Elisabeth Brisson, le 2 septembre 2020

Les effets de la crise sanitaire révèlent, mettent en lumière ce qui n’a pas encore été pensé.

Les principaux effets sont :

  • La distanciation « sociale »
  • La mise en évidence de la perpétuation de l’exploitation éhontée des êtres humains
  • La lente décomposition du vivant
  • Le spectre de la mort
Edward Hopper, Nighthawks, 1942
Edward Hopper, Nighthawks, 1942 – la solitude dans la ville

/ La distanciation sociale

Commençons par la distanciation qui révèle un « malaise social », une « passion » (au sens de souffrance) du lien social. Alors que la « communication » sous tous ses aspects et avec tous ses supports semble triompher, diriger le monde mondialisé, le lien social est en fait maltraité : il repose sur des fondements mensongers qui ressortissent du système social, familial tout autant que de l’arrivisme, l’ambition individuelle, la « carburation » à la concurrence. Chacun de ces éléments donne l’illusion d’être en relation avec les autres…mais en réalité, dans la plupart des cas, c’est le factice, la routine, le mensonge, sans recherche de rencontre véritable avec l’autre.

« Il mentait. » Cette courte phrase de Pierre Michon dans l’Empereur d’Occident signale que chacun raconte l’histoire qui lui convient au détriment de la vérité historique (mais Pierre Michon souligne aussi que ce sont ces récits reconstituants des événements passés qui trament l’Histoire) : chacun cherche à avoir une histoire qu’il impose à l’autre, sans se soucier de vraisemblance pas plus que d’attention à l’autre.

Donc, comment tisser des liens sociaux qui mettent en relation des êtres dans leur vérité et non dans leur paraître convenu, modelés par la pub et par les contraintes de la mode, « êtres à la mode » peu scrupuleux dans leurs propos qui ne font que juxtaposer des lieux communs ? Comment contribuer à donner consistance, étoffe humaine ?

Les liens familiaux, trop chargés de jalousie, de concurrence héritée, devraient être mieux démêlés : quels héritages ? quels secrets de famille (en particulier l’inceste !) ? quels non-dits (quels intérêts sert l’omerta intra-familiale)? pourquoi ces rivalités ? pourquoi ces préférences ? ces déceptions, trop souvent mortifères ? ces rancœurs et rancunes ?

/ Le mépris de l’humain

Un autre effet de la crise qui touche à l’humain, à l’humanité reflète l’oubli, le piétinement de ce qui constitue l’essentiel de la vie des êtres humains : la dignité, l’exigence de ne pas être exploité de quelle que manière que ce soit par d’autres.

Ainsi, il est indispensable pour construire le lien social de donner la première place au respect de l’humain :

  • sortir de l’exploitation, de l’instrumentalisation, du mépris, du rejet de l’autre
  • prendre en compte la complexité de l’humain, de l’individu, ses dédales, ses stratégies d’évitement, ses trompes l’œil, « les choses qui fâchent »
  • considérer l’individu dans son unicité, pas dans une série, une catégorie prédéterminée, en recherche de relations libres et épanouissantes avec l’autre, avec les autres

C’est bien l’humain qui est au cœur de cet impensé.

L’humain n’est pas une marchandise, n’est pas une source de profits.

Bien que complexe, pratiquement insaisissable, l’humain ne doit pas être galvaudé, mais considéré comme quelque chose de sacré.

La revanche de Freud.

Dans cet impensé, se trouve également tout ce qui concerne le « transhumanisme » : quelles seraient les conséquences de ces manipulations sur l’humain, son « augmentation » ?

L’humain résiste : il est assez complexe sans qu’il soit besoin d’en rajouter.

Alerte à entendre ! au lieu de s’orienter sur la nature, l’écologie, la décroissance, il est urgent de porter plus d’intérêt à ce qui se trame dans les inconscients. Cette alerte peut être interprétée comme une revanche de Freud à l’heure où des scientifiques veulent imposer leur « matérialisme », mettant en question la notion même d’inconscient : les cognitivistes qui cherchent les inscriptions matérielles, refusant ce qui relève du psychique – refusant donc de prendre en compte le poids des mots et l’histoire de chacun incluse dans l’histoire de tous.

Alerte ! stop au retour de Frankenstein.

/ Le mépris de l’individu

Un effet autre de la crise : l’infantilisation des populations qui attendent qu’on leur dicte leur conduite. C’est bien quand il s’agit d’être informés de quelque chose qui concerne le collectif ; mais, méfiance vis-à-vis de l’arrogance des scientifiques qui détiendraient le savoir dont les profanes sont exclus.

On réduit l’individu, on lui dénie toute considération, il a perdu sa faculté d’apprécier une situation par lui-même : sous prétexte qu’il y a phénomène de masse, il devient un élément de cette masse sans autonomie.

Sous prétexte de respecter la nature, de la protéger, l’homme est rendu responsable de toutes les détériorations. Certes, le comportement prédateur est préjudiciable, mais l’accuser de tous les maux est une façon d’éviter de se poser la question de ce qui se passe en l’humain, son psychisme, ses relations avec les autres, ses fantasmes et projections, sa complexité (par ex. le refus de la filiation qui porte de l’histoire ; ou la filiation vue sous l’angle « persécutrice », responsable de la difficulté à réaliser son désir… ce serait donc « la faute aux parents »…).

/ Le spectre de la mort, l’impensable par excellence

Dans un article de Jean-Luc Nancy, publié le 19 mai 2020 dans Le Monde, j’ai retenu une manifestation de la crise sanitaire : l’incertitude quant à l’avenir qui impose d’être disponible à l’inconnu.

Pensons à Kant qui disait : « l’intelligence d’une personne se mesure au nombre d’incertitudes qu’elle est capable de supporter. »

On se trouve face au défi du non-savoir radical de la mort. L’horizon ineffaçable de la mort ne peut être dénié. L’être humain est mortel quelle que soit l’espérance portée par le transhumanisme.

Spinoza en 1675 dans l’Ethique IV, chap. 5 Appendice, écrit : « Les ignorants seront sauvés par l’obéissance. » Soit, il est impossible de mener une vie digne d’être vécue sans intelligence : « Vita vitalis » (vie digne d’être vécue).

L’impensé qu’est l’impensable de la mort et d’après la mort – soit ce non-savoir radical, impossible à combler – peut se transformer en une place laissée à l’incertitude et un investissement sur le présent, sur la vie vécue, sur le développement de la disponibilité psychique et intellectuelle pour affronter l’inconnu, pour vivre sans anticipation d’un avenir préfabriqué. On se retrouve dans le cas de figure si fréquent : face à l’irruption du nouveau, le recours à des notions, des réflexes qui ramènent l’inconnu, la radicale nouveauté à du connu, ce qui fait rater l’étrange, l’étranger, la source de renouvellement de la pensée.

La crise sanitaire révèle cette frilosité, cette force qui rabote la nouveauté, la surprise, pour se rassurer avec du connu, du déjà vu, déjà vécu (on fait alors appel à l’histoire, à la répétition de l’événement, sans en soupçonner l’inédit) : cet inédit non reconnu œuvre alors sournoisement et fait exploser les certitudes sans prendre garde et c’est la catastrophe !

Tout événement apporte de l’inédit, révèle de l’impensé qu’il ne faut pas étouffer, mais qu’il est indispensable de traduire en une nouvelle pensée – de prendre comme une invitation à élargir les territoires de la pensée.

La crise sanitaire met en avant la terreur de la mort, le déni, le refus de l’envisager, conséquence de « l’idolâtrie de la vie », héritage émotionnel et mental de l’hécatombe de la Grande guerre et de la Shoah : la vie est ce qui prime sur la mort, et il ne peut être question de la mépriser, de chercher à l’annihiler pour tous ceux qui sont jugés indésirables, « minuscules », insignifiants.

Sans tomber dans l’idolâtrie de la vie, la crise oblige de réévaluer l’importance de l’humain qu’il faut considérer comme le seul élément digne d’appartenir au domaine du sacré. Quel qu’il soit, d’où qu’il vienne, l’individu humain est sacré, intouchable : le brader est mortifère pour l’ensemble des sociétés. Il est urgent de le penser dans toutes ses dimensions, y compris celle d’être mortel, tout en prenant en considération que les œuvres, les actes tissent l’histoire et ne disparaissent pas des mémoires : si la chair est périssable, l’esprit demeure – sauf si la « cancel culture » ne triomphe !

La crise sanitaire peut être vue comme une mise en garde : il est interdit d’éliminer un être humain, physiquement tout autant que spirituellement… au risque de détruire l’humanité toute entière !