Lecture du Tour d’écrou d’Henry James

Récit qui appartient à la catégorie du conte fantastique (édifiant), The Turn of the Screw a été publié par Henry James (1843-1916) en quatre livraisons de janvier à avril 1898 dans le Collier’s Magazine avant d’être édité en un volume tant le succès a été immédiat. Enigmatique et quelque peu terrifiant, ce petit roman ou plutôt ce conte a suscité de multiples débats et des interprétations variées tournant autour de la question de la véracité du récit (présence réelle de spectres ou hallucinations) et de la culpabilité des protagonistes (hystériques, séduits par le Mal).
Si la stratégie du secret, présente à tous les niveaux (intentions d’Henry James, conduite du récit, ellipses indicibles de l’intrigue) est en général mise en avant par les interprétations, la notion de « Unheimlich », de « secrètement familier », ne semble pas avoir été envisagée pour expliquer l’effet d’ébranlement intime provoqué chez le plus grand nombre de lectrices et de lecteurs.
La structure du récit, séquencé en 24 chapitres précédés d’une introduction centrée sur le récit dans le récit, placée sous le signe du suspens, et plus encore l’écriture subtile d’Henry James qui fait ressentir les atermoiements, les méandres de la conscience, contribuent à dégager un climat énigmatique propice à réveiller l’angoisse latente tapie au cœur de toute personne prise par sa lecture : chacune ne peut que se sentir concernée, happée par l’impression qu’elle se trouve en face de situations connues, déjà vécues ou rêvées ou fantasmées, brouillées, indécidables. Or, cette impression de rencontrer, de reconnaître des situations ou des événements du passé, qui ont été oubliés, a été théorisée par Freud dans son petit ouvrage Das Unheimliche publié en 1919 dans Imago V (vingt ans après le conte d’Henry James). Freud analyse ce terme dans lequel il retrouve la notion de secret (das Geheimnis, le secret) et celle de familier (das Heim, foyer), soulignant que le préfixe allemand « un » révèle l’action du refoulement de motions indésirables pour la conscience. La définition de Freud est la suivante :
« das Unheimliche sei etwas, was im Verborgenen hätte bleiben sollen und hervorgetreten ist. »[1] (« l’Unheimlich est quelque chose qui aurait dû rester caché mais qui s’est manifesté »).
Freud souligne également que pour beaucoup de personnes, l’Unheimlich est en rapport avec les morts, les esprits, les fantômes, et qu’il s’agit d’un retour imprévisible du même, de quelque chose de connu (« Die unbeabsichtigte Wiederkehr des Gleichen »). Freud fait remarquer également que l’événement vécu comme unheimlich est en rapport avec une tension infantile qui reparaît contre le gré de la personne, ou en rapport avec une croyance primitive qui reparaît alors qu’on la croyait dominée (« Das Unheimliche des Erlebens kommt zustande, wenn verdrängte infantile Komplexe durch einen Eindruck wieder belebt werden, oder wenn überwundene primitive Überzeugungen wieder bestätigt scheinen… »[2]). Il est donc question de processus de refoulement qui cède, de retour à la conscience d’événements, de croyances, de pratiques inavouables… enfouies dans le plus intime de la personne.
Une mise en scène de l’Unheimlich
L’interprétation de ce récit, qui ressort du conte, pourrait s’appuyer sur cette notion d’Unheimlich, plutôt que de s’interroger sur l’hystérie de la narratrice, sur la réalité des spectres ou sur la méchanceté des enfants comme sur leur innocence bafouée… L’hypothèse proposée par Freud consiste à analyser « les impressions de déjà vu » comme une représentation qui surgit à l’insu de la personne et qui met en scène des fantasmes ou des désirs inavoués : est reconnu comme du déjà vu, avec une certaine émotion, et malgré tout avec une sensation d’étrangeté, ce qui en fait habite la personne depuis longtemps, relevant de l’énigme ou du questionnement, mais qui devrait rester caché comme Freud l’a mis en évidence. Ce « familier » est donc associé au secret, à l’angoisse (alerte d’un danger imminent) et à la contrainte de répétition (qui révèle qu’il y a travail de refoulement pour entraver le retour du refoulé).
Ce petit roman, ce conte, d’Henry James pourrait donc être lu comme l’écriture, la mise en récit de ce qui est « secrètement familier » à tout un chacun ; le récit de ce qui, appartenant au plus intime, ne peut être avoué sous peine de punition pour la transgression d’un interdit, mais qui pourtant ne cesse de tarauder : ce qui ne peut être que du registre de la sexualité sous ses différentes formes (autoérotisme, découverte et éveil de la sexualité au sortir de l’enfance, émois sexuels d’adolescent, pulsion sexuelle, élans amoureux, emprise amoureuse, perversions, pensées salaces, pédophilie, homosexualité).
La lecture du récit permet de découvrir comment tous les éléments de cet Unheimlich sont à l’œuvre, qu’ils structurent le conte tout en étant « éparpillés » dans le texte : aussi bien le secret, que les apparitions ; aussi bien l’emprise, la possession que l’angoisse ; aussi bien le titre Le Tour d’écrou qui fait référence à l’exercice de pressions psychologiques que son absence au début du récit – ce qui est souligné à la fin de l’introduction sous la forme de la question d’une auditrice :
- « Quel est votre titre ?
- Je n’en ai pas.
- Oh ! j’en ai un, moi ! » dis-je. Cependant Douglas, sans me prêter attention, s’était mis à lire avec une belle clarté qui semblait être comme un écho, pour l’oreille, de l’élégante écriture de l’auteur du manuscrit. »
En premier lieu le secret
Le récit manuscrit, donc écrit à la main par une jeune femme qui n’est jamais nommée par son prénom ni par son nom, a été caché dans un tiroir de bureau fermé à clé par celui auquel il était destiné, ce Douglas, oncle des orphelins qui avait recruté cette jeune femme comme gouvernante pour ses neveux. Le tiroir fermé à clé est une métaphore de l’intérieur d’une personne (du ventre) : un récit s’y dissimule qui est une histoire personnelle tenue secrète jusqu’au moment où, pressé par ses amis, le destinataire accepte d’envoyer quelqu’un chercher ce manuscrit, en confiant la clé à l’émissaire. Cet objet, clé, est également symbolique du secret maintenu délibérément caché, mais que l’écriture permet de dévoiler, de révéler.
Autres déclinaisons du secret : les causes du renvoi, par les autorités de son collège, du jeune garçon, prénommé Miles, prénom qui lui confère le caractère viril du soldat. L’illettrisme de l’intendante de la maison, Mrs Grose, qui ne peut pas déchiffrer le contenu de la lettre relève aussi du secret impossible à déchiffrer.
Une autre manifestation subtile du secret : les enfants Miles et Flora font semblant d’écouter docilement la jeune femme chargée de leur éducation, en fait ils sont ailleurs pris par leurs pensées, perdus dans les impressions de leur vie passée, ce que la jeune femme, leur gouvernante traduit visuellement sous forme d’apparition de ceux qui les auraient pervertis et qui sont morts, métaphore de leur appartenance au vécu antérieur des enfants.
Également, Douglas l’oncle des enfants ne veut rien savoir de ce qui se passe dans cette campagne éloignée de la civilisation où il les a relégués : il ne veut absolument pas être mis au courant. Métaphore de ce refus de savoir concernant la sexualité : il dénie tout titre au récit qu’il va lire, car ce récit ne le concerne en rien, puisqu’il a interdit tout compte-rendu de ce qui pouvait se passer pour les enfants.
D’autre part, ni la gouvernante, ni l’intendante, ni les enfants n’évoquent la mort des parents : le lecteur sait qu’ils sont orphelins. Cette situation appartient donc à leur vie secrète, à ce passé qui est tu (mais qui ne passe pas) … pourtant, ce ne sont pas directement les fantômes des parents qui surgissent, ce sont leurs substituts terrifiants, nommés : Peter Quint, et Miss Jessel, représentants symboliques de la débauche humaine qui se cache ou revient de manière hallucinatoire. La culpabilité éventuelle des parents est donc écartée : ils gardent ainsi leurs secrets.
Enfin, dans la scène au cours de laquelle Flora cherche à s’évader de la surveillance permanente de sa gouvernante, la barque qu’elle a utilisée pour se déplacer sur le lac est bien cachée par un buisson : ce montré/caché correspond à une image sexuelle évidente, celle du mont de vénus… Flora d’ailleurs s’adonne à des jeux de caractère sexuel quand elle cherche à introduire un mât dans un bout de bois percé d’un petit trou.
Et, le mensonge dénoncé par la gouvernante qui étouffe les enfants de caresses et de questions, surtout Miles, n’est-il pas le moyen utilisé par les enfants pour cacher la vérité ? “Et après tout, qu’est-ce qu’un mensonge ? La vérité sous le masque… », proposait Byron dans Childe Harold en 1812…
En second lieu : le familier
Les enfants vivent dans un cadre de maison de famille confortable, entretenue par de nombreux domestiques. Henry James multiplie les descriptions de chambres à coucher, de salons avec des fenêtres donnant sur la forêt, de lieux familiers, de promenades répétitives dans le parc. Et pourtant, cette maison se trouve dans un lieu reculé, dénommé Bly, localité inconnue inventée par Henry James, hors du monde civilisé, près d’un lac, avec des domestiques quelque peu fantomatiques, image de cet univers intérieur coupé du monde extérieur et centré sur l’individu. L’eau matricielle côtoie une tour phallique qui domine…
La jeune femme gouvernante est très proche des enfants qu’elle a tout de suite trouvés « charmants » dès qu’elle a vu ces têtes blondes… de 8 ans pour la fillette et de 10 ans pour le jeune garçon. Elle transfert sur eux la passion suscitée en elle par l’oncle Douglas, et, à son insu, elle contribue à l’éveil sexuel de Miles, qui connaît « la petite mort » dans ses bras : terme de la psychanalyse qui désigne l’orgasme, libérateur de tensions intimes. L’ensemble du récit de la gouvernante (donc du conte) se termine par cette situation : Miles qu’elle cherche à faire avouer désigne l’apparition, « Peter Quint… espèce de démon ! ». La jeune femme écrit alors :
« Sous le coup de mon triomphe, j’ai poussé le hurlement d’une bête devant l’abîme, et le geste avec lequel je l’ai saisi contre moi aurait pu avoir pour seul but de le retenir dans sa chute. Je me suis emparée de lui, oui, je l’ai étreint – on peut imaginer avec quelle passion ; puis au bout d’un moment, je me suis mise à sentir que je le serrais vraiment contre moi. Nous étions seuls dans le jour tranquille, et son petit cœur dépossédé, avait cessé de battre. » FIN
Enfin, l’emprise, la possession : « Devil ! »
Si la jeune femme est soumise à l’emprise des apparitions toujours plus terrifiantes et anxiogènes, elle-même incarne l’emprise du fait de la position de toute-puissance qui lui a été conférée par celui « qui n’en veut rien savoir » et dont elle est amoureuse (qui la possède) : elle enserre les enfants, les étouffant, ne leur laissant aucune liberté, de manière d’autant plus serrée, impérative, que les apparitions se multiplient, que l’étau se resserre, et que la rupture provoquée par la révolte des enfants (métaphore de la sortie désirée de l’enfance) devient effective. Miles veut grandir en homme dans un milieu masculin (au risque de l’homosexualité), tandis que Flora est emmenée par l’intendante illettrée loin de la possessivité de la jeune femme gouvernante. Comment fuir la pression du désir ?
Autre forme d’emprise : celle de la pulsion sexuelle inavouable et irrépressible qui relie la jeune femme et les deux enfants. La communication de leurs inconscients se manifeste par la possession exercée sur les uns et les autres par les apparitions des fantômes, expression de désirs, voire de perversions sexuelles fantasmées ou réelles. La jeune femme est bien, elle aussi, sous l’emprise de pulsions sexuelles : elle est dominée par une passion amoureuse pour l’oncle auquel elle est entièrement dévouée, persuadée qu’elle se doit d’être parfaite, irréprochable, ferme, apte à serrer la vis aux enfants et à respecter l’impératif de silence imposé par l’oncle… Cette passion secrète est transférée sur les enfants dont elle tombe amoureuse et qu’elle veut absolument tenir sous sa domination toute-puissante.
En 1954, le compositeur Benjamin Britten (1913-1976) a traduit ce récit en un ensemble de quinze variations d’un thème musical, chacune des variations se coulant dans une forme musicale différente mais chargée de sens : nocturne, fugue, marche militaire, passacaille, etc. ; la progression musicale jouant sur le resserrement de l’étau, comme des tours d’écrou (de vis) qui strangulent : impossible d’échapper à cette force du désir… Le thème met en acte la spirale de la vis : il utilise les douze notes de la gamme chromatique en suivant la trajectoire toujours plus intense du grave à l’aigu en jouant sur des intervalles réguliers de quarte et de tierce, comme autant d’étapes vers l’inéluctable de la mort…

Si la plupart des lecteurs se sentent concernés par la mise en scène de ces secrets intimes, reconnaissant les non-dits de leur vie intérieure inscrits entre les lignes de ce conte, la dimension esthétique de l’écriture d’Henry James y joue un grand rôle : son art de nous faire suivre et éprouver ce qui se passe dans la tête de celle qui raconte, la façon dont il capte les moindres inflexions de voix, les moindres manifestations involontaires, gestes, mimiques… et son sens du suspens qui maintient en haleine… Et, toutes ces subtilités émaillent, soutiennent un récit inscrit dans un récit : cet emboîtement et cette distanciation ont pour fonction de créer un effet de réel… en l’occurrence, le narrateur raconte comment le récit de la jeune femme, narratrice du manuscrit, est lu par l’oncle dans le cadre bourgeois d’une réunion d’amis au coin du feu, pour la plus grande curiosité des auditeurs… Et c’est le narrateur, avec sa distance par rapport à la scène, qui trouve le titre avant même d’entendre le récit… en comprenant implicitement l’enjeu. Le cadre indispensable à toute séance d’analyse est donc bien délimité : le point de vue peut se focaliser sur la scène de l’inconscient… Or Henry James multiplie les allusions à la notion de point de vue : depuis le haut de la tour, sur le paysage ou lors d’examen de conscience, de décision à prendre.
La vertu de ce conte qui ne laisse personne indifférent est de remettre en cause une notion bien ancrée, celle de l’innocence de l’enfance. Freud a battu en brèche cette certitude largement partagée et a mis en évidence la sexualité infantile dans Drei Abhandlungen zur Sexualtheorie (Trois essais sur la théorie de la sexualité) publié en 1905, revu 1914 et 1920.
Ce conte d’Henry James, malgré l’effroi qu’il suscite, réconforte dans la mesure où il met en scène la vitalité constitutive de l’être humain : si « le mort saisit le vif » pour assurer une continuité, la « petite mort » (l’orgasme) insuffle la vitalité nécessaire à la vie.

The Turn of Screw, illustration d’Eric Pape pour la nouvelle d’Henry James, 1898. Beinecke Rare Book & Manuscript Library, Yale University
[1] Sigmund Freud, Gesammelte Werke, Werke aus den Jahren 1917-1920, Fischer Taschenbuch Verlag, Frankfurt am Main, 1999, pp.229-268, p.254.
[2] Id., p.263.