Elisabeth Brisson, dimanche 18 février 2024
Gustave Courbet (1819-1877), Le désespéré, 1843-1845, Collection particulière
Vendredi 16 février 2024 : au milieu de la matinée, une dépêche annonce de manière abrupte la mort d’Alexeï Navalny à 47 ans (il était né le 4 juin 1976) à Kharp, colonie pénitentiaire de l’Arctique où il avait été transféré en décembre 2023, condamné à 19 ans de prison pour « extrémisme ». Depuis plus de 10 ans cet avocat défiait la toute-puissance de Poutine : pourchassé, déconsidéré, vilipendé, accusé d’être payé par l’étranger, Alexeï Navalny refusait de baisser les armes.
Quels sont ses méfaits ? Pourquoi était-il condamné, poursuivi inlassablement par Poutine qui évitait d’ailleurs de prononcer son nom, de reconnaître en lui l’incarnation d’un adversaire implacable (cette façon de le priver d’identité est du ressort de la pensée magique qui cherche à neutraliser le démon)?
En quoi Alexeï Navalny pouvait-il être considéré comme un ennemi de l’intérieur par Poutine et ceux qui exécutent ses ordres ? ennemi qu’il fallait absolument éliminer, faire disparaître physiquement. Quel danger représentait-il pour le pouvoir ? Celui du grain de sable qui risque de faire dérailler la machine : car évincé du champ directement politique en 2013 (son score aux élections municipales de Moscou n’est que de 27% des voix), Navalny choisit de s’attaquer aux dysfonctionnements d’un régime dont les richesses sont accaparées par quelques privilégiés au détriment de tous les autres – toute une population de soi-disant citoyens acculée à se taire, à supporter les mensonges sans broncher, à vivre dans la pauvreté, tant la répression, la censure et les médias conjuguent leurs effets anesthésiant tout esprit critique.
Malgré l’efficacité mortelle de la répression, effacer toute trace de l’action politique au sens plein de terme de Navalny sera impossible, sauf à arrêter tous ceux qui lui rendent publiquement hommage en déposant des fleurs, en allumant des bougies, au risque d’être à leur tour éliminés. Nous qui ne sommes pas directement en but à la répression, il est de notre devoir de citoyen libre d’entretenir sa mémoire, d’honorer son courage, de ne pas le figer dans une figure de héros qui aurait donné sa personne en sacrifice… ce serait une façon d’effacer la singularité de sa démarche en le ramenant à des exemples connus, tel celui du Christ ou celui de Jan Palach qui s’est immolé à Prague en 1969 pour réveiller les consciences : même si son geste sacrificiel a été efficace pour impulser le mouvement de contestation de la domination soviétique, ce qui a mené à la chute du mur 20 ans plus tard.
Comment qualifier la singularité de la démarche d’Alexeï Navalny ? Avocat, évincé des sphères politiques, il a choisi de créer une Fondation de lutte contre la corruption en 2011, pourchassant sans relâche les hommes et les femmes qui profitaient de leur position au sein de l’appareil du pouvoir pour s’enrichir – il eut la possibilité en 2021 de monter un documentaire russe, écrit par lui et produit par sa fondation, qui témoignait du palais présidentiel…Un palais pour Poutine.
Bête noire de Poutine, Navalny a survécu à un empoisonnement en 2020 : soigné en Allemagne, une fois guéri, il préféra rentrer en Russie sachant qu’il allait être arrêté dès son retour en janvier 2021. Cette décision courageuse eut certainement une portée politique symbolique insupportable pour Poutine : d’autant que les procès, les condamnations, les déplacements de lieux de détention (de la prison à la colonie pénitentiaire) ne pouvaient avoir lieu sans être accompagnés de publicité qui débordaient largement les frontières… Il était donc impératif pour Poutine de se débarrasser de cette voix d’opposition, vécue comme une faiblesse, une épine dans le pied… le mode d’action ne pouvait être le même que pour Prigogine, l’accident d’avion (23 août 2023)… mais le but visé était le même : détruire, effacer des mémoires après avoir énoncé des accusations mensongères portant sur le salut de la patrie, pour tétaniser toute velléité de réaction.
Que cette attitude cynique puisse encore s’exhiber est un fait désespérant : elle annihile les efforts et les tentatives de nombre d’écrivains, poètes, compositeurs, hommes de science qui ont inscrit le témoignage des exactions iniques du pouvoir au cœur de leurs œuvres, à commencer par Fiodor Dostoïevski avec Souvenirs de la maison des morts… suivent Mikhaïl Boulgakov avec Le maître et Marguerite, Evgueni Evtouchenko et Dimitri Chostakovitch avec Babi Yar, Vassili Grossman avec Vie et Destin et Tout passe, Alexandre Soljenitsyne avec l’Archipel du Goulag, Chostakovitch avec ses Symphonies et Quatuors à cordes, Andreï Sakharov, père de la bombe H soviétique et militant pour les droits de l’homme et les libertés civiles, prix Nobel de la Paix en 1975…
Les consciences sont-elles vouées à l’impuissance face à la folie meurtrière, au déchaînement de la toute-puissance mortifère ? Edgar Morin qui, à 103 ans a vécu bien des événements historiques, écrit abasourdi par les décisions de Netanyahou en Israël, chef d’Etat qui représentant « les descendants d’un peuple qui a été persécuté pendant des siècles » ose perpétrer un « carnage, massif, sur les populations de Gaza » ; Edgar Morin se dit « ahuri » par le « silence du monde » : « Je pense que nous vivons une tragédie horrible parce que nous sommes aussi impuissants devant cette chose qui se déchaîne », affirmant que « la seule chose qui reste si on ne peut pas résister de façon concrète, c’est de témoigner. Résistons dans nos esprits, ne nous laissons pas duper, ne nous laissons pas oublier, ayons le courage de regarder les choses en face et voyons tout ce que nous pouvons faire pour continuer à témoigner. » (« Gaza et le silence des Etats », intervention d’Edgar Morin au Festival du livre africain de Marrakech, 15 février 2024, diffusée par Dominique Natanson sur Facebook).
Face au « gangster » meurtrier qu’est Poutine, le choix courageux de Navalny a donc été de témoigner directement par ses actes et son défi au pouvoir, sur place et non en exil, et, par là-même de nous inciter à témoigner, à dénoncer les iniquités, les abus de pouvoir, à ne pas désespérer totalement puisqu’il reste la faculté de témoigner…
Au lendemain de la mort suspecte de Navalny, repensons à ce qu’il a dit en 2022 au cinéaste canadien Daniel Roher qui a réalisé un film sur lui Daniel Roger Navalny :
« N’abandonnez pas. Si cela se produit, s’ils décident de me tuer, cela veut dire que nous sommes incroyablement forts. » (Cité dans Le Monde du lundi 19 février 2024, p.3).
Sa force : il n’avait pas peur, et c’est ce dont il témoigne devant ses concitoyens et tous les citoyens du monde. « N’ayez pas peur » de dénoncer l’autocratie de Poutine et autres dictateurs, les guerres criminelles en Ukraine, à Gaza, après celles de Syrie, d’Irak, d’Afghanistan, de Tchétchénie, etc. et n’ayez pas peur de dénoncer le pillage des ressources au profit des ploutocrates.
Et pour mesurer la force de témoignage de l’art, réécoutons la 13e Symphonie de Chostakovitch, Babi Yar, dont le quatrième mouvement s’intitule « Peurs » et le cinquième « Une Carrière », une évasion possible de l’emprise du système soviétique.