La voie/voix royale
Pour se découvrir soi-même, se dévoiler à soi-même
Elisabeth Brisson – 25 mars 2022 / 6 avril 2022
« Freud parle […] d’une « voix », la voix du surmoi qui ne se tait jamais mais que l’on peut ne pas vouloir entendre. Serait-ce cette présence d’une voix à la fois intérieure et extérieure que Lacan nomme la voix primitive ? Mais à moins d’être fous, nous n’entendons pas la voix des ombres… […] La très mystérieuse « volonté du père » freudienne qui traverse les siècles doit forcément être représentée dans le psychisme et transmise par un support relié au pulsionnel.
« J’en étais là de ma perplexité lorsqu’un jour j’ai entendu. L’église de mon quartier sonne à intervalles réguliers […]. Le son des cloches évoque une voix à la fois lointaine et pénétrante ; s’y fait entendre comme un appel venu du plus lointain passé. Une présence.
« […] voix sans paroles […] qui ne se font entendre que comme musique. Elles ne disent pas nettement ce qu’elles veulent dire, mais elles reviennent à intervalles réguliers. A la fois présentes et passées, elles s’imposent, font appel, commémorent et convoquent. Elles rassemblent.
La présence sonore de ces voix sans paroles incarnerait assez bien la volonté du Père, jamais exprimée mais toujours présente. […]
« la voix du père ne porte pas que la loi, elle porte en même temps son désir, la puissance de désirer. »
Jean-Pierre Winter, L’avenir du père, 2019, p.143-148
Cette voix des cloches venue d’un lointain passé sonne comme impérative dans la réalité de sa perception : impossible d’y échapper ! Si certains y trouvent le plaisir du son et du rythme à dimension collective, d’autres s’offusquent de cette intrusion du religieux dans la vie laïque, fuyant en fait le rappel de cette présence de la « voix du Père » qui porte à la fois la loi et la puissance de désirer, présence ancrée au tréfonds de ce qu’il y a de plus archaïque dans le psychisme humain.
L’envolée sonore de ces cloches, comme le son rauque du shofar ou les appels de la voix du muezzin saisissent par leur présence qui relève d’un réel indissociable du symbolique (symbolisé par la foi) et de l’imaginaire (suscité par les récits bibliques ou coraniques).
Or ce réel, ce « roc » incontournable … comment pouvons-nous le supporter ?
Le réel ! Qui ne se heurte au réel, à son insu le plus souvent, dans un éternel recommencement ? Et qui ne souhaiterait traverser avec légèreté les obstacles qui entravent sa route, sans que, pour autant, ce qui l’empêche de s’épanouir ne prenne forcément la forme de ce « démon jaloux » évoqué par Beethoven au moment où il se rend compte qu’il devient sourd : « un musicien sourd ! », quelle imposture ![1]
Le seul moyen : se mettre à l’écoute de ce qui se trame au tréfonds de votre « âme » et qui se manifeste souvent dans votre corps – ce qui se nomme « symptôme(s) ». Autrement dit, avoir recours à une démarche qui relève du champ de la psychanalyse. Je dis bien « à l’écoute » : à l’écoute de cette « voix lointaine », musique sans paroles, ainsi que de ces voix intimes qui sont constitutives de tout un chacun.
Je voudrais m’arrêter sur ce que peut impliquer l’expression « A l’écoute » …
Il est possible de penser au fait d’épier, de surprendre des conversations intimes, secrètes, qui devraient restées cachées, mais que l’on a envie de connaître, d’entendre ? Donc entendre ce qui devrait rester caché !
« A l’écoute » peut également signifier faire attention aux bruits extérieurs, ou aux manifestations sonores du corps (gargouillis de l’estomac, météorisme, toux, craquements des articulations).
Cela peut concerner la perception de sonorités : cloches, sirènes d’alarme, pimpon, signal d’ambulance, ou timbres instrumentaux…
Cela peut aussi signifier faire attention, prendre en compte atmosphère, mots, phrases, personnages, évocations d’un récit, d’un contexte ; et également lire un texte comme s’il s’agissait d’une allocution, entendre la parole prononcée, ce qui est le propre de la lecture des textes « sacrés » qui est portée par l’écoute de ce qui se dit entre les lignes, comme l’exige la vocalisation obligée de la langue hébraïque antique qui ne comporte que des consonnes.
Et quand je dis « à l’écoute de vos rêves » je veux signifier surtout qu’il s’agit de ne pas se précipiter dans une interprétation, dans une réception brute du contenu manifeste qui serait considéré comme un « message » impérieux, comme une injonction prophétique, mais laisser résonner ce qui s’est passé au cours de cette activité onirique, même si aucun souvenir verbal ne peut transmettre un « récit ». A l’écoute : quelle sensation ? quels bruits ? quelles sonorités ? comment le récit a-t-il pu être constitué ? dans quel cadre, s’il y en a un ? quelles personnes, s’il y en a ? Et puis, se laisser aller aux associations et s’amuser à décrypter le travail de la censure : quelles déformations a subi le rêve pour passer la censure ? c’est-à-dire rechercher le contenu latent …
(En recopiant la phrase en exergue j’ai fait une erreur de frappe : j’ai écrit « attendre » au lieu de « entendre » : j’ai substitué la sonorité « a » au « en » – j’ai tout de suite entendu le a-han, hi-han, phonèmes on ne peut plus archaïques qui renvoient à l’âne, à l’ignorance, allusion à la « passion de l’ignorance », une des trois passions qui animent l’être humain selon Freud – les deux autres étant celle de la haine et celle de l’amour… : donc être à l’écoute de ses rêves est une façon de se détacher de cette passion, de ces passions ?).
Il s’agit donc d’adopter une démarche qui relève de la psychanalyse.
Mais la psychanalyse inquiète, rebute : tout est fait, aujourd’hui et depuis son invention, pour la marginaliser, voire l’éliminer … ce qui est le but des neurosciences qui imposent leur autorité en recourant à des données mesurables, quantifiables, localisables dans le cerveau, donc rassurantes, dénigrant ce qui est impalpable, évanescent, impossible à localiser, ce qui donc est du ressort de « l’âme » et qui concerne le « psychisme (« psychè », mot grec signifiant l’âme).
/ Pourquoi la psychanalyse engendre-t-elle une telle peur ? un tel déni ? un tel rejet ?
(j’ai fait un lapsus et j’ai écrit « regret » ! ce qui oriente la réflexion dans une direction plus affective que réactive ? plus d’ordre personnel que d’ordre général ? ou avant même d’interpréter met le son « je » à la place du grognement indistinct ?)
La « méditation en pleine conscience »
Pour éviter d’avoir recours à la démarche psychanalytique, tant de façons de la contourner sont proposées ! tant de stratégies d’évitement sont inventées, « vendues » sur le marché du « bien-être» : il existe même un Salon pour exposer ces pratiques … à commencer par la « méditation en pleine conscience » qui jouit d’une haute considération. Citons également l’hypnose ainsi qu’une certaine lecture de la Bible et soulignons l’abondance des publications sur les accès au « bonheur ».
En quoi la « méditation en pleine conscience » fait-elle partie des stratégies d’évitement ? Il suffit de porter son attention sur le libellé :
- Le terme « méditation » renvoie à un comportement religieux, mais il évoque également Descartes et ses Méditations philosophiques, ce qui renvoie donc au registre de la réflexion purement intellectuelle ; du rationnel, du maîtrisable.
- La formule « en pleine conscience » vise à rassurer les « clients » potentiels en éliminant purement et simplement la dimension de l’inconscient qui fait si peur.
De quoi s’agit-il ? Il s’agit d’une « technique » qui vise à faire le vide dans sa tête, le corps relâché, détendu, donc de pratiques volontaires qui doivent apporter l’apaisement souhaité … et la meilleure adaptation possible souhaitée à l’environnement imposé par le système capitaliste ultra-libéral. En fait, c’est une illusion que de croire avoir chassé ses soucis, d’avoir atteint une sérénité propice à l’efficacité de la tâche à accomplir, puisqu’il ne s’agit que d’un moyen pour mettre de côté temporairement ce qui pèse, ce qui provoque la fatigue (psychique et physique). L’effort de méditation réitéré donne bonne conscience, mais risque de vous entraîner dans une forme de répétition névrotique …. Alors que les « forces obscures », ce « démon jaloux » aurait dit Beethoven, sont toujours à l’œuvre, n’étant ni prises en compte ni entendues : on ne touche à rien ! Car rester à la surface rassure : surtout ne pas prendre le risque de remuer ce qui fâche, au contraire il faut tout faire pour l’étouffer, le bâillonner …
L’hypnose / technique psychanalytique
Ceux qui se pensent plus courageux, bien décidés à se sentir mieux en se débarrassant de leurs addictions (au tabac par exemple) se risquent du côté de l’hypnose … Ils choisissent donc de se placer sous l’emprise de quelqu’un pour laisser émerger quelques bribes de ce qui « grenouille » en eux, ignorant sans doute pour se rassurer que l’invention de la psychanalyse par Freud autour de 1900 procède de l’aporie de la technique par l’hypnose. Ils entretiennent ainsi le déni de l’effet de la technique psychanalytique qu’ils craignent tout en l’ignorant…
En quoi consiste la technique psychanalytique ? Elle consiste essentiellement à laisser « divaguer » son esprit et son corps, c’est-à-dire à se laisser aller à associer des mots, des idées, des images traduites en mots, à dire « n’importe quoi » sans aucune censure, ou à ne rien dire, donc à rester muet, à faire des bruits corporels (respiration, gargouillis, mouvements bruyants), en fonction de ce qui passe ou ne passe pas dans la tête, et cela dans un cadre matériel et temporel défini en présence d’un tiers, médiateur invisible (quand la personne en analyse est allongée sur un divan), mais qui écoute.
Mais comme ceux qui préfèrent l’hypnose payent fort cher (souvent plus que les séances d’analyse), ils sont persuadés que les séances ne peuvent qu’apporter les bienfaits escomptés. Peut-être dans l’immédiat, mais certainement pas de manière durable.
Les enseignements de la Bible
Alors, pour prolonger ce déni des effets bienfaisants de la technique psychanalytique, certains se plongent dans la lecture et la méditation des textes bibliques, considérés comme révélation divine adressée aux hommes. Certes ils exercent leur gymnastique mentale, parfois leur esprit critique, pour trouver dans les versets dûment décortiqués des miroirs de leur malaise, et pour se sentir devenir sujet de leur propre existence, Dieu étant promu garant de leur subjectivité. Les ouvrages de la psychanalyste Marie Balmary sont très éclairants à ce sujet, et très subtiles, mais ils sont placés sous l’égide de l’amour paulinien (l’amour est l’accomplissement de la loi, dit Paul aux Romains) et non sous l’égide de la Loi mosaïque rigoureuse et non complaisante (les « dix paroles », dont en particulier celle de l’interdit de la représentation), comme le psychanalyste Jean-Pierre Winter le met en évidence dans ses ouvrages.
Ainsi, ce recours à la méditation biblique évite là encore d’écouter ce qui se passe au tréfonds de l’individu, par extension en chacun de nous contre notre gré et à notre insu.
/ A défaut du choix de l’analyse
Quand l’idée d’entreprendre une démarche psychanalytique ne s’impose pas, mais que la curiosité suscite le souhait de comprendre ce qui se joue en nous, quels sont alors les recours possibles ?
Tout simplement être à l’écoute de ce que vous n’aviez pas prévu de dire, d’entendre ou de voir, c’est-à-dire d’être à l’écoute de tout ce qui échappe à une intention délibérée, et qui vous étonne quand vous n’avez pas comme premier réflexe de chasser l’intrus, de minimiser son importance : lapsus, acte manqué, rêves, faux-pas, faute de frappe, étourderie, oubli des noms propres, souvenir occulté, perte d’un objet, etc. Considérez ces « productions », rejetons de l’inconscient, comme des textes « sacrés » qu’il faut prendre donc au sérieux.
Comment procéder ?
L’analogie avec l’écoute de la musique peut aider à comprendre la démarche : rien ne se dit intégralement seulement avec des mots, il faut ajouter les sons, leurs timbres, leur organisation mélodique, rythmique, harmonique, leur régularité comme leur irrégularité, leur consonance comme leur dissonance. Ainsi, il s’agit d’adopter la démarche même de l’analyse musicale pour entendre ce qui se passe à l’intérieur de soi-même.
Prenons l’exemple de mon premier jet de texte : j’ai écrit « regret » à la place de « rejet ». Il y a donc eu une sorte de court-circuit : les sonorités, la quantité de syllabes sont les mêmes, mais le « gr » a pris la place du « j » … analyser ce lapsus à partir des sonorités est particulièrement intéressant dans ce contexte qui, à l’entendre, questionne la subjectivité, le « je » qui aurait dû être mis en valeur … est remplacé par le « gr », grognement indistinct (grenouillage), comme si cette expression du « ça » avait pris la place du « je » de façon à insister sur l’idée de la persistance de l’inconscient alors qu’on cherche à le nier. Cette substitution du « j » par le « gr » suggère que le refus de l’inconscient, son déni, ne peut effacer l’insistance, la persistance du « ça » : il s’arrange toujours par revenir et par s’imposer à notre insu !
Avant d’écouter les sonorités de cette substitution de mots, je cherchais à différencier les registres affectifs : « regret » renvoyant à une forme de déploration après un acte qu’on aurait aimé ne pas commettre, tandis que « rejet » renvoie à un geste délibéré de refus – c’est-à-dire que le présent ménage le futur, et qu’il n’est pas tourné vers le passé. Oui, mais ce n’était pas la bonne route : même si dominent et l’idée du poids du passé et de ce qui ne dépend pas délibérément de nous – autrement dit de ce qui s’est entassé depuis des générations constituant notre inconscient, et continuant à être actif en nous à notre insu et contre notre volonté délibérée.
Il y a donc tout un programme dans cette simple substitution de sonorités, lieu où se joue la lutte du « ça » et du « je ». N’oublions pas que pour Freud la cure analytique vise à faire advenir le « je » à la place du « ça ». « Wo Es war, soll Ich werden » (S.Freud, Nouvelles conférences, 1932).
/ La voie/voix royale qu’est l’activité onirique
Si des exemples pris sur le vif abondent : vous pouvez vous amuser à interroger toutes vos erreurs de frappe ! il y a également la voie/voix royale qui est celle de l’activité onirique.
Je ne dis pas « rêves », mais activité onirique, ce qui se passe dans notre tête et dans notre corps quand nous sommes en train de dormir sur le point de nous réveiller, moment où nous ne contrôlons ni nos mouvements, ni nos bruits et paroles, ni nos fantasmagories. Très souvent (trop souvent), il est impossible de mettre des mots, de raconter ce qui nous a habité pendant ce temps de sommeil ; d’autres fois émergent des sortes de vaticinations, telles celles de la Pythie … qu’il nous tentons de traduire en mots, même incohérents … ce qui n’est pas toujours possible. Quand nous réussissons à aligner quelques mots, ou même quelques phrases, il y a donc un récit de rêve, qui est déjà une première mise en forme, un ordre dans les mots qui suppose un premier stade de contrôle : ce que Freud a appelé le contenu manifeste qui vaille que vaille traduit, en le déformant énormément pour contourner la censure, le contenu latent, soit le contenu réel qui voulait se frayer un passage en se déguisant. Comme le disait Byron, le mensonge est une vérité travestie ! « La vérité sous le masque ».
On pourrait appliquer cette formule au récit du rêve : c’est un mensonge qui dit la vérité sous une forme travestie ! Comment démonter ce mensonge, retrouver la vérité déguisée, ôter le masque ?
En premier lieu, en aucun cas il ne faut prendre le récit d’un rêve au pied de la lettre : c’est la recommandation essentielle à ne jamais oublier. Car le récit du rêve est l’équivalent d’un mensonge, d’un faux récit, de fausses informations (dirions-nous aujourd’hui !) : vous pouvez le constater quand vous tentez de répéter ce récit, vous introduisez toujours des variantes… et ce sont ces variantes qui peuvent vous guider sur le terrain du « crime ».
Alors comment procéder ?
Freud a démonté le « travail du rêve » en plusieurs mécanismes soutenant ainsi une méthode de lecture qui combine les recherches du retournement en son contraire, du déplacement d’accent et de la condensation de sens. Ainsi pour chacun des mots (et de leurs variantes suivant les différentes versions racontées) du récit manifeste, il est nécessaire d’avoir recours à cette méthode de lecture, très tortueuses, hors de toute logique rationnelle – car il faut admettre que l’essentiel du travail du récit de rêve est de contourner la censure … le même processus est à l’œuvre dans le Witz ou jeu de mots, le rire procédant de ce qui n’a pas été dit directement mais qui est implicite : l’exemple paradigmatique est le mot d’esprit de Heinrich Heine à propos du baron de Rothschild qui l’avait traité de manière très « famillionnaire »… Pour le lapsus, l’exemple paradigmatique est le « je déclare la séance close » du président de séance alors qu’il inaugurait un congrès ! il trahissait ainsi l’ennui anticipé…
Cette démarche d’analyse de vos rêves doit se greffer à la donnée fondamentale de la vie onirique : la réalisation d’un désir, le plus souvent tout simple – comme le rêve du petit enfant auquel on a refusé des cerises… et qui en rêve ! En ce cas également, il ne faut pas confondre désir et besoin … même le besoin d’aller aux toilettes traduit en fait un désir de satisfaction physique pulsionnelle.
Les mises en garde
Quand il s’agit d’écouter – je dis bien d’écouter, même silencieusement – ses rêves, il est indispensable de partir muni de ces mises en garde :
- un rêve satisfait « le désir » personnel de manière fantasmée ; il manifeste la puissance de désirer héritée de la « voix du père » qui, porteuse de vie, a traversé nombre de générations ;
- il s’adresse d’abord au rêveur, ou à la personne à laquelle le rêve est raconté ;
- le récit manifeste du rêve est passé par les filtres d’une censure impitoyable ;
- et en aucun cas le rêve n’est prémonitoire : ce n’est que son interprétation qui risque d’entraîner une réalisation dramatique, un passage à l’acte souvent mortifère, si bien qu’il faut être très prudent avec toute forme d’interprétation.
Donc j’ai bien dit « écouter », comme on écoute un morceau de musique. Car, comme le disait Mallarmé ce n’est pas avec des idées mais avec des mots qu’on écrit un poème, c’est-à-dire avec des sonorités, des évocations sonores, des « correspondances » au sens du poème de Baudelaire.
L’attention auditive silencieuse en vaut la peine
Choisissez un support : un carnet, un fichier word, des feuilles volantes … peu importe et notez, si vous le pouvez, le récit de rêve qui s’impose, quand il ne s’est par totalement dérobé ne laissant qu’une impression de frustration, d’inaccessible … mais c’est déjà la manifestation d’une activité onirique dont le contenu a été totalement censuré, ne laissant donc qu’une impression d’être au bord du précipice ? au bord d’une rive infranchissable ? De toutes façons il s’est passé quelque chose qui vous laisse sur votre faim, donc frustré … votre désir est vraiment secret, silencieux, impossible à cerner, secrètement familier : il est bien de l’ordre de cette puissance (et non pas manque) qui nous fait désirer ce qui est utile pour notre vie (selon le psychanalyste Jean-Pierre Winter comme selon le philosophe Santiago Espinosa) – en l’occurrence, avoir une activité onirique silencieuse, énigmatique.
Je préfère parler d’activité onirique plutôt que de rêve, car le récit du rêve, comme je cherche à le faire comprendre, n’est qu’un déguisement qui permet de saisir des émergences de cette activité vitale. Toutefois en arrière-plan de ce déguisement, de ce mensonge, de ce masque, se dissimule, se cache une vérité à décrypter : pour essayer de la mettre à jour, il s’agit de comprendre comment la censure a fonctionné et comment le récit du rêve a fait pour la contourner.
Une amie évoquait, il y a peu de temps, un rêve qu’elle n’a jamais oublié, qu’elle avait fait en se réveillant d’une anesthésie effectuée à l’occasion d’une coloscopie : elle se trouvait à cheval et chevauchait avec une liberté totale et un grand bonheur, cheveux au vent … Elle a raconté ce rêve ancien, qui, puisqu’elle le racontait, était donc destiné à être rendu public. Que peut-on y entendre ? le galop du cheval et la sensation physique procurée par le fait d’être stimulée au niveau du séant (l’arrière-train ou le cul, en terme vulgaire) et le bruit du vent de la vitesse … « Je peux raconter cette blague en toute innocence car je ne l’ai pas comprise ! » aimait à dire une amie de ma mère …. Il s’agit bien d’un rêve de satisfaction auto-érotique, telle une amazone, donc sans homme. Le terme « anesthésie » renforçant cette signification de rêve de bonheur auto-érotique puisque il y a un « a » privatif avant le terme qui signifie « toucher » : donc « sans être touchée » ! Le désir est donc bien cette puissance qui vous permet de traverser les pires difficultés pour choisir la vie dans toute son intensité.
D’autres rêves sont plus difficiles à entendre. Mais l’écoute attentive porte toujours ses fruits. Une écoute qui amène évocations, associations, sensations physiques de rythme, de caresses mélodiques, de dissonances désagréables ou suggestives : il ne faut rien mettre de côté, rien éliminer sous prétexte que cela semble absurde, vulgaire, trivial, convenu, etc.
Je me risque à vous proposer quelques exemples de déchiffrement, ce qui est toujours difficile dans la mesure où le rêve touche au plus intime, avant que vous ne vous lanciez pour votre usage personnel à l’écoute de votre vie onirique.
/ Rêve tel que j’ai essayé de le reconstituer (et que je découvre exemplaire, en l’occurrence !)
Il fallait que je démonte un perroquet (porte-manteau [masque que porte le mensonge]) pour le mettre dans le bureau de mon père [qui était un lieu presque saint à l’époque] … Un de mes petits-fils très habile, Romain [mon père était spécialiste de Rome, des Romains, de la culture latine – lutine], m’aide quand je le lui demande…. Dévisser, réemboîter… [connotations sexuelles, changement de sexe, velléités incestueuses]. Mais je suis pressée [pression du désir], il faut que je parte à 13h40 pour aller au lycée. Comment on va pouvoir faire ? et il faut fixer des plateaux à ce perroquet, mais je ne me souviens plus à quoi ils servent… et ça prend de la place ! [plateaux = protubérances, seins féminins].
Commentaires sur ce rêve
Le perroquet est l’oiseau qui répète des bribes de propos et quelquefois ça tombe mal ! (je ne me souviens plus de l’anecdote qui m’a été racontée, mais peu importe : ça ressemble à l’histoire du bègue qui veut faire une déclaration d’amour en choisissant la médiation des caresses que se fait un chat, mais le temps pris à dire a décalé l’image : le chat est alors en train de se gratter le derrière… ! quel scandale !).
Un perroquet c’est aussi une critique proférée à l’encontre de la personne qui ne fait que répéter sans penser. Il s’agit donc de la répétition et de son inanité, de sa bêtise… cela permet d’associer sur le rythme répétitif de l’acte amoureux. C’est également une métaphore de cette « voix primitive » qui répète, vaticine, profère des paroles, dangereuses si on y entend des paroles prophétiques.
Le fait d’être pressée par un rendez-vous : ça reflète une inquiétude, une pression intérieure. Mais comme j’ai écrit « flaire », il s’agit comme pour l’anecdote du chat, d’odorat : olfaction à dimension sexuelle (je craignais que le temps pris par les radios dans le réel – mammo et hanche -, n’entraîne mon retard au lycée) : or « Rendez-vous » est le terme allemand pour nommer un rendez-vous amoureux, le physique est bien présent puisque de fait il s’agissait de radio des seins et des hanches !
L’obsession de la sexualité prend vraiment de la place dans le psychisme ! mais c’est aussi l’expression de la puissance du désir transmise de génération en génération par la « voix primitive » du père présent dans le rêve de manière redondante : son bureau (son corps), ses centres d’intérêt (Rome et lutiner), la femme derrière lui (les plateaux du perroquet) … et comme il s’agit de moi … il est possible d’entendre ce rêve comme la réalisation d’un désir incestueux : être pénétrée par la voix/voie du père….
Vous voyez : s’il est difficile de raconter ses rêves, il est encore plus risqué de faire entendre tant il s’agit du désir à l’état pur ! mais fantasmé, qui donne une satisfaction fantasmatique…
Donc, je me contente de cet exemple !
Mais je peux citer un rêve qui situait la scène dans le studio dénommé « l’Accord Parfait » avec la présence de gestes de tendresse et de corps nus… Ou de rêves où il est question de Casse-Noisette, ou de casser des noix : le bruit de la coque qui se brise et l’allusion à la « chose » sexuelle (« couilles », casser les couilles, castration, frustration) ….
/ Le Witz
Une autre voie/voix royale pour écouter ce qui se passe en vous à votre insu et contre votre gré est bien sûr de relever lapsus, actes manqués, et mots d’esprit qui déclenchent vos rires. Pour les exemples nombreux, je vous renvoie aux deux ouvrages de Freud : Psychopathologie de la vie quotidienne et Le mot d’esprit et son rapport avec l’inconscient.
Et si vous êtes toujours dubitatifs, le seul recours est de rencontrer la personne qui vous écoutera de manière neutre, relevant ce qui lui semble être des pistes à explorer pour lever le mensonge et accéder au plus près de la vérité : n’oubliez pas que le « mensonge est la vérité sous le masque » !
Et en conclusion je peux citer Jean-Pierre Winter qui se réfère à Lacan « pour dire ce que serait l’éthique du trajet analytique » :
« L’analyse, ça consiste à permettre à un sujet de se débarrasser des illusions qui le retiennent sur la voie de son désir. »[2]
[1] Dans sa lettre à son ami Wegeler, du 29 juin 1801.
[2] In Psychanalyse et spiritualité, Entretien avec Claude Flipo, Jean-Pierre Winter, Propos recueillis par Nathalie Sarthou-Lajus, Dans Études 2013/1 (Tome 418), pages 41 à 51.