grâce à sa transmission du processus de sublimation : sa construction rigoureuse, son inventivité, sa passion expressive, etc. ; par conséquent sa spécificité qui vous permet de toujours suivre le propos en vous élevant l’âme : « Que c’est beau ! » – d’être dans la transcendance, ce qui est désigné par le terme « Dieu ».

Car la musique de Bach, tout particulièrement, met dans un état de béatitude active. N’oublions pas que chez Dante, El, est une parole de gaîté… et que si Dieu n’existe pas, sa parole existe comme le soutient le poète Edmond Jabès[12].

En fin de compte, cet aphorisme donne voix à ce qui n’est pas dit, à ce qui ne peut se dire que sous la forme du mot d’esprit et qui a trait au secrètement familier.

Et comme l’affirme l’écrivain contemporain Pierre Michon :

« Dieu existe car il est le dédicataire de l’art. (…) Dieu n’est autre que cette assomption d’autrui dans une instance transcendante. »[13]


[1] Cité par Antoine de Baecque, in Le Monde, 16 septembre 2022.

[2] En particulier dans son récent ouvrage sur Bach : Sur les traces de J.-C. Bach, Paris, Buchet-Chastel, 2021, p.336-337.

[3] Cité par Gilles Cantagrel, Les Cantates de J.-S. Bach, Paris, Fayard, 2010, p.39.

[4] In Tischreden (Propos de table), Eisleben, 1566, cité par Gilles Cantagrel, op.cit., p.13.

[5] Cantagrel, Sur les traces de Bach, op.cit., p.361.

[6] L’air n’est pas le n°47, mais le n°39, cf. Gilles Cantagrel, J.-S. Bach, Passions, Messes et Motets, Paris, Fayard, 2011, p.145.

[7] Voir les ouvrages de Gilles Cantagrel, en particulier le chapitre 14 de Sur les traces de Bach, intitulé « Penser en musique », op.cit. p.377, sq. 

[8] Cantagrel, Cantates, op.cit. p.1353-1358, p.1354.

[9] Le Style et l’idée, Paris, Buchet-Chastel, 1977, p.139.

[10] Cantagrel, Sur les traces, op.cit., p.347.

[11] Voir la liste sur Wikipedia au motif BACH.

[12] Cité par Jean-Pierre Winter in Les Errants de la chaire, Paris, Calmann-Lévy, 1998, p.235.

[13] Pierre Michon, Le roi vient quand il veut, Propos sur la littérature, Paris, Albin Michel, Espaces libres, poche, 2022, p.28.