An die Freude (A la joie) – Beethoven

Par Elisabeth Brisson

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Ludwig van Beethoven, Einzelblätter aus Konversationsheften
Beethoven-Haus Bonn, BH 53
 

Beethoven, Ludwig van, Sinfonie Nr. 9 (d-Moll) op. 125, 4. Satz, Singstimmen, Probst, 360

Beethoven-Haus Bonn, C 125 / 28

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Cet air est une mélodie universellement connue

Et la plupart de ceux qui la chantent ou qui l’entendent savent que Beethoven en est le compositeur.

Dès les premières années de la IIIe République, cette mélodie faisait partie des recueils de mélodies destinés aux jeunes élèves, tandis que depuis les lendemains de la Seconde Guerre mondiale tous les Japonais sont amenés à la chanter à l’occasion du Nouvel An. Sa dimension d’universalité ne tient pas seulement à des pratiques sociales collectives régulières : elle est également associée à bien des événements porteurs d’une rupture politique en faveur de la liberté – celle des peuples comme celle du peuple -, depuis les barricades de Dresde en mai 1849 et l’incendie de l’ancien opéra – Wagner qui était présent fut interpelé par un combattant heureux que « la belle étincelle divine de la joie se soit enflammée » – jusqu’aux étudiants chinois sur la place Tien an Men à Pékin en mai 1989 qui chantèrent cette mélodie face aux chars qui allaient les écraser.

L’association de cette mélodie au processus de libération politique a incité le Conseil de l’Europe, en 1972, à la choisir comme hymne de l’Europe – donc, à en faire réaliser un arrangement musical ; ce choix a été repris et confirmé par le Conseil européen de Milan en 1985 qui dota ainsi l’Union européenne (instituée en 1992) d’un hymne en harmonie avec son drapeau, cercle étoilé sur fond bleu, symbole d’une union sans hiérarchie et à échelle universelle : le cadran d’une pendule symbolise le temps qui appartient à tous, tandis que le ciel étoilé symbolise ce qui ne peut être accaparé par quelle que puissance que ce soit (certains détectent toutefois une référence chrétienne implicite, l’auréole étoilée de la Vierge Marie…).

D’où provient cette mélodie ?

Cette mélodie universellement connue et qui est de facto associée à une liberté conquise de haute lutte, constitue le matériau musical du mouvement final de la Neuvième Symphonie op.125 de Ludwig van Beethoven (1770-1827). Si cette mélodie est souvent chantée seule, pour elle-même, elle est également souvent exécutée à l’occasion de la mise en œuvre de cette immense Symphonie jouée très fréquemment en concert, partout dans le monde, et donnée à plusieurs reprises dans un contexte officiel chargé de sens politique : ainsi le 21 mai 1981, place du Panthéon à Paris, sous la direction du chef d’orchestre Daniel Barenboïm, pour accompagner l’intronisation de François Mitterrand, président de la République se présentant comme le représentant de la gauche socialiste ; ainsi le 25 décembre 1989 à Berlin sous la direction du chef d’orchestre Leonard Bernstein pour consacrer la chute du mur du 9 novembre, événement qui mettait fin à la guerre froide – elle fut alors conçue comme « Ode à la liberté » – « Freiheit » remplace « Freude » -, symbole d’une utopie fraternelle en marche. Depuis, la Neuvième Symphonie continue sa carrière politique, toujours estimée être en adéquation avec des événements libérateurs, comme en témoigne son exécution à Sarajevo en 1996 par le violoniste Yehudi Menuhin, à Matthausen en 2000 sous la direction de Simon Rattle, à Ramallah en 2005 par le West-Eastern Divan Orchestra créé par Daniel Barenboïm…

La Neuvième de Beethoven 

L’histoire de cette mélodie est donc indissociable de celle de la Neuvième Symphonie op.125.

Dernière symphonie achevée par Beethoven, la Neuvième a été créée le 7 mai 1824 à Vienne au Kärntnertortheater : les premiers auditeurs, bien qu’« épuisés » par la nouveauté de cette musique, ont été conscients de vivre un moment historique, comme en témoigne Friedrich August Kanne (1778-1833) qui souligna immédiatement que « l’enthousiasme délirant du public avait fait de ce concert le plus beau jour de la vie de Beethoven », ajoutant que « Ce fut un jour de fête pour tous les véritables amis de la musique » [« Der berühmte Beethoven kann diesen Tag als einen seiner schönsten im Leben betrachten, denn der Enthusiasmus der Zuhörer erreichte nach jedem Tonstücke von seiner Meisterhand den höchsten denkbaren Grad. / Es war ein Tag der Feyer für alle wahren Freunde der Musik. »].

Pourtant, la transgression du genre symphonique – genre normalement purement instrumental – par l’introduction de la voix sur un texte alors très connu, a été fortement critiquée des années durant par tous les publics… le dernier mouvement qualifié de « grotesque », de « surhumain », et considéré comme une « erreur du grand artiste », « monstrueuse folie », « dernières lueurs d’un génie expirant »…

Fidèle au genre symphonique établi par Haydn (1732-1809) auteur de cent-quatre symphonies, et par Mozart (1756-1791) qui en composa plus de quarante, la Neuvième de Beethoven comprend quatre mouvements : Allegro ma non troppo, un poco maestoso, 2/4, mineur ; Molto vivace, 3/4, mineur ; Adagio molto e cantabile, C, si bémol majeur ; Presto, 3/4, mineur / Allegro assai (mes.92), C, majeur / Rezitativo, baryton solo (mes.217), 3/4, mineur / Allegro assai (mes.237), C, majeur / Prestissimo (mes.843), C/, majeur (940 mes.).

L’innovation de Beethoven se situe dans le dédoublement du Finale : la première partie, purement instrumentale, introduit la fameuse mélodie, tandis que la seconde partie reprend et développe cette mélodie en intégrant les voix de quatre solistes et celles d’un chœur. Pour les premiers auditeurs Beethoven mêlait le genre profane de la symphonie au genre sacré de l’oratorio, ce qui leur paraissait inadmissible. Le texte, d’abord présenté comme un Lied par Beethoven, fut désigné comme une Ode sur la page de titre de l’édition établie en août 1826 (donc revue par Beethoven) :

« Sinfonie / mit Schluss-Chor über Schillers Ode: „An die Freude“ / für großes Orchester, 4 Solo- und 4 Chor-Stimmen, / componirt und / SEINER MAJESTAET dem KÖNIG von PREUSSEN / [armoiries] / FRIEDRICH WILHELM III. / in tiefster Ehrfurcht zugeeignet / von / Ludwig van Beethoven, / 125tes Werk. / – Eigenthum der Verleger. – / Mainz und Paris, / bey B. Schotts Söhnen. Antwerpen, bey A. Schott.”

La version pour quatre mains, arrangée par Czerny en 1829 porte également la mention de Ode sur la partition imprimée. La désignation d’« Hymne » qui s’est imposée aujourd’hui correspond à un glissement de sens, révélateur d’une appropriation politique ou politico-religieuse de l’œuvre – l’hymne, au masculin, faisant implicitement référence à un genre de musique révolutionnaire avant de porter une identité nationale ; l’hymne, au féminin, relevant de la célébration religieuse : les trois morceaux extraits de la Missa Solemnis op.123 créés le 7 mai 1824 en même temps que la Neuvième étaient désignés comme « Hymnes » – il s’agissait du Kyrie, du Credo, l’Agnus Dei.

La structure de la mélodie de An die Freude

Cette mélodie se caractérise par sa simplicité apparente : elle est facile à chanter, à fredonner, à reproduire, à arranger. Tout le monde peut donc se l’approprier aisément. Constituée de notes conjointes, elle se calque sur les principes mêmes du langage musical : la symétrie, le dialogue équilibré désigné par les termes d’antécédent et de conséquent – à une proposition ouverte, suspensive correspond toujours une réponse conclusive. Cette longue phrase mélodique peut s’analyser en fonction de ce principe, tant pour son ensemble que pour ses parties : de la structure d’ensemble – macro – à la structure de détail – micro -, le couple antécédent/conséquent organise le phrasé séparé en deux, comme le soulignait Pierre Charvet, dans l’émission « Le mot du jour », le 6 novembre 2009 :

Antécédent : Fa fa sol la / la sol fa mi  // ré ré mi fa / fa mi mi /// fa fa sol la / la sol fa mi // ré ré mi fa /mi ré ré

Conséquent : Mi mi fa ré / mi fa sol fa ré // mi fa sol fa / ré mi la /// fa fa sol la / la sol fa mi // ré ré mi fa / mi ré ré

Très équilibrée, cette phrase mélodique est omniprésente dans le Finale, jouée pour les divers instruments ou chantée par les diverses voix. Sans cesse répétée, cette mélodie est toujours reconnaissable malgré les variations musicales dans lesquelles elle se trouve intégrée.

Elle fait sa première apparition dans une sorte de mise en scène grandiose : émergeant peu à peu d’une sorte de chaos terrifiant des vents soutenus par les timbales (sans cordes), puis après une longue recherche, elle finit par s’organiser, énoncée par le timbre grave et profond des contrebasses et des violoncelles à l’unisson piano, allegro assai, C (mesure 92). Elle est ensuite reprise par d’autres instruments – bassons, altos, violons, tutti -, avant d’être variée et d’être interrompue par la reprise de la musique dissonante et terrifiante qui ouvrait, presto, ce dernier mouvement, telle une seconde levée de rideau cette fois laissant place à un coryphée baryton accompagné par un contrebasson invitant l’assistance à écarter ses sonorités déchirantes pour chanter la « joie », « Freude ».

Tour à tour, les solistes – baryton, alto, ténor, soprano – puis le chœur et l’orchestre chantent cette « joie » sous une forme responsoriale de plus en plus complexe. La première strophe énoncée par le baryton est ponctuée par le chœur qui reprend les derniers vers de la strophe ; puis ce sont trois solistes qui chantent la deuxième strophe, ponctuée par le chœur ; puis ce sont les quatre solistes, pour la troisième strophe, ponctuée par le chœur.

Avant de poursuivre l’énoncé du texte, Beethoven insère un intermède orchestral, une marche turque alla marcia, allegro assai vivace. Le baryton énonce ensuite la nouvelle strophe, avec reprise du chœur. L’hymne à la joie est alors entonné par le chœur, avant une sorte d’action de grâce andante maestoso pour évoquer « le baiser au monde entier » et le « père bienveillant qui trône sous la voûte étoilée ». Suit un passage allegro energico, sempre ben marcato au cours duquel le chœur reprend l’hymne à la joie. Ce passage est suivi par un moment allegro ma non tanto dans lequel les solistes et le chœur chantent la joie de manière responsoriale complexe. L’ensemble de ce Finale se termine prestissimo, tous scandant les paroles de joie et de ferveur.

En réalité, dans cette structure très élaborée, la mélodie inventée par Beethoven n’est pas facile à chanter, et encore moins à jouer : elle est même redoutable pour les instrumentistes, en particulier pour les contrebasses – les contemporains étaient persuadés que Beethoven avait écrit cette mélodie en pensant à Domenico Dragonetti, virtuose de la contrebasse. Et ses variations sont également redoutables pour les chanteurs solistes, Beethoven prenant la voix pour un instrument comme les autres…

L’origine de cette mélodie

Cette mélodie, en apparence si simple, mais très redoutable à mettre en œuvre, est le résultat de longues recherches effectuées par Beethoven : les nombreuses pages d’esquisses en témoignent, ainsi que ses préfigurations utilisées dans deux œuvres différentes, la seconde partie d’un Lied pour voix et piano WoO 118, Seufzer eines Ungeliebten – Gegenliebe (Plainte d’un homme qui n’est pas aimé – Amour mutuel) composé entre la fin 1794 et le début 1795, sur deux poèmes de Gottfried August Bürger, et la Fantaisie pour piano, orchestre et chœur op.80 composée pour couronner le grand concert du 22 décembre 1808 au cours duquel furent créés les 5e et 6e  Symphonies op.67 et op.68, le 4e Concerto op.58 pour piano, trois « Hymnes » issues de la Messe en ut op.86, un Air de concert op.65 et la Fantaisie pour piano seul op.77. A l’occasion de ce grand concert qui rassemblait un orchestre au complet, des chœurs et des chanteurs solistes, Beethoven avait à sa disposition ce qui lui fallait pour faire exécuter une œuvre qui procéderait du concerto pour piano et de l’oratorio, et qui serait consacrée à la gloire de la musique. Il imagina donc une œuvre hors-normes, c’est-à-dire sans référence formelle préétablie, qui associerait des souvenirs des différentes œuvres qui venaient d’être entendues – improvisations et cadences virtuoses du piano, intensité orchestrale, intervention des solistes et du chœur, etc. -, le tout unifié par le thème musical qu’il emprunta au Lied Gegenliebe, dont le texte développait l’idée d’amour réciproque, d’amour partagé.

Que cette Fantaisie soit au cœur du processus créateur de Beethoven, la réutilisation de son thème et de son organisation musicale, « en plus grand », dans le finale de la Neuvième Symphonie, en est une preuve évidente : un thème simple, toujours reconnaissable, est varié par les instruments avant d’être repris, après une interpellation adressée aux auditeurs, par les voix, qui le varient à leur tour de manière toujours inattendue, dans une amplification sonore de plus en plus exaltante. Beethoven lui-même souligna cette parenté aux éditeurs qu’il sollicita, en février et en mars 1824, pour la publication de sa nouvelle Symphonie.

Le texte associé à la mélodie

Beethoven a longuement hésité avant d’intégrer un texte dans le finale de sa Neuvième Symphonie et il a également tâtonné pour le choix du texte. Les esquisses et annotations, qui jalonnèrent une longue période de maturation, montrent que Beethoven était à la recherche d’un genre nouveau, de haute portée spirituelle, qui associerait instruments et voix – ainsi en mars/avril 1818[1], il s’interrogeait sur un genre nouveau, sorte de syncrétisme musical et religieux, qui par-delà la liturgie catholique, renouerait avec les origines et les différentes modalités de la spiritualité humaines – les mythes et les pratiques cultuelles des Grecs anciens étaient alors considérées comme fondateur de l’humain :

Adagio Cantique – / Chant religieux dans une symphonie dans les anciens tons – Seigneur Dieu nous te louons – alleluja – soit seul soit comme introduction à une Fugue. Peut-être de cette manière caractériser toute la deuxième symphonie, où soit dans le dernier mouvement soit déjà dans l’Adagio les voix entreraient. Les violons de l’orchestre etc. seront décuplés dans le dernier mouvement. Ou bien l’Adagio serait repris de cette manière dans le dernier mouvement où alors les voix entreraient les unes après les autres – dans l’Adagio texte d’un mythe grec ou d’un Cantique Ecclésiastique – dans l’Allegro fête à Bacchus »  [« Adagio Cantique – / Frommer Gesang in einer Sinfonie in der alten Tonarten – Herr Gott dich loben wir – alleluja – entweder für sich allein oder als Einleitung in eine Fuge. Vielleicht auf diese Weise die ganze 2te Sinfonie charakterisirt, wo alsdenn im letzten Stück oder schon im Adagio die Singstimmen eintreten. Die Orchester Violinen etc. werden beim letzten Stück verzehnfacht. Oder das adagio wird auf gewiβe Weise im lezten Stücke wiederholt wobey alsdenn erst die singstimmen nach und nach eintreten – in adagio text griechischer Mithos Cantique Ecclesiastique im Allegro Feier des Bachus [sic]“].

Finalement, pour mener à bien son projet d’offrir une œuvre de haute portée spirituelle et idéologique, Beethoven choisit un texte très connu, et qu’il connaissait lui depuis sa jeunesse : An die Freude, poème de Schiller (1759-1805) écrit en 1785 (publié par la revue Thalia en 1786) pour célébrer joyeusement l’amitié entre personnes qui aiment la vie, mais qui fut très vite interprété comme chargé de connotations révolutionnaires et/ou maçonniques. Face à ce poème, au lieu de se plier au texte initial, Beethoven en a modifié l’organisation et l’équilibre interne pour mettre l’accent sur la joie, ciment de la fraternité dans une société protégée par une divinité bienveillante. Cette condensation du sens montre que Beethoven associait à ce poème ce qu’il avait retenu aussi bien de Goethe (1749-1832) qui, tout au long de ses œuvres, insistait sur l’idée que la joie était l’aspiration essentielle des hommes et qu’elle procédait du dépassement de la souffrance, que de Kant (1724-1804) : « das Moralische Gesez in unβ, u. der gestirnte Himmel über unβ » Kant !!! » (« la loi morale en nous et le ciel étoilé au-dessus de nous » Kant !!! »), notait-il, en janvier 1820, sur une page d’un cahier de conversation[2].

Une fois le texte choisi, Beethoven a cherché la façon de l’intégrer à la Symphonie. Les esquisses pour le début du finale, qui datent d’octobre 1823, attestent qu’il a retenu une conception théâtrale, inscrite dans sa composition définitive : comme la joie devait couronner le processus d’une quête existentielle, il commença le finale par des références, successivement rejetées, aux trois mouvements précédents qu’il considérait comme trop désespérés, avant de procéder à la recherche tâtonnante du thème… qu’il trouve enfin. Après avoir dégagé le thème de la « Joie », Beethoven eut d’abord l’intention de citer l’origine du poème en faisant dire au coryphée : „Lasst uns das Lied des untersterblichen Schillers singen / Freude .. » (« Laissez-nous chanter le Lied de l’immortel Schiller / Joie »).

Finalement, Beethoven a considéré qu’il était inutile de citer Schiller tant le poème était populaire… – plus de cinquante compositeurs en avaient déjà proposé une version musicale -, et, également, parce qu’il l’avait « interprété » en ne choisissant que quelques strophes.

Beethoven avait déjà utilisé quelques vers de ce célèbre poème de Schiller dans le finale de son opéra Fidelio – dès la première version – et dès 1792, il avait manifesté l’intention de composer une version durchkompniert – composée intégralement – de l’ensemble du poème, constitué de neuf strophes de huit vers ponctués par un Chor de quatre vers – il songea même un moment à intégrer cette composition (qu’il ne réalisa pas) dans un ensemble de Lieder publiés sous le numéro d’op.52 (n°7 dans conception du plan en 1803).

Les modifications du poème de Schiller

Pour le Finale de sa Neuvième Symphonie, Beethoven a retenu les huit vers des trois premières strophes du poème de Schiller, ainsi que le Chor de la quatrième strophe – « Froh, wie seine Sonnen » -, le Chor de la première strophe – « Seid umschlungen », et le Chor – « Ihr stürtzt nieder Millionen ! ».

La réorganisation de l’ensemble, reflet des intentions musicales et idéologiques de Beethoven, met l’accent sur la « joie, étincelle divine » (« Freude schöner Götterfunken »), sur la fraternité (« Alle Menschen werden Brüder », « Seid umschlungen Millionen », « Diesen Kuβ der ganzen Welt ») et sur la divinité bienveillante („Muβ ein lieber Vater wohnen“).

// Les trois premières strophes

Freude, schöner Götterfunken, / Tochter aus Elysium! / Wir betreten Feuertrunken, / Himmlische, dein Heiligtum./ Deine Zauber binden wieder, /Was die Mode streng geteilt,/ Alle Menschen werden Brüder,/ Wo dein sanfter Flügel weilt.“

(« Joie, belle étincelle divine, / Fille de l’Elysée, / Nous pénétrons ivres de feu, / Céleste, dans ton lieu saint. / Tes enchantements unissent de nouveau / Ce que la convention a rigoureusement séparé, / Tous les hommes deviennent frères, / Là où ta douce aile plane. »)

Wem der groβe Wurf gelungen, / Eines Freundes Freund zu sein, / Wer ein holdes Weib errungen, / Mische seinen Jubel ein! / Ja, wer auch nur eine Seele / Sein nennt auf dem Erdenrund! / Und wer’s nie gekonnt, der stehle / Weinend sich aus diesem Bund!

(« Celui auquel a réussi le grand coup de dé / D’être l’ami d’un ami, / Celui qui a conquis une noble femme, / Que son allégresse se mêle à l’ensemble ! / Oui, quiconque a sur cette terre / Une seule âme qu’il nomme sienne ! / Mais celui qui ne l’a pu, qu’il se dérobe / En pleurant, à l’écart de cette alliance ! »)

Freude trinken alle Wesen / An den Brüsten der Natur, / Alle Guten, alle Bösen / Folgen ihrer Rosenspur. / Küsse gab sie uns und Reben, / Einen Freund geprüft im Tod, / Wollust ward dem Wurm gegeben, / Und der Cherub steht vor Gott.“ (bis) [le dernier vers est répété par Beethoven]. (« Tous les êtres boivent la joie / Aux mamelles de la nature, / Tous les bons, tous les méchants / Suivent sa trace de roses. / Elle nous a donné le baiser et la vigne, / Un ami éprouvé jusqu’à la mort. / La volupté a été donnée au ver / Et le Chérubin se tient debout devant Dieu. »)

// Les autres éléments du poème,

/ après la Marche Allegro assai, le Chor de la quatrième strophe, énoncé par le Ténor, et en partie repris par le chœur :

Froh, wie seine Sonnen fliegen, (bis) / Durch des Himmels prächtigen Plan, / Laufet, Brüder, eure Bahn (bis), / Freudig, wie ein Held zum Siegen!“ (bis)

(« Joyeux ! comme volent ses soleils / A travers le plan splendide du ciel, / Poursuivez, frères, votre course, / Joyeux, comme un héros vers la victoire ! »)

/ après la poursuite de la Marche à l’orchestre seul, il y a la reprise de la première strophe, puis andante maestoso, le Chor de la première strophe de Schiller, puis celui de la troisième :

Seid umschlungen, Millionen! / Diesen Kuss der ganzen Welt! / Brüder – überm Sternenzelt / Muβ ein lieber Vater wohnen“.

(„Étreignez-vous, millions d’êtres! / Ce baiser, au monde entier ! / Frères, au-dessus de la voûte étoilée / Il faut qu’un bon Père habite. »)

Ihr stürzt nieder, Millionen? /Ahnest du den Schöpfer, Welt? / Such ihn überm Sternenzelt! / Über Sternen muβ er wohnen.“

(« Vous vous prosternez, millions d’êtres? / Pressens-tu le Créateur, monde ? / Cherche-le au-dessus de la voûte étoilée ! / Au-dessus des étoiles il doit habiter. »)

// A partir de l’allegro energico, sempre ben marcato, Beethoven associe, dans la double fugue, des vers de différentes strophes : « Freude, schöner Götterfunken, Tochter aus Elysium, / Wir betreten feuertrunken, Himmlische, dein Heiligtum », et « Seid umschlungen, Millionen ! Diesen Kuβ der ganzen Welt“.

Puis suit : „Ihr stürzt nieder, Millionen? /Ahnest du den Schöpfer, Welt? / Such ihn überm Sternenzelt! / Über Sternen muβ er wohnen.“

Puis, dans l’allegro ma non tanto, « Freude, Tochter aus Elysium!», „Deine Zauber binden wieder, /Was die Mode streng geteilt, / Alle Menschen werden Brüder, / Wo dein sanfter Flügel weilt“, chacun des vers étant répété de nombreuses fois.

Enfin, dans le Prestissimo final, „Seid umschlungen, Millionen! Diesen Kuβ der ganzen Welt“ et « Freude, schöner Götterfunken, Tochter aus Elysium!“, pour terminer sur « Freude, schöner Götterfunken!“.

La mélodie inscrit la présence de la voix humaine dans l’univers de la symphonie

Cette innovation, considérée comme une sorte d’hérésie par les contemporains, a mis du temps à être acceptée dans les pays germaniques, comme en Angleterre – la Neuvième fut donnée à Londres le 21 mars 1825 – ou en France – cette « Symphonie avec chœurs » fut donnée pour la première fois à Paris le 27 mars 1831 – : pendant longtemps la Neuvième est restée une énigme, difficile à mettre en œuvre, ennuyeuse, incompréhensible… des « interprétations » poétiques remplaçaient la traduction du poème de Schiller.[3]

En France, Berlioz, grand admirateur de cette œuvre – pour lui « la plus magnifique expression du génie de Beethoven » – a publié une série d’articles dans la Revue et Gazette musicale en janvier et février 1838 pour soutenir son point de vue, affirmant que « l’adjonction des voix aux instruments » a été la solution trouvée par Beethoven pour « aller au delà du point où il était alors parvenu à l’aide des seules ressources de l’instrumentation ». Dans son analyse de la partition Berlioz insiste sur le traitement musical de l’Ode à la Joie, « hymne joyeuse » dont il propose une traduction, pour que les auditeurs disposent du texte à l’origine de « cette multitude de combinaisons musicales, savants auxiliaires d’une inspiration continue, instruments dociles d’un génie puissant et infatigable. »

En Allemagne, c’est Wagner qui orienta l’interprétation de cette « Symphonie avec chœurs » après avoir été très impressionné par son exécution à Paris en 1840 dirigée par Habeneck à la tête de l’orchestre de la Société des concerts du Conservatoire. Quand Wagner la met en scène plus qu’il ne la dirige, à Dresde en 1846, il accompagne cette exécution d’un texte dans lequel il « traduit » la signification de cette œuvre sous la forme d’un véritable « programme » littéraire qui fait référence au Faust de Goethe. Wagner présente le premier mouvement comme « Un combat, dans le sens le plus magnifique du mot, de l’âme luttant pour la joie contre l’oppression de cette puissance ennemie qui se place entre nous et le bonheur terrestre » ; le deuxième mouvement, comme celui de la fausse joie, « délire », « douloureuses jouissances » ; le troisième comme « l’apaisement » apporté par « les doux chants du ciel » ; le Finale comme « cri de l’amour humain universel ».

La religion de la joie

Le sens et la portée de cette Symphonie – la culmination sur la célébration de la Joie – ne vont s’affirmer et ne s’imposer que progressivement. Une raison à l’origine de cette signification réside dans la partition elle-même : les références musicales aux mouvements précédents inscrites par Beethoven au début du finale, ainsi que les réflexions découvertes sur les esquisses qui témoignent de cette volonté de Beethoven de faire des mouvements de sa Symphonie autant d’étapes d’une quête existentielle. Prenant successivement les thèmes de chacun des mouvements, il nota :

« Nein diese …erinnern an unsre Verzweifl.“ („Non cela …nous rappelle notre désespoir“) ; „Heute ist ein feierlicher Tag …. dieser sei gefeiert mit / durch Gesang und...“ („Aujourd’hui c’est un jour de fête, il faut le fêter en chantant ») ; puis, “o nein, dieses nicht, etwas anderes gefälliges ist es was ich fordere“ („o non, pas cela, je veux quelque chose d’autre “) ; puis, „auch dieses nicht, ist nicht besser, sondern nur etwas heiterer“ („celui-là non plus, il n’est pas meilleur, seulement un peu plus gai“) ; puis, „auch dieses es ist zu zärtl. Etwas aufgewecktes (?) muss man suchen wie die… ich werde sehn dass ich selbst auch etwas vorsinge was der stimm… mir nach“ („celui-là est trop délicat, il faut trouver quelque chose de plus dynamique… je vais voir si je peux vous chanter quelque chose qui correspond“) ; enfin, sous la portée avec la mélodie de « Freude » : „dieses ist es ha es ist nun gefunden / Freude schöner“ („celui-là ha c’est trouvé / Joie belle“).

Ainsi, le travail des premiers musicologues au milieu du XIXe siècle étaya l’interprétation de Wagner, au point que la Neuvième fut érigée en moyen d’expression de la religion de l’art, religion qui devait pallier la faillite des autres religions et dont Beethoven était le prophète, nouveau Sauveur ayant consacré sa vie à la rédemption de l’humanité.

Cette interprétation imposée par Wagner exerça une influence décisive sur la mise en œuvre de la Neuvième par de nombreux chefs d’orchestre, à commencer par le célèbre violoniste Joseph Joachim qui en fit un drame sacré à Hanovre en 1856. Cette dimension quasi-religieuse fut reprise par Mahler à Vienne en 1901, puis par Furtwängler, à Berlin ou à Bayreuth entre les années 1920 et 1950. Cette interprétation de Wagner eut également des prolongements dans le domaine pictural : elle inspira le peintre Gustav Klimt (1862-1918) qui conçut une longue frise destinée à la XIVe exposition du pavillon de la Sécession à Vienne en 1902, décrivant le parcours initiatique de la Neuvième – ce parcours culmine sur la représentation du baiser au genre humain entouré de personnages en apesanteur figurant l’élévation conférée par la joie. Par cette frise qui déroule le parcours de la Neuvième Symphonie, Klimt chercha à traduire picturalement l’idée que l’aspiration au bonheur, pour le bien de tous, ne peut se réaliser que si les forces du mal sont éliminées – autrement dit, pour que triomphe le royaume de la joie, il faut qu’un héros accepte de lutter contre des puissances ennemies, son triomphe culminant sur le « baiser au monde entier » symbole de cette nouvelle religion de l‘humanité. Cette frise narrative inscrit des figures stylisées et hiératiques dans un décor archaïsant, ce qui donne l’impression d’un univers primitif et sacré dans lequel des figures flottantes représentent le mystère du monde, tandis que les forces hostiles sont incarnées par le monstre, le géant Thyphée, et par des figures féminines symbolisant la maladie, la mort et la folie, ainsi que la volupté, la luxure et l’intempérance. Palliant ce désespoir, l’ambition et la compassion de l’homme armé permettent de libérer l’humanité souffrante et de l’animer de cette « Joie, belle étincelle divine ».

Ainsi, pour Klimt, le sens de la Neuvième est la libération de l’humanité et sa sublimation opérée par l’art. Que Beethoven soit le Messie de cette nouvelle religion était matérialisé par la statue, œuvre de Max Klinger installée également dans le pavillon de la Sécession. Cette statue, ébauchée en 1886 et achevée en 1902, est en marbres différents et en pierres précieuses, ce qui est une façon de déréaliser Beethoven pour le transformer en une divinité : les multiples symboles faisant références aux religions antiques comme au christianisme – une allusion au Zeus de Phidias ainsi qu’un crucifix et une naissance de Vénus sculptés au revers du majestueux trône en bronze sur lequel Beethoven est assis – sont associés à la nudité héroïque d’une figure puissante au regard tourné vers l’au-delà et au poing serré. Beethoven est ainsi présenté en héros, martyr et rédempteur de l’humanité : la métamorphose opérée par l’art a transformé l’artiste en Messie des temps à venir.

La « Joie » au cinéma

A la suite de cette consécration viennoise placée sous le signe de la révolution artistique et spirituelle, le thème de la joie a inspiré d’autres créateurs et en particulier des cinéastes.

En 1950, Ingmar Bergman dans don film intitulé Vers la joie, montre comment la musique du Finale de la Neuvième Symphonie réconcilie avec la vie un jeune violoniste ambitieux en échec et désespéré par la mort accidentelle de sa jeune femme.

En 1983, Andrei Tarkovski dans son film Nostalghia, chef-d’œuvre d’art visuel, fait référence à la musique de la joie du Finale de la Neuvième… au moment le plus tragique, l’immolation par le feu d’un personnage dégoûté par le monde tel qu’il est et qui aspire à un autre monde… la musique ayant d’ailleurs du mal à démarrer, l’appareil de restitution étant vétuste : trop connu et usé, cet air a entretenu l’illusion d’un bonheur possible sur cette terre… semble affirmer le cinéaste ?

L’instrumentalisation politique

Parallèlement à l’interprétation religieuse ou à l’incitation créatrice, le Finale de la Neuvième a été instrumentalisé par les pouvoirs de diverses manières. Ainsi, le choix, qui a longtemps fait autorité, d’utiliser un énorme chœur permet de laisser penser qu’il s’agit d’une œuvre adaptée à la civilisation de masse : cette tendance qui n’a cessé de s’amplifier au cours du XIXe siècle – en 1838, à Londres Moscheles ajouta même une partie d’orgue dans le but de soutenir le chœur – pour culminer avec la propagande nazie : le 1er août 1936, des milliers de gymnastes évoluèrent sur l’Hymne à la Joie dans l’Olympias Stadion pour l’ouverture des jeux olympiques à Berlin.[4]

Si les nazis ont vu dans l’Hymne à la Joie le symbole de l’unanimité d’une société de masse idéologiquement et « racialement » homogène, le Conseil de l’Europe a voulu en retenir la dimension universelle, le choix du thème musical de l’Hymne à la Joie étant destiné à représenter la volonté pacifique et fraternelle d’une Europe traumatisée par la succession des deux guerres mondiales… mais, alors pourquoi avoir confié l’arrangement de l’Hymne européen – correspondant aux mesures 140 à 187 du début purement instrumental du finale de la Neuvième – à Herbert von Karajan, un ancien membre du parti nazi, certes devenu la star des chefs d’orchestre dès les lendemains de la Seconde Guerre mondiale ? Cette décision met en question les fondements de la volonté d’union européenne : si l’Europe est fondée sur le respect des droits de l’homme et sur la démocratie, elle doit être fidèle à sa dimension utopique et être transparente sur son passé, donc s’interdire toute confusion ; si l’Europe repose sur un compromis historique, elle ne peut pas pour autant avaliser ses relations ambigües avec le totalitarisme en occultant son passé totalitaire.

Avant d’être choisi comme Hymne de l’Europe, l’Hymne à la Joie a été instrumentalisé par la RDA (République démocratique allemande) qui en fit la promesse et le symbole de « l’avenir radieux » que l’aide du grand frère soviétique permettait de réaliser… au profit de tous les peuples de la terre, et d’abord de tous les Allemands qui seront enfin réunis.

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La célébrité de sa mélodie confère à cette Ode – ou à cet HymneA la joie un rôle de symbole de toute la musique. Chanter cette mélodie est une façon de participer à la joie, de manifester son aspiration à un monde de fraternité et de paix, tout en affirmant que la musique, en tant que source de joie, a une fonction fédérative, car chanter ensemble rend heureux. Cette conviction laisse de côté, masque la dimension « faustienne » de tout être humain, soumis, à son insu, à l’emprise de ses pulsions inconscientes et mortifères. Ce qui implique, pour que la joie opère la métamorphose attendue, la nécessité d’un refoulement réussi des pulsions mortifères – processus indispensable au fondement de toute société civilisée : c’est ce processus menant à la joie que Beethoven a cherché à mettre en scène en transgressant les codes du genre symphonique dont il héritait. Ainsi, le parcours de la Neuvième ne peut qu’être associé aux idées de rupture, de modernité, d’effraction, de perte et de récupération du sens.

Dans sa progression théâtrale, donc dans sa mise à distance, la mélodie de la joie permet le refoulement efficace, au moins momentané, car elle touche juste en favorisant la participation : elle donne ainsi l’illusion de protéger de l’Unheimlich, le secrètement familier ou autrement dit le retour du refoulé, en proposant le mythe d’une fraternité en acte, symbolisée par une musique qui unit des individus libres – c’est-à-dire des « sujets » qui, hors de toute aliénation, sont aptes à conserver leur liberté et à prendre la parole, à leur tour, pour dire « je ».

Bibliographie

Esteban Buch, La Neuvième de Beethoven / Une histoire politique, Paris, NRF Gallimard, 1999.

Elisabeth Brisson, Guide de la musique de Beethoven, Paris, Fayard, 2005.

Beate A. Kraus, édition de la Symphonie N°9, op.125, Neue Beethoven Gesamtausgabe, Band 5, Munich Henle Verlag, 2020.

Beate A. Kraus, Beethoven-Rezeption in Frankreich, Verlag Beethoven-Haus Bonn, 2001.


[1] Selon la datation de S. Brandenburg, art.cit. p.103. La citation se trouve in Nottebohm (II, 163) et la feuille d’esquisse se trouve à Bonn, au revers d’une esquisse pour la Sonate op.106.

[2] BKh 1, p.235 (fin janvier 1820).

[3] Cf. article de Beate in Bonner Beethoven-Studien, Band 3, Bonn, Verlag Beethoven-Haus, 2003, p.74 : elle évoque les traductions diverses pour tenter de s’approprier l’œuvre, pour la comprendre – mais reste une énigme.

[4] In Le III° Reich et la musique, Paris, Fayard/Cité de la musique, 2004, p.47.