Wagner, la Neuvième et la religion de l’Art

Conférence du 9 octobre 2021 – revue le 4 avril 2022

Cercle Wagner Annecy

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Barricades de Dresde 1849

En mai 1849, sur les barricades de Dresde, Wagner qui faisait partie des combattants (il surveillait les mouvements de troupes royales) aurait été interpelé par un combattant (un garde communal) heureux. Cet épisode est relaté dans le Braunes Buch, en date du 8 mai 1849 :

« Herr Kapellmeister, nun der Freude schöner Götterfunken hat gezündet. (3te Aufführung der 9te Symphonie am vorangehenden Palmsonntagskonzert ; Opernhaus nun abgebrannt, sonderbares Behagen !) » soit en français : « la divine étincelle de la joie a jailli ; l’opéra a brûlé de fond en comble ; étrange plaisir »

« Sonderbares Behagen », c’est-à-dire « étrange plaisir », a donc noté Wagner quand l’ancien opéra brûla…. (cela, d’après le Braunes Buch) – ancien opéra, symbole du monde à détruire – après la 3e exécution de la Neuvième Symphonie à Dresde qui eut lieu le dimanche des Rameaux 1er avril 1849 ; ce commentaire n’est pas conservé dans Mein Leben : Wagner y note seulement, selon la traduction de Ma vie : « Monsieur le maître de chapelle, la divine étincelle de la joie a jailli ; la vieille bâtisse pourrie a brûlé de fond en comble. »[1]

Cette interpellation et cet étrange plaisir témoignent de l’importance de la Neuvième pour lui : cela atteste que Wagner a vécu le mouvement insurrectionnel de Dresde  comme une mise en acte de l’avènement de cette société fraternelle qu’il souhaite lui aussi (il était proche de Bakounine alors présent à Dresde), impliquant la destruction de l’ancien monde, de l’ancien mode de domination – en témoignent des articles anonymes (sans doute de lui) parus dans la presse de Dresde avant le mouvement insurrectionnel : « Millionen » qui se relèvent et annoncent « das neue Evangelium des Glückes ! ». Wagner avait donc une vision théâtrale de la Révolution : l’humanité libérée se rassemble dans un enthousiasme collectif « Seid umschlungen Millionen ! – Diesen Kuss der ganzen Welt !», sous l’égide de la Joie.

Wagner a donc entendu la Neuvième Symphonie comme un appel à la Révolution : ce qui était une réception fréquente alors, elle aurait même préparé la révolution de 1830, à l’instar de la Cinquième qui n’était programmée qu’avec crainte par les autorités politiques françaises … Ce lien entre la Neuvième et la Révolution était évident à Dresde en 1848-1849 comme l’attestent les réactions du public après la troisième exécution de cette Symphonie dans cette ville le dimanche des Rameaux : la presse relevait l’effet incroyable en ces temps troublés produit sur un public aspirant à vivre ces temps nouveaux, qu’il souhaitait placer sous le signe de la Joie. Dès 1846, un article (sans doute de Wagner) mettait en relation l’effet de la Neuvième et la pression révolutionnaire, comme en témoigne une citation qui faisait référence à une cruche trop pleine qui finit par se briser[2].

Avant même le contexte révolutionnaire de Dresde, la Neuvième semble avoir eu une dimension radicalement bouleversante pour Wagner : certes dans sa vision du devenir révolutionnaire du monde politique comme dans son œuvre, mais surtout, et cela dès la découverte de l’œuvre, donc dans son désir de devenir compositeur.

Comme toutes les biographies de Wagner, influencées par les divers récits autobiographiques dont le Journal  de Cosima et la correspondance, insistent sur l’importance de la rencontre du jeune homme avec la musique de Beethoven, puis sur le rôle décisif de Wagner chef d’orchestre (à Dresde, à Bayreuth) pour la diffusion de la Neuvième, instrument de son auto-promotion (telle une véritable opération de marketing), je me propose d’examiner les relations réciproques de Wagner / Beethoven sous l’angle de ce que chacun a fait à l’autre.

I/ Le choc qui détermine sa vocation ?

Wagner a très tôt instrumentalisé Beethoven, de manière publique dès son séjour à Paris en 1839-1842, pour soutenir le mythe de la vocation exceptionnelle d’un compositeur (en l’occurrence, lui) qui serait seul responsable de sa formation (donc autodidacte).

/ Le « choc Beethoven »

Pour mesurer l’importance de cette instrumentalisation, la prise en compte des variantes que présentent les nombreux récits publiés par Wagner est indispensable : ce « choc Beethoven » est raconté à sept reprises de manière différente – et il faut ajouter le Journal de Cosima.  

In Klaus Kropfinger, Wagner und Beethoven, 1975

Wagner n’a donc pas cessé d’insister sur ce lien originel, d’y revenir dans des contextes politiques, culturels et musicaux différents, dans la mesure où c’était très valorisant d’être lié à Beethoven, que ce soit Paris alors qu’en 1840 y régnait une fièvre beethovénienne ou que ce soit à Munich où Louis II ne pouvait qu’être sensible à cette « filiation » musicale.

Cette insistance n’est sans doute pas sans rapport avec une rivalité larvée : Wagner n’avait pas la chance de pouvoir se réclamer comme Liszt (1811-1886) du Weihekuss, baiser de consécration qu’il aurait reçu de Beethoven lors d’un concert donné à Vienne le 13 avril 1823 ! alors que le jeune Liszt était âge de 11 ans… Il s’agit d’une légende bien entretenue par Liszt… Cette légende apparaît pour la première fois chez Joseph d’Ortigues dans une biographie de Liszt publiée dans la Revue et Gazette musicale de Paris le 14 juin 1835 : « il donna un grand concert auquel Beethoven assista. La présence de l’illustre compositeur, loin d’intimider l’enfant, exalta son imagination. Beethoven lui donna des encouragements, toutefois avec ce ton réservé qu’il eut toujours dans les dernières années de sa vie ». Par la suite, ces encouragements deviennent une proclamation, un regard ardent puis un baiser. Cette légende fut diffusée par Schindler dans sa biographie de Beethoven revue en 1842, et elle n’a pas démentie par Liszt (qui aurait harcelé Schindler à Vienne en 1823 pour rendre visite à Beethoven) … mais dans la dernière version de la biographie publiée en 1860, Schindler ne mentionne plus la présence de Beethoven au concert du jeune Liszt ! D’ailleurs, Liszt n’a plus besoin de ce soutien : dès 1840, le peintre Joseph Danhauser le représente au piano la tête tournée vers le buste de Beethoven.

 Artwork Replica | Liszt Fantasizing at the Piano by Josef Franz Danhauser (1805-1845, Austria) | WahooArt.com
Joseph Danhauser, Liszt am Flügel 1840

Ce lien spirituel, privilégié de Liszt avec Beethoven, est entretenu par un récit fait le 1er novembre 1862 au grand-duc Carl Alexandre de Weimar : Liszt raconte comment Beethoven lui serait apparu dans la chapelle Sixtine alors qu’il cherchait à retrouver la place qu’occupait Mozart au moment où ce génie avait entendu le Miserere d’Allegri … il eut alors une vision « du côté du Jugement dernier de Michel-Ange, une autre ombre, d’une grandeur indicible. Je la reconnus instantanément avec transport, car tandis qu’Elle était encore exilée en cette vie, elle avait consacré mon front par un baiser. Jadis, Elle aussi elle avait chanté son Miserere » – Liszt dit que Beethoven se serait trois fois inspiré d’Allegri : il cite les occurrences qui sont « la Marche funèbre sur la mort d’un héros, l’Adagio de la Sonate quasi una fantasia et le mystérieux « Convito » de spectres et d’anges de l’Andante de la 7e Symphonie ».

Puis en 1873 à l’occasion des 50 ans de carrière de Liszt depuis ce concert de 1823 ! une gravure anonyme résume sa vie, avec ce fameux Weihekuss.

Weihekuss, gravure de 1873

Wagner ne se mesure pas seulement avec Liszt, mais il trouve légitime d’imiter Berlioz qui lui aussi a insisté sur le choc provoqué par la découverte de Beethoven[3], ce qui fut décisif pour sa vocation de compositeur…  comme pour son inscription dans une filiation de compositeur de l’avenir …

/ Les récits publiés sur la rencontre avec Beethoven

  • 1840-1841 – C’est lors de son séjour à Paris en 1840 (entre septembre 1839 et avril 1842), que Wagner inaugure ses textes publiés sur Beethoven avec une fiction parue en novembre-décembre 1840 dans la Revue et Gazette musicale de Paris (dans n°65-66-68-69), intitulée Une visite à Beethoven. Cette nouvelle fut publiée sous le titre « Eine Pilgerfahrt zu Beethoven » (un pèlerinage chez Beethoven) dans le Dresdener Abend-Zeitung du 30 juillet au 5 août 1841 sous la rubrique „ zwei Epochen aus dem Leben eines deutschen Musikers “ (deux époques de la vie d’un musicien allemand), et avec comme autre sous-titre : „Aus den Musikers Papieren eines verstorbenen wirklich“ (provenant des archives d’un musicien mort en vérité) – ce texte fut publié en 1871 dans le premier volume des écrits et poèmes, sous le titre de chap I « Ein deutscher Musiker in Paris » (un musicien allemand à Paris).

Wagner commence sa nouvelle dans le ton du Testament de Heiligenstadt (fameux document rédigé en 1802 et trouvé dans les papiers de Beethoven après sa mort le 26 mars 1827) : il raconte l’accès de fièvre provoqué chez lui par l’audition d’une symphonie de Beethoven – après être tombé malade, il se relève avec la volonté de devenir musicien – il étudie l’œuvre de Beethoven puis il entreprend le voyage à pied à Vienne, où il assiste à Fidelio, le rôle de Leonore étant chanté par la célèbre Wilhelmine Schröder, ce qui lui procure une « ardente extase » ; après avoir été plusieurs fois éconduit, le jeune musicien intrépide réussit à être introduit, ce qui lui permet d’avoir de longues conversations avec Beethoven en particulier sur l’opéra de l’avenir, et sur la Neuvième Symphonie, sur l’importance de la Joie – Cette fiction reprend les clichés alors très répandus : on voit un Beethoven harcelé par des importuns, qui compose une musique qui ne plaît qu’aux vrais amateurs, tandis qu’on lui préfère Rossini…

  • 1842-1843 – Quand en octobre 1842 le succès de Rienzi (sur un thème révolutionnaire, progressiste marqué par la volonté de construire une société démocratique, d’abolir les privilèges) le rend célèbre à Dresde, Wagner publie des Esquisses Autobiographiques dans la Zeitung für die elegante Welt le 1er et le 8 février 1843. Il raconte alors comment l’idée de mettre en musique son drame Leubald a été inspiré par Egmont de Beethoven et comment, à la suite de ce choc, il a composé des Sonates et sa première Symphonie qui fut jouée en public au Gewandhaus le 10 janvier 1833. Il raconte également qu’il a entendu la Neuvième à Paris.
  • 1851 – Wagner publie Une communication à mes amis texte dans lequel il raconte qu’il a pris connaissance de Symphonies de Beethoven en 1828, ce qui confirma sa vocation de musicien : « la découverte des Symphonies de Beethoven, alors que j’avais déjà 15 ans, fut ce qui décida enfin de ma passion pour la musique, dont à vrai dire j’avais toujours éprouvé l’effet puissant qu’elle avait sur moi, en particulier à travers le Freischütz de Weber ».
  • 1860 – Dans sa lettre sur la musique Wagner dit qu’il a appris à connaître la musique de Beethoven au moment de sa mort (donc en 1827), puis à Leipzig en 1828.
  • Dans Mein Leben, dicté entre 1865 et 1880, Wagner évoque la Symphonie entendue en 1827, puis la Symphonie en La en 1828 (rappelons que Liszt avait eu un énorme succès en dirigeant cette Septième Symphonie, en particulier le 17 décembre 1858, lors d’un concert d’adieu à Weimar…)

Wagner a donc placé le « choc Beethoven » à l’origine de sa vocation. Dans le double but de construire son mythe personnel et de se constituer une filiation symbolique, il a situé ce choc en 1828, or c’est le moment où il découvre que son père… est Wagner et pas Geyer. Que son nom est donc Richard Wagner.

Pour surmonter ce choc identitaire, Wagner s’est donc persuadé avoir une filiation symbolique avec Beethoven : cette idée a été facilitée parce que son père Friedrich Wagner (1770-1813) dont il découvre donc l’existence en 1828, était né en 1770 comme Beethoven – et que 1828, comme ses écrits en témoignent, est l’année où il dit découvrir Beethoven …

Le choc provoqué par la découverte que son père n’est pas celui qu’il croyait, trouve une expression dans l’écrit de Wagner intitulé Leubald (1828) sur le thème d’une vengeance meurtrière, symptôme d’une profonde blessure, écrit qu’il a voulu mettre en musique, comme nous l’avons déjà souligné (in Esquisses autobiographiques), dans le sillage de l’Egmont de Beethoven.

/ Preuves matérielles de l’enthousiasme de Wagner pour la musique et pour Beethoven en particulier

Par-delà les constructions fantasmatiques qui ont étayé le vécu de Wagner et qui ont imprégné les récits biographiques, il existe des traces matérielles de son enthousiasme précoce et permanent pour Beethoven et sa musique.

– Des copies soignées établies en 1830 des partitions de la 5e et de la 9e Symphonie, de l’ouverture d’Egmont et également de la 104e Symphonie de Haydn, ainsi que d’œuvres de Weber.

copie de la Neuvième

(photocopie des documents de l’édition de la partition : Klavierauszug von L.V B. Symphonie n°9, par Christa Jost, WWV9)

– La transcription pour piano de la 9e Symphonie qu’il envoie à Schott (éditeur de la partition de Beethoven en 1826) – Dans sa lettre à Schott du 6 octobre 1830, Wagner insistait sur sa volonté de rendre l’œuvre accessible, car son plus grand désir était de faire connaître cette œuvre… pourtant une transcription pour 4 mains établie par Carl Czerny[4] avait déjà publiée en 1829 à Leipzig par Probst.

Wagner a récupéré sa partition de la transcription le 22 mai 1872, puis celle de la copie de la Symphonie en 1880, manuscrit qu’il avait confié à un ami en quittant Dresde en 1849 fuyant le mandat d’arrêt : il offrit cette partition manuscrite à Cosima le 25 décembre 1880. 

  • Il a certainement assisté aux Concerts du Gewandhaus de Leipzig : le 17 janvier 1828, pour la 7e Symphonie et les 2 et 14 avril 1830, pour la Neuvième sous la direction de Christian August Pohlenz.

Ainsi, il est certain qu’en 1832, Wagner connaissait les Symphonies de Beethoven, ainsi que la plupart des Ouvertures, des Sonates, des Quatuors à cordes, Egmont, Adelaïde, le Liederkreis An die ferne Geliebte, Fidelio, Missa solmenis

/ La Confusion entretenue 

Mais il y a une confusion soigneusement entretenue : le choc provoqué par Wilhelmine Schröder qu’il présente comme originel, est une reconstruction, car il n’a eu l’occasion d’entendre cette cantatrice qu’en 1834 à Magdebourg dans Romeo de Bellini.

Cette confusion (délibérée ? ou involontaire, à son insu ?) était une façon de refouler l’importance de sa sœur Rosalie (1803-1837), musicienne, actrice et cantatrice, celle qui a éveillé son goût pour l’art, pour Shakespeare, pour Goethe : c’est elle qui lui fait découvrir Beethoven en lui jouant des œuvres au piano et en lui chantant Leonore tout en s’accompagnant au piano.

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Rosalie Wagner 1803-1837

La place réelle de sa grande sœur (de dix ans plus âgée que lui, très tôt disparue : née en 1803 elle est morte en 1837) allait à l’encontre de la volonté de Wagner de se présenter comme un individu caractérisé par une éducation qu’il ne tient que de lui-même : à l’instar de Siegfried et de sa « Selbsterziehung », il ne voulait ne devoir toute son éducation musicale qu’à lui seul.

 L’importance de la figure de Leonore, et donc de la musique de ce Fidelio qu’il aurait entendue … et qu’en fait il connaît par sa sœur… qu’il admirait et avec laquelle il eut l’occasion de partager la scène en 1829 : elle jouait le rôle de Gretchen dans le Faust mis en scène pour fêter le quatre-vingtième anniversaire de Goethe. A partir de la figure de sa sœur Rosalie, Wagner a forgé son fantasme d’un « choc Fidelio » qu’il associa à tort à Wilhelmine Schröder, ce qui s’est répercuté dans sa conception de la voix de plusieurs des héroïnes de ses opéras : c’est donc dans le sillage de Leonore, qu’il composa des Airs pour Wilhelmine Schröder, celui Adriano dans Rienzi, de Senta dans le Vaisseau fantôme, de Vénus dans Tannhäuser.

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Leonore par Wilhelmine Schröder

/ Une certitude : les influences de Beethoven 

Comme Beethoven, Wagner compose sonates, symphonie, ouverture – œuvre chorale

  • En avril-juin 1832, il compose la Symphonie en ut (WWV 29), qui fut jouée à Prague dans le cadre du Conservatoire par des étudiants en novembre 1832, puis qui fut créée à Leipzig officiellement le 10 janvier 1833. A la fin de sa vie, d’après le Journal de Cosima à la date du 17 décembre 1882, Wagner présentait cette première Symphonie comme une œuvre se situant entre la 2e et la 3e Symphonie de Beethoven : elle préparait en quelque sorte l’Eroïca ! il aurait dit « si on en était persuadé, on s’étonnerait de la perfection de tout ce qui prépare l’Eroica ! ». Cette Symphonie en ut est constituée de quatre mouvements : I. Sostenuto e maestoso-Allegro con brio ; II. Andante ma non troppo, un poco maestoso ; III. Allegro assai – Un poco meno allegro -Tempo I ; IV. Allegro molto e vivace-Piu allegro.
  • Pendant les années de Dresde : après le succès de Rienzi, Wagner compose Das Liebesmahl der Apostel (Le dernier repas des apôtres), créé le 6 juillet 1843 à la Frauenkirche, à l’occasion d’un concert mémorable rassemblant quelque 1200 choristes hommes venus de toute la Saxe, ainsi qu’une centaine de musiciens d’orchestre. Un chœur d’introduction, cérémonieux, se mue en scène dramatique a capella avant une prière sous forme d’hymne au Père tout puissant en appelant à l’esprit saint ; puis l’orchestre s’ajoute à l’effectif vocal, finale sous forme d’oratorio (portant la détermination des apôtres de propager la foi). L’influence de Beethoven est évidente dans cette forme hybride qui associe hymne, scène chorale a capella, grand oratorio qui culmine sur l’évocation de la Parole universelle : l’apparition de l’orchestre ne se fait qu’après 18’ à la suite de l’irruption des voix d’en haut, « Welch Brausen erfüllt die Luft ? Welch Tönen, welch Klingen ! » (Quel souffle emplit l’air ? quelle musique ! quel timbre), l’espace symphonique envahissant les voix comme l’esprit saint pénètre les âmes, telle une belle métaphore de l’Absolute Musik (la musique absolue) qui donne forme à la langue universelle et idéelle insufflée aux apôtres.
  • Enfin, le Ring porte la marque de l’influence de Beethoven, en particulier la Marche funèbre du troisième acte du Crépuscule des dieux qui accompagne le cortège funèbre de Siegfried : le texte a été rédigé en 1850-1851, la musique esquissée en 1850, mais composée entre 1869 et 1874, créée en 1876.[5] La métaphore de sa Selbsterziehung s’appuie sur les souvenirs des marches funèbres de la Révolution, ainsi que sur les musiques du Requiem de Cherubini en ut mineur (1816), de la Grande symphonie funèbre de Berlioz (1840) et de l’interprétation française des Symphonies 3 et 7 de Beethoven. En 1851, Wagner notait dans son programme de l’Eroïca à propose de la marche funèbre et de sa « tristesse solennelle ». « De la douleur germe une force nouvelle qui nous emplit d’une ardeur sublime.  ‘Nous ne voulons pas succomber’ ».
  • Et, dans son processus créateur Wagner adopte le procédé de transformation constante des thèmes à partir de petites cellules dont l’organisme est minutieusement et graduellement travaillé, comme le fait Beethoven.[6]

Wagner n’est pas seulement redevable de Beethoven en tant que compositeur : à maintes reprises, il a dirigé les Symphonies, Fidelio (à Riga), les Ouvertures dans ses différents postes de directeur de la musique qu’il a occupés (Magdebourg, Königsberg, Riga, Dresde).

En 1838 dans la Neue Zeitschrift für Musik, les nouvelles de Riga envoyées par Heinrich Dorn (1804-1892) Kapellmeister à Leipzig, signalent que Wagner connaît très bien les partitions d’orchestre de Beethoven, ainsi que les Sonates, Quatuors, qu’il chante les Lieder et siffle les Concertos

Wagner s’est préoccupé de présenter le programme de la Symphonie héroïque en 1851 et celui de Coriolan en 1852. Et il a dirigé surtout les Symphonies 3, 5, 7 (5 fois à Zürich entre 1850 et 1855), peu la 4 – pas les 1 et 2 qu’il trouvait trop classiques ; et souvent la Neuvième sur l’exécution de laquelle il a cherché à construire sa notoriété : se faire un nom avec la Neuvième… de façon à être lié à Beethoven pour la postérité si ce n’est pour l’éternité !

II/ La Neuvième

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Page de titre de l’édition originale de la Neuvième Symphonie de Beethoven

Au moment où Wagner se trouve à Paris au début des années 1840 (septembre 1839-avril 1842), la manie pour Beethoven et pour Faust règne en maître – c’est dans ce contexte qu’à l’instar de Berlioz, Wagner a l’intention de faire une biographie de Beethoven pour rétablir la vérité déformée par Schindler qui cherche à accaparer la gloire d’être le seul biographe légitime. Wagner a-t-il perçu les enjeux qui président à l’établissement d’une biographie de Beethoven ? Qui (quelle ville : Bonn, Vienne ? Quelle « nation » : l’Allemagne ? l’Autriche ?), va savoir en tirer une gloire éternelle au prix de distorsions avec la vérité ?  Il a certainement compris que la prétention de Schindler d’être le seul biographe reconnu était fortement contestée … Peut-être connaît-il la boutade de Heinrich Heine, lui aussi à Paris depuis plus longtemps que Wagner, qui se moque de Schindler en laissant courir le bruit que cet imposteur aurait inscrit « Ami de Beethoven » sur sa carte de visite….  Schindler qui séjourna à Paris entre janvier et avril 1841 pour recueillir des témoignages auprès de ceux qui avaient connu Beethoven, dont Cherubini, se pavanait en laissant entendre que « le nom de Beethoven, disait-il, est une puissance et pour moi un talisman », et se faisait admirer en montrant des manuscrits ainsi que le portrait de Beethoven.

Dans ce contexte effervescent, Wagner veut s’orienter du côté d’un Künstlerroman, roman d’artiste qui ne soit pas une collection de dates et d’anecdotes et qui ne contienne aucune information qui ne soit pas vérifiée : l’ouvrage doit donc retracer le contexte musical créé par le génie de Beethoven dont les nouvelles musiques sont issues ; ce roman devrait comprendre également un catalogue des œuvres par ordre chronologique – ce serait ainsi l’ouvrage le plus complet, le plus riche, projet que Wagner souhaite mener à bien avec Gottfried Engelbert Anders (1795-1866), bibliothécaire rencontré à Paris dès 1839, qui a réuni le matériel biographique disponible et a traduit en français les Notices biographiques de Wegeler et Ries publiées en allemand à Koblenz au début de l’année 1838, à la grande fureur de Schindler… Outre cet ouvrage Wagner connaissait celui de Schindler publié en 1840, ainsi que celui de Seyfried publié en 1832, traduit en français en 1833 … plus tard à Vienne en 1848, il eut la possibilité de consulter le « manuscrit Fischhof » ensemble de copies de documents authentiques concernant Beethoven. En prenant connaissance de ces diverses publications et autres sources, Wagner a sans doute compris l’enjeu que représente la rédaction d’une biographie, mais avant de pouvoir rédiger La Biographie qui ferait référence …, sollicité par les feuilletons de presse (pour gagner quelque peu de quoi vivre à Paris…), il choisit de commencer par un récit de fiction qui le mettrait en valeur et imagine une « visite à Beethoven » qui, comme nous l’avons déjà dit, se transformera en « pèlerinage » dans la version publiée en allemand … et qui reprend les clichés déjà mis en place au cours des années 1830.

Dans cette fiction, le narrateur (Wagner) se présente comme un musicien dont la vocation a été déclenchée par la musique de Beethoven, ce qui l’entraîne à lui rendre un véritable culte … à l’instar de Liszt et dans le sillage de Berlioz : comme nous l’avons dit plus haut, cette fiction est donc l’équivalent du Weihekuss. Pour soutenir son propos – l’idée de culte et de « Pèlerinage », il fait référence à la variété de la musique de Beethoven, à la fois populaire avec le Septuor (présenté comme une musique pour connaisseurs que la troupe ambulante joue pour son propre plaisir), et savante ce qui lui donne l’occasion d’exposer une conception de l’opéra de l’avenir et de souligner que le chef d’orchestre Habeneck a rendu les symphonies de Beethoven populaires grâce à la Société des concerts du conservatoire, même si, selon Wagner, ce chef ne comprend rien à la musique allemande.

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Habeneck dirige au Conservatoire de Paris 1840

Au moyen de cette fiction, Wagner a su dramatiser a posteriori les moments décisifs de sa vie. Ainsi, il a prétendu avoir été bouleversé en entendant les mouvements instrumentaux de la Neuvième, en novembre 1839 à Paris, lors du concert dirigé par Habeneck au Conservatoire ; et cette impression fut telle, raconte-t-il, qu’il composa le premier mouvement d’une Faust-Symphonie, achevée le 13 décembre 1839, et orchestrée jusqu’au 12 janvier 1840. Or Habeneck n’a dirigé la Neuvième qu’en mars 1840 : Wagner a donc antidaté ce concert. Ce qui est certain c’est qu’il a entendu, entre le 24 novembre et le 1er décembre 1839, la Symphonie Roméo et Juliette de Berlioz et que l’impression produite sur lui a dû stimuler son ambition symphonique. Autre déformation du souvenir (?), dans une lettre à Meyerbeer datée du 18 janvier 1840, Wagner parle d’ouverture et non de Faust-Symphonie, une œuvre qu’il présente comme une œuvre qui condense son style à venir… or cette œuvre symphonique a subi des modifications jusqu’en 1855, Wagner y étendant la partie du milieu, tempérant les cuivres, ajoutant deux thèmes et un final calme.[7]

Après cette fiction, les Esquisses autobiographiques écrites à Dresde au lendemain du succès de Rienzi, Wagner raconte que l’impression faite par Beethoven sur lui « fut toute puissante » et qu’il a recopié et transcrit la Neuvième Symphonie, ce qui confirme sa Selbsterziehung : la Neuvième devenant « zum mystichem Anziehungspunkt als meines phantastisch-musikalischen Sinnens und Trachtens“ (l’aimant d‘une attirance mystique stimulante pour son sens de l’écriture musicale). Il se dit fasciné par les quintes qui débutent le 1er mouvement : elles sont pour lui « geisterhaft » (fantomatique, effrayant), « Geheimnis aller Geheimnisse » (mystère de tous les mystères).

Ainsi, d’après la lettre à Schott du 6 octobre 1830, dès sa rencontre avec la Neuvième Wagner n’aurait eu de cesse de la faire connaître – il y avait perçu un bon moyen de promotion personnelle pour se faire un nom.

/ La réalisation d’un rêve

Maître de chapelle à Dresde, Wagner décide de programmer la Neuvième pour le dimanche des Rameaux du 5 avril 1846, défiant les autorités musicales locales qui pensaient que le concert dont les recettes devaient aller à la Caisse de pension des veuves et orphelins de l’orchestre de Dresde serait un échec – à l’instar de ce qui s’était passé à Dresde en 1839, car cette Symphonie n’était pas du tout populaire.

Pour faire venir un public large, de non-initiés, Wagner lance une campagne de presse dans le Dresdner Anzeiger : journal qui s’adresse à un vaste public (non à l’élite qui connaissait la fiction « le Pèlerinage » par l’Abend-Zeitung) en échelonnant quatre annonces anonymes (rédigées par lui, mais placées d’un point de vue toujours différent : belle opération de marketing).

  • Le 24 mars 1846, l’article qui annonce une symphonie peu connue qui couronne l’œuvre de Beethoven se termine sur « O höret und staunet » (écoutez et soyez surpris), et se présente comme rédigé par un amateur heureux de voir cette œuvre programmée, pour mieux la connaître.
  • Le 31 mars 1846, l’annonce semble provenir de quelqu’un d’autre : il s’agit d’un plaidoyer destiné à faire quelque chose dans le but d’améliorer la compréhension du public pour la dernière symphonie de Beethoven … justement, elle est prévue dans quelques jours…
  • Le 2 avril 1846, l’annonce semble rédigée par quelqu’un qui connaît Beethoven (qui insiste sur ce Tondichter qui se fait comprendre par les sons – devenu sourd, il se tourne vers ses sensations intérieures, monde merveilleux de la solitude, sa symphonie raconte ses douleurs et ses joies : cet homme malheureux est Beethoven – le texte de cette annonce est influencé par le Testament d’Heiligenstadt et par le discours de Grillparzer au moment de l’enterrement de Beethoven le 29 mars 1827).
  • Enfin le 4 avril 1846, veille du concert, l’annonce signée par « un ami de la musique, qui parle d’expérience », invitait à se rendre à la dernière répétition.

L’invitation de cette dernière annonce fut largement entendue : la foule fut nombreuse la veille du concert du 5 avril – concert précédé de plus 200 répétitions qui devait avoir lieu avec une nouvelle disposition des sièges de l’orchestre, une scène spécialement construite, un chœur massivement augmenté, et la distribution d’un programme, instrumentalisant Goethe pour assurer la compréhension… 

Ce programme fu publié dans le Dresdner Anzeiger le 5 avril 1846[8] : selon la conviction qu’il possède depuis 1830, comme la Neuvième est difficile à saisir, Wagner veut préparer les auditeurs… Il prend soin de parer à la critique de narration plaquée sur la musique absolue en affirment qu’Exprimer par les sons ce que les mots ne sauraient rendre, mais qui finalement appelle les mots… il choisit donc de faire appel, comme moyens de suggestion, à des « vers de notre grand poète Goethe », qui expriment les états d’âme sublimes. Le lien avec Faust n’est pas anodin dans la mesure où ce personnage, éponyme de la tragédie écrite par Goethe, était déjà devenu une référence, une sorte de héros national !

Par ce programme, Wagner orienta l’interprétation pour les générations suivantes, d’autant qu’il conçut une véritable mise en scène de cette Neuvième. Pour accroître l’effet de cette cérémonie qui devait avoir lieu le dimanche des Rameaux à l’Opéra royal, chacun des auditeurs/spectateurs avait la possibilité de communier avec son voisin dans un même élan grâce au « Programme » dont Wagner explicite le but dès l’introduction :

« Il est d’une difficulté extrême, pour qui n’est pas encore parvenu à une parfaite connaissance de cette œuvre musicale admirable et si caractéristique qu’est la Neuvième Symphonie, de la saisir dès la première audition : je pense, dès lors, qu’on jugera légitime mon désir, non pas tant de faciliter, pour une partie sans doute assez nombreuse des auditeurs se trouvant dans cette situation, la compréhension totale du chef-d’œuvre de Beethoven (compréhension qui ne peut d’ailleurs se réaliser que par une intuition personnelle intime), que de les éclairer tout au moins par quelques indications sur son ordonnance artistique. Car cette symphonie, par son originalité et sa nouveauté – qui sont telles que personne jusqu’ici n’a osé l’imiter – risque d’échapper à des auditeurs insuffisamment préparés, et, partant, faciles à dérouter. (…) en appelant à notre aide, comme moyen de suggestion, des vers de notre grand poète Goethe (…) qui expriment avec une telle grandeur les états d’âme sublimes qui y sont contenus. »

A la suite de cette justification, il « traduit » la signification en citant des vers du Faust de Goethe qu’il pense correspondre à chacun des quatre mouvements. Le premier mouvement est présenté comme « Un combat, dans le sens le plus magnifique du mot, de l’âme luttant pour la joie contre l’oppression de cette force hostile qui s’insinue entre nous et le bonheur terrestre » : il cite alors des vers qui expriment la désolation, le désespoir du vieux Faust. A la suite de ce paroxysme de douleur, « Une volupté sauvage nous saisit dès les premiers rythmes de ce deuxième mouvement : nous entrons dans un monde nouveau, où nous nous sentons emportés jusqu’au vertige, jusqu’à l’étourdissement » : Wagner s’appuie alors sur les vers de Faust qui décide de sortir du désespoir en se jetant dans la sensualité ; mais il ne s’agit que de fausse joie… « Comme cette harmonie parle différemment à notre cœur ! » dans le troisième mouvement qui se caractérise par sa « pureté », son « apaisement céleste », car il « transforme le sentiment de révolte, l’impulsion sauvage de l’âme accablée de désespoir en un sentiment de triste mélancolie » ; Wagner cite alors les vers qui accompagnent « les doux chants du ciel » qui arrêtent le geste suicidaire du vieux Faust : « Une larme jaillit, la Terre m’a reconquis. » Quant au Finale qui « jaillit comme un cri strident » avant que la voix humaine ne s’impose sur des vers que Wagner, qui ne fait pas référence à Schiller, réussit à associer à des vers de Goethe, pour insister sur l’idée que « dans la plénitude de la joie, le cri de l’amour humain universel jaillit des cœurs exaltés ». Wagner termine son texte en commentant « Millions d’êtres, embrassez-vous ! » :

« A la sérénité de la joie succède maintenant son délire ; nous pressons le monde sur notre cœur ; des cris de ravissement, des transports d’allégresse emplissent l’âme comme le tonnerre des nuées, comme le mugissement de la mer qui, dans leur flux éternel et leurs vibrations bienfaisantes, vivifient et conservent la Terre, pour la joie des Hommes auxquels Dieu la donna, afin qu’ils y soient heureux. »

L’explication de Wagner est donc centrée sur la quête de la joie, stade ultime de la libération de l’humanité : dans un enthousiasme sublime, l’hymne est chanté qui salue le baiser au monde entier !

Wagner voyait donc dans la démarche de cette Symphonie la mise en œuvre de son idéal politique : faire advenir un monde où règne le bonheur et la volupté de la joie, un monde nouveau résultat d’un dur combat. Il y entend par conséquent un message subversif en lien avec la Révolution … N’oublions pas que Beethoven était présenté comme « républicain » dans la fiction de 1841, Une soirée heureuse, Fantaisie : Wagner y affirmait que Beethoven rêvait un état social où tous les hommes jouiraient à jamais d’une félicité égale, et que c’était de Bonaparte qu’il attendait la réalisation de ses rêves, comme l’atteste la Symphonie héroïque.

Malgré l’échec de la Révolution (souhaitée) en 1848-1849, Wagner a poursuivi son appropriation de la Neuvième : il la dirige le jour où la première pierre de Bayreuth est posée en 1872 et fait paraître un article sur ce jour mémorable, illustré par l’exploit artistique historique de son interprétation musicale. La volonté de Wagner a été d’imposer une version de référence : dans article publié en mars 1873 dans le Musikalisches Wochenblatt[9]Wagner insiste sur l’instrumentation requise, sur les nuances à respecter, sur les modalités d’intervention des solistes – donc sur la façon de diriger cette œuvre.

/ Le rêve de Wagner relayé par Joseph Joachim, à Hambourg en 1856

Cette interprétation imposée par Wagner exerça une influence décisive sur la façon d’entendre et d’exécuter la Neuvième Symphonie. Cette dimension spirituelle fut reprise par le célèbre violoniste et chef d’orchestre Joseph Joachim (1831-1907), proche de Schindler par l’intermédiaire de Franz Wüllner, élève privilégié de Schindler. Joachim transforma la Neuvième en un véritable drame sacré lors de son exécution à Hanovre en février 1856, puis en décembre 1857, et également en janvier 1864. Pour lui, le Finale de la Neuvième était sa profession de foi : « sein religiöses Glaubensbekenntnis ». Et il exigeait beaucoup de répétitions avant le concert… pour que le message à l’humanité soit entendu et qu’il délivre des souffrances. Il rêvait d’un public participant activement à la réalisation de ce Finale en chantant comme lors d’une cérémonie sacrée. Joachim considérait d’ailleurs la Neuvième comme un tournant dans la création musicale : il y avait un avant et un après. Il contribua donc à la dimension religieuse de la Neuvième, lui qui avait déjà une relation privilégiée avec Beethoven puisque, avant d’être Konzertmeister et Kammervirtuose de la chapelle du roi George V à Hanovre entre 1853 et 1868, il tenait sa célébrité du jour où, à l’âge de 13 ans, il a interprété à Londres le Concerto pour violon op.61 sous la direction de Mendelssohn.[10]

Joseph Joachim

Cette dimension quasi-religieuse conférée à la Neuvième fut reprise par Mahler à Vienne en 1901, puis par Furtwängler à Berlin et à Bayreuth entre les années 1920 et 1950. Le culte de Beethoven était donc établi : il était devenu prophète et fondateur d’une nouvelle religion, celle de l’avenir (Zukunftreligion) et son œuvre était considérée comme un message adressé à l’humanité. Cette nouvelle religion se trouvait au-dessus de toutes les cultures : c’est la religion de la musique dont la Neuvième est l’expression par excellence, car tous les « fidèles » peuvent se joindre au chœur final.

/ Influence de Wagner sur la Sécession : Klimt et Klinger

La Neuvième fut donc érigée en moyen d’expression de la religion de l’art, religion qui devait pallier la faillite des autres religions. Beethoven, tel un nouveau Messie Sauveur, avait consacré sa vie à la rédemption de l’humanité en ouvrant l’accès au royaume de la Joie…

Cette interprétation de Wagner qui eut une grande diffusion dans l’univers musical, connut un rayonnement qui toucha les autres arts, peinture, sculpture, littérature. En particulier, elle inspira directement le peintre Gustav Klimt (1862-1918) qui conçut une longue frise destinée à la XIVe exposition du pavillon de la Sécession à Vienne en 1902. Cette frise permet de suivre le parcours initiatique de la Neuvième – initiation qui culmine sur la représentation du baiser au genre humain entouré de personnages en apesanteur figurant l’élévation conférée par la joie. Par cette frise qui déroule le parcours de la Neuvième Symphonie, Klimt chercha à traduire picturalement l’idée que l’aspiration au bonheur pour le bien de tous ne peut se réaliser que si les forces du mal sont éliminées – autrement dit, pour que triomphe le royaume de la Joie, il faut qu’un héros accepte de lutter contre des puissances ennemies, son triomphe culminant sur le « baiser au monde entier » symbole de cette nouvelle religion de l’humanité. Cette frise narrative inscrit des figures stylisées et hiératiques dans un décor archaïsant, ce qui donne l’impression d’un univers primitif et sacré dans lequel des figures flottantes représentent le mystère du monde, tandis que les forces hostiles sont incarnées par le monstre, le géant Thyphée, et par des figures féminines symbolisant la maladie, la mort et la folie, ainsi que la volupté, la luxure et l’intempérance. Palliant ce désespoir, l’ambition et la compassion de l’homme armé permettent de libérer l’humanité souffrante et de l’animer de cette « Joie, belle étincelle divine ».

le chevalier
le monstre
le baiser au genre humain

Ainsi, pour Klimt, le sens de la Neuvième est la libération de l’humanité et sa sublimation opérée par l’art. Que Beethoven soit le Messie de cette nouvelle religion était d’ailleurs matérialisé par la statue, œuvre de Max Klinger installée dans le pavillon de la Sécession, au centre de ce nouveau temple destiné à célébrer la religion de l’art.

Statue de Beethoven par Klinger 1902

III/ Concept esthétique ou Instrumentalisation de Beethoven

Autant Liszt a servi l’œuvre de Beethoven en jouant partout où il le pouvait aussi bien les œuvres pour piano que les œuvres symphoniques et en transcrivant entre autres partitions les Symphonies (le nom de Beethoven est « heilig » affirma-t-il dans la préface de l’édition de ces transcriptions), autant Wagner en a fait un tremplin pour son auto-promotion et pour faire admettre sa conception de la musique ainsi que pour magnifier la supériorité de l’art allemand, préoccupation qui devient majeure pour lui après sa déception provoquée par l’échec de la révolution. En témoignent Les Maîtres Chanteurs de Nuremberg ainsi que son « discours » de 1870 intitulé Beethoven.

/ Les Maîtres Chanteurs de Nuremberg

Pendant que Verdi contribue par ses opéras, sans le vouloir vraiment, à forger chez les Italiens une conscience nationale italienne, à développer le sentiment de faire partie d’une même nation, Wagner se pose délibérément en héraut de la fonction fédératrice et identitaire de l’art allemand : la redécouverte de l’art poético-musical ancestral et national étant un des ressorts principaux du mouvement des nationalités, l’opéra intitulé Les Maîtres Chanteurs de Nuremberg cristallise cette intention.

En quoi ? Pourquoi ?

Wagner, auteur à la fois du livret et de la musique de l’opéra Les Maîtres Chanteurs de Nuremberg, a puisé dans l’histoire allemande l’épisode d’une joute poétique et musicale qui, à ses yeux, symbolisait idéalement le fond culturel allemand, et il a situé l’action à Nuremberg, donc au cœur de la vieille Allemagne alors peu touchée par le processus moderne d’industrialisation, de surcroît la ville de Dürer. Pour l’intrigue du livret, Wagner s’est inspiré de la figure du fameux maître de chant « vieil allemand », Hans Sachs (1494-1576). A partir de ces différentes sources, Wagner a conçu un livret en trois actes, selon l’exigence dramatique d’unité de temps et de lieu, en mettant l’accent sur la spécificité de la culture allemande : l’union de la poésie et de la musique destinée à produire des œuvres qui associent les contraintes d’élaboration (les règles de la poésie et de la musique) et la liberté d’imagination du créateur.

Chacun des actes est centré sur un thème : l’amour lié à des épreuves ; la rivalité des anciens et des audacieux ; la reconnaissance du talent novateur.

La conception de la musique se conforme au thème central qui est l’avènement de la musique de l’avenir, fleuron de l’art allemand qui consacre la supériorité du peuple allemand. En l’occurrence, grâce au livret, cette nouvelle façon de composer est réalisée par un Allemand, Walther, alias Richard Wagner, doté de la capacité supérieure d’être attentif, réceptif à ses rêves, tout en sachant se faire guider par un expert confirmé (Sachs, métonymie des maîtres allemands qui se sont succédé depuis le XVIe siècle en passant par Bach, Gluck, Beethoven, Weber). Le sujet des Maîtres Chanteurs permettait donc à Wagner d’exposer musicalement ses conceptions novatrices, qui ne se sont imposées à lui que progressivement au fur et à mesure de la création de ses opéras et de la rédaction de ses réflexions théoriques : envisagé dès 1845 à Dresde, le livret des Maîtres Chanteurs ne fut repris qu’en 1861, et l’ensemble de l’opéra ne fut mené à son terme, entre Vienne et Tribschen, qu’en 1867, créé le 21 juin 1868 à l’Opéra royal et national de la Cour de Munich. Les opéras qui s’intercalent entre cette première idée et sa réalisation mettent en œuvre des légendes qui magnifient l’art et les valeurs allemandes : poésie et musique avec Tannhäuser und der Sängerkrieg auf Wartburg (Tannhäuser et le Tournoi de chanteurs à la Wartburg (1842-1845 – cet opéra suivait Le Vaisseau fantôme, conçu en 1840-1841), Lohengrin (1854-1848), l’amour à mort avec Tristan und Isolde (1857-1859), le pouvoir et l’origine de la malédiction de l’or dans les premiers drames de la Tétralogie, soit le Ring (L’Anneau des Nibelungen) : L’Or du Rhin (1851-1854), La Walkyrie (1851-1856) et Siegfried (1851-1865-1871).

 Quant à ses écrits théoriques qui développent des idées esthétiques, philosophiques et morales, ils datent dans années 1849-1850 (Wagner était alors en exil à Zurich car il était banni à la suite de son implication dans la révolution de Dresde en 1849) : L’Art et la Révolution, L’Œuvre d’art de l’avenir, Opéra et Drame, Une communication à mes amis. L’ambition de Wagner était de retrouver la force du drame antique en remplaçant l’opéra traditionnel (succession de numéros juxtaposés) par un drame musical, reposant sur l’intégration de tous les arts : poésie, musique, danse, décor, mise en scène. Son but : réaliser l’œuvre d’art totale (Gesamtkunstwerk), qui serait la gloire de l’art allemand et la marque de sa supériorité.

L’idée de Wagner était que la nouvelle conception de l’œuvre, étroite association de la poésie et de la musique, l’une et l’autre imaginées par le même créateur, exigeait une nouvelle méthode de composition : poussé par cette idée, son innovation majeure est le choix d’une structure fondée sur la mélodie continue inscrite dans une texture orchestrale, elle-même constituée de la combinaison de leitmotive. C’est-à-dire que la musique suit le texte poétique chanté en allemand, compréhensible par sa mise en valeur comme au théâtre, tandis que l’orchestre fabrique un tissu musical à partir de cellules musicales variées, chacune, dotée d’un sens spécifique, étant énoncée au fur et à mesure de son apparition, puis de sa nécessité dans l’action. Dans cette atmosphère de transition permanente, le texte chanté doit lui-même être musical par le choix des sonorités verbales, de la prosodie et du rythme inhérents aux mots. La mélodie wagnérienne se caractérise donc par sa variété et sa fluidité, et surtout par son insertion dans le tissu orchestral, contribuant au même titre que les différents instruments à l’intensité de la musique, à sa sensualité et à l’irisation de ses couleurs sonores.

Si cette technique de composition donne les moyens aux auditeurs de suivre la musique et l’intrigue, étant tenu en éveil par les leitmotive facile à repérer et à mémoriser, elle suppose également la mise au point de nouvelles manières de chanter : les chanteurs « wagnériens » doivent posséder une puissance vocale, un volume sonore, qui leur permet de ne pas être absorbés par l’orchestre. Enfin, comme le déroulement musical continu n’a plus besoin d’être structuré par des cadences, articulé par les ponctuations propres à l’harmonie tonale, Wagner a eu recours au chromatisme généralisé : le paradigme en est l’accord initial du Prélude de Tristan, inclassable même pour les musicologues chevronnés, car Wagner installe la tension et l’ambiguïté harmonique, en sortant des catégories harmoniques standard, pour privilégier le chromatisme et la modulation continue, soit l’absence du répit apporté par une cadence tonale.

Cette œuvre à la gloire de la supériorité de l’art allemand se termine par un puissant chœur de l’ensemble des protagonistes sur l’injonction « Honorez les maîtres allemands », précisant que « toujours subsistera l’art noble et saint, l’art allemand ».

Les Maîtres Chanteurs eurent un succès immédiat, ovationnés lors de sa création, avant de devenir l’opéra phare du IIIe Reich. Le régime nazi a su récupérer Les Maîtres Chanteurs de Nuremberg, cet opéra à la gloire de l’art allemand, destiné à « régénérer » le peuple allemand : chaque année le Congrès du parti commençait par une exécution de cet opéra ; et, Hitler, grand admirateur de Wagner, voyait en ce compositeur celui qui avait dévoilé « la nature artistique de l’homme » et donc celui qui, par sa musique, allait guérir le peuple allemand de la politique. « Celui qui veut comprendre l’Allemagne nationale-socialiste doit nécessairement connaître Wagner », affirmait Hitler qui voyait en lui un des « grands réformateurs ».

/ Beethoven – 1870

Dans la lignée de cet opéra « nationaliste » à la gloire de « l’art allemand », Wagner célèbre le centenaire de la naissance de Beethoven avec un ouvrage intitulé simplement : Beethoven, dans lequel il développe sa conception du sens profond de la musique de Beethoven pour commémorer cet anniversaire. Il le fait sous la forme d’une allocution virtuelle développée, conçue comme une contribution à la philosophie de la musique…

En fait, sous couvert de présenter la singularité de Beethoven, Wagner se livre à une sorte d’autobiographie esthétique pour exposer ses conceptions de la musique. Il se pose en héritier direct de Beethoven, qui était allemand et il s’efforce de prouver que la musique a été régénérée par l’esprit allemand – Son but est donc de montrer que Beethoven, allemand, a régénéré le monde, par conséquent que les Allemands sont les rédempteurs de la civilisation qui était dégénérée…

Pour Wagner, Beethoven incarne le Musicien par excellence qui conjugue Idée, Voyance, Universel – d’ailleurs sa surdité l’a libéré des artifices des apparences, ce qui lui a permis de pénétrer dans le langage universel de la musique…

Dès l’introduction de son « allocutiion » Wagner se propose de parler de ce qui « lie le grand artiste à sa nation », bien que cette démonstration soit difficile pour un musicien dans la mesure où « la langue musicale appartient également à l’humanité entière et que la mélodie est le « langage absolu » par lequel le musicien parle à tous les cœurs.» Donc, la difficulté apparente de sa démonstration est que la musique dépourvue de mots n’appartient à aucune nation. Il s’efforce alors de chercher ce qui rattache ce grand musicien à la nation allemande, ce qui l’amène à caractériser et à différencier la musique allemande de la musique italienne marquée par le chant.

 Voir les choses sous l’angle de la langue est une contradiction qui ne tient pas car Beethoven allemand a conféré au langage universel qu’est la musique l’esprit allemand, l’âme allemande : il est l’équivalent de Dürer, et même s’il a été élevé dans le catholicisme tout chez lui est luthérien, et comme tout Allemand il est « réformateur » et non « révolutionnaire ». Bach devient son Dieu. « C’est le magnifique Choral de Luther qui a sauvé la pensée saine de la Réforme : car il agit sur l’âme, et guérit ainsi les esprits de l’obsession de la lettre. »

Grâce à Beethoven qui parlait la langue la plus pure, langue commune à tous les peuples, « l’esprit allemand a sauvé l’esprit humain de sa profonde déchéance ». Pour soutenir ce raisonnement partial, voire tendancieux, Wagner s’appuie sur la philosophie de Schopenhauer et introduit l’analogie entre le rêve et la musique. Il retient que Schopenhauer a dit que la musique « parle une langue directement comprise de chacun car elle n’a pas besoin de l’intermédiaire des concepts » : le philosophe entend donc dans la musique une idée même du monde, car l’essence des choses ne peut pas être comprise au moyen des idées.

Ainsi, pour soutenir que Beethoven est le musicien allemand dont l’œuvre a révélé au monde le secret le plus puissant de la musique, Wagner s’appuie sur Schopenhauer pour justifier la prééminence du musicien, équivalent d’un saint mais qui souffre pour les autres. On peut lui appliquer ce que Schopenhauer dit du musicien : « il exprime la connaissance la plus haute en un langage que la raison ne comprend pas. »

Wagner a ensuite recours à une théorie du rêve : le rêve est tourné vers l’intérieur – le son est le moyen d’accès car à côté du « monde de la lumière », il y a un « monde du son ». On ne peut se faire une idée de la musique que par analogie avec le rêve. Et Wagner cite à nouveau Faust : « Quel spectacle ! Mais hélas, rien qu’un spectacle ! où te saisir, ô nature infinie ? » A ce cri répond la musique : elle communique par l’ouïe, au moyen des sons, ce qui provient du monde extérieur ; le cri de détresse, de douleur ou de joie, sans intermédiaire de concept : le rêveur perçoit grâce à l’ouïe ce qui avait échappé à son œil. Wagner poursuit en soutenant que le rêve profond est traduit par un rêve allégorique qui lui révèle l’essence des choses extérieures. Le privilège du musicien est déterminé par sa tendance à communiquer sous forme intelligible l’image de son rêve intérieur – l’harmonie détachée de l’espace et du temps demeure l’élément essentiel de la musique. Wagner prend alors l’exemple du Quatuor en ut dièse mineur op.131 pour faire comprendre son idée de la façon dont le rêveur se réveille : « L’adagio assez long qui prélude, est bien la chose la plus mélancolique que la musique ait jamais exprimée », il s’agit d’un réveil, véritable prière de contrition : « l’image contemplée au plus profond du rêve n’est plus au réveil qu’un souvenir délicieux »… Passant en revue les différents morceaux de ce Quatuor, Wagner voit dans l’allegro final une innocence, une joie irradiante – un air à danser : « la danse du monde lui-même » exprimant désir, plainte, ravissement…

Dans la foulée de sa démonstration, Wagner donne sa définition de la musique qui procède de la danse : elle exprime les mouvements intimes car sans le rythme la musique ne serait pas perceptible – la musique exprime l’essence profonde du geste et elle appartient à la catégorie du sublime, fait atteindre l’extase – elle laisse contempler l’intimité de notre être, comme l’essence intime de toute chose. La musique permet de renvoyer à l’extérieur « la lumière intérieure des voyants » : c’est ainsi que Beethoven incarne le musicien qui fait entendre la musique née d’une vision intérieure, communiquant à l’extérieur cette vision affranchie du temps et de l’espace, véritable révélation spirituelle.

Pour soutenir son propos, Wagner s’appuie sur le processus de développement du génie de Beethoven, ses aptitudes à la contemplation intérieure. La Sonate fut son moyen. Wagner a lu Ries sur le fait que Beethoven ne voulait pas « se reconnaître pour le disciple de Haydn » et il connaît l’anecdote sur la réaction de Mozart (inventée par la suite !) ainsi que ce qui est raconté sur « l’indépendance sauvage » de Beethoven. Puis il se demande d’où Beethoven a tiré cette force ? Pour répondre : de la force virile de son caractère qui le différencie de Haydn, serviteur princier pour distraire, « soumis et dévot », et de Mozart dont la vie fut un combat incessant pour une existence paisible et assurée (« il ne peut supporter de servir comme musicien chez un prince : il cherche à se nourrir des applaudissements du grand public, donne des récitals et des concerts ; et ses gains fugitifs, il les sacrifie aux plaisirs de la vie », crée au jour le jour pour divertir son public – mort dans la misère). Beethoven est lui guidé par « l’impulsion spontanée de son naturel », « par son puissant instinct de nature ». Wagner voit dans Beethoven celui a relevé la musique, qui l’a fait sortir du divertissement : Beethoven est donc un parfait représentant de la nation allemande, comme tout Allemand, il n’est pas révolutionnaire, mais réformateur, ce qu’atteste sa façon de procéder, puisqu’il n’a pas détruit les formes préexistantes tout en faisant apparaître un monde entièrement nouveau.

Beethoven allemand incarne donc le musicien : il fait tomber dans un état d’enchantement – détresse, ravissement qui provient du plus profond de notre être. Wagner s’appuie sur les exemples de la Troisième Symphonie, de Coriolan, de la Cinquième Symphonie : « Cette Symphonie en ut m nous captive parce que, chose rare dans les œuvres du Maître, la passion, qui surgit d’abord douloureuse (et c’est le motif fondamental du début), s’y élève graduellement à la consolation, à l’exaltation, jusqu’à l’explosion de la joie consciente de sa victoire. Nous sommes ici en présence d’un lyrisme si pathétique qu’il confine au domaine d’un art dramatique idéal. » Avec Beethoven la musique accède au Sublime – elle se fait drame… La musique est bien une Idée du monde, elle renferme en elle le drame qui s’élève au-dessus des limites de la poésie – l’évolution des motifs rend clair l’Idée qu’exprime le drame.

Puis tout devient mélodie : dans la Neuvième Beethoven y restaure la mélodie. Wagner justifie l’utilisation des voix dans le Finale comme un procédé artistique qui ressemble au brusque réveil du rêveur au comble de l’épouvante, pour retrouver la mélodie humaine… Pour Wagner, l’arrivée de la voix, c’est l’accomplissement de la musique, qui fait accéder au sublime. La mélodie, surtout la mélodie continue, est la forme fondamentale de toute musique, la valeur éternelle qui dépasse le contexte historique. Ainsi dans la Neuvième : « Jamais l’art le plus parfait n’a produit une œuvre d’une plus grande simplicité – l’air devient cantus firmus, l’hymne de la communauté nouvelle » – il qualifie cette Symphonie d’« évangile humain de l’art de l’avenir ».

Ainsi, à mesure que Beethoven perdait contact avec le monde extérieur, il tournait un regard plus clairvoyant vers son monde intérieur. Et plus il s’est senti familiarisé avec la gestion de son royaume intérieur, plus il a su imposer consciemment ses exigences à l’extérieur, dicter la loi aux mécènes : ce qui lui plaît « jouer en magicien avec les formes de son monde intérieur » – « la surdité écarta le monde extérieur de son oreille » – n’étant plus troublé par les bruits de la vie, il écoute uniquement les harmonies intérieures… « Un musicien privé de l’ouïe ! Ce Voyant devenu aveugle c’est Tirésias, pour qui s’est fermé le monde des apparences ». La surdité a préservé l’indépendance de son génie, et l’a soustrait à la dépravation autrichienne via l’influence jésuite italienne… Ainsi Beethoven a libéré la musique de l’emprise de la mode et sa musique a régénéré la civilisation, grâce à l’esprit allemand.

N’oublions pas que ce discours fictif intitulé Beethoven est contemporain des Maîtres Chanteurs, et que cette affirmation de la supériorité de l’art allemand a eu une douloureuse postérité : pour les Nazis, Beethoven a préparé l’avènement du IIIe Reich… comme l’atteste l’affiche de Lothar Hainemann Deutschland, das Land der Musik, 1937.

Une image contenant suspendu, horloge

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1937 Affiche de Lothar Hainemann

Conclusion

Wagner était donc persuadé qu’il était devenu ce qu’il était grâce à Beethoven : pas de Parsifal sans Beethoven, c’est-à-dire pas de conception du drame et de la musique de l’avenir. Cosima l’a noté dans son Journal le 9 décembre 1880 « je n’aurais pas pu composer comme je l’ai fait si Beethoven n’avait pas existé »[11]. En 1841, Wagner soutenait déjà que la musique de Beethoven ne décrit rien, mais qu’elle exprime l’idéal qui ne peut être exprimer autrement.

Pour conclure sur la façon dont Wagner a « wagnérisé » la réception de Beethoven… devenu prophète de l’avènement du règne de la Joie… et initiateur de la musique de l’avenir, il est indispensable de regarder le film de Maurizio Kagel, Ludwig van, tourné pour le bicentenaire de la naissance de Beethoven en 1970 : le compositeur et cinéaste interroge cette réception et pulvérise tous les clichés et appropriations nationalistes suscités et répandus par la vision impérialiste de Wagner.

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Orientation bibliographique

Œuvres complètes de Richard Wagner chez Schott : Klavierauszug von L. v. Beethovens Symphonie n°9 d.Moll op.125 zu zwei Händen, WWV9 – Kritischer Bericht und Dokumentation, hrg. Christa Jost.

Verzeichnis der musikalischen Werke Richard Wagners und ihrer Quellen, John Deathridge, Martin Geck, Egon Voss, Schott Musik international, 1986.

Musée Virtuel Richard Wagner.

Dictionnaire encyclopédique Wagner sous la direction de Timothée Picard, Actes Sud / Cité de la musique, 2010.

Richard Wagner, Ecrits sur la musique, Gallimard, 2013.

Joachim Köhler, Der letzte der Titanen, Richard Wagners Leben und Werk, München,Claassen, 2001.

Klaus Kropfinger, Wagner und Beethoven, Regensburg, 1975.

Christophe Looten, Dans la tête de Richard Wagner, Archéologie d’un génie, Paris, Fayard, 2011.

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[1] Ma vie, t.2, 1842-1850, p.290.

[2] Ce que souligne Klaus Kropfinger dans Wagner und Beethoven. Untersuchungen zur Beethoven-Rezeption Richard Wagners (Studien zur Musikgeschichte des 19. Jahrhunderts) (German Edition) Hardcover – January 1, 1975.

[3] Berlioz a publié une biographie de Beethoven dans le Correspondant, 4 et 11 août, 6 octobre 1829 : il décrit la « carrière musicale, la plus extraordinaire que présente l’histoire de l’art » et il insiste sur la difficulté d’écoute de la musique de Beethoven : sauf pour les connaisseurs c’est l’œuvre d’un fou, et comme la Symphonie avec chœurs n’a été donnée en France que le 27 mars 1831, Berlioz cite un article de Berlin qui conclue « c’est la représentation de la nature humaine et de la société, exprimé par le chant, qui font le sujet de la cantate. » Ensuite, Berlioz publia dans le Journal des Débats.

[4] Prévue dès 1824 d’après une lettre de Andreas Streicher à Beethoven.

[5] Pour la mort de Siegfried dans le Crépuscule 1876, voir l’article de Beate Kraus « Europas Beethoven, ein rezeptionsgeschichtlicher Vergleich » in Bonner Beethoven-Studien, 3, 2003 (p47-80), p.61.

[6]  Voir Corinne Schneider « La symphonie nocturne de Tristan et Isolde » dans Musique et Nuit, éditions de la Cité de la musique, 2004, p.59.

[7] Klaus Kropfinger (op.cit.) montre que la Faust symphonie porte l’influence de Coriolan et de la Neuvième.

[8] La Neuvième Symphonie. Programme (1846) in Richard Wagner, Ecrits sur la musique, Paris, NRF Gallimard, 2013, pp.63-75.

[9] Cf. documents 144 à 151 de la présentation de la réduction pour piano WWV9, par Christa Jost dans les oeuvres complètes de Richard Wagner op.cit.

[10] Voir l’article de Beate A. Kraus, « Joseph Joachims « religiöses Glaubensbekenntnis »: Die 9. Symphonie von Ludwig van Beethoven », in Musikwelten — Lebenswelten. Jüdische Identitätssuche in der deutschen Musikkultur, hrsg. von Beatrix Borchard und Heidy Zimmermann (Reihe Jüdische Moderne, Band 9), Köln, Weimar, Wien 2009, S. 117-134.

[11] Christophe Looten, Dans la tête de Richard Wagner, Paris, Fayard, 2011, p.177.