Petits poèmes en prose

Impressions – 10-11 octobre 2022

 par Elisabeth Brisson

Pourquoi ce recueil produit-il un tel effet de bonheur ?

Percutant.

Justesse de ce qui est mis en avant, résultant de la combinaison du style, des évocations et images poétiques, du rythme des phrases, du souffle plus ou moins hachuré, des suggestions. Le sens émane de cette combinatoire, qui fait éprouver cette « jouissance de l’instant », cette jouissance instantanée et soudaine.

Cet ensemble de 50 poèmes en prose offre 50 moments de jouissance fulgurante. Ça fonctionne à la manière du plaisir produit par un mot d’esprit qui fait ressentir, entendre ce qui n’est pas dit directement, mais qui se fraye ainsi un chemin. Sidération. Jouissance. Effroi. Exultation.

Intention de Baudelaire

Baudelaire aurait voulu composer un recueil de 100 poèmes en prose … mails il n’a pas eu le temps. Toutefois, il a laissé des manuscrits sur lesquels il a noté des listes de titres regroupés selon un ordre déterminé, qui devait faire sens pour lui.

Il est intéressant de souligner que Baudelaire semble avoir longtemps tâtonné pour décider du titre. Finalement il a gardé un titre double qui désigne le genre nouveau et le thème général, la mélancolie d’un poète localisé à Paris : « Petits poèmes en prose » est donc accolé à « Le Spleen de Paris ». Mais il avait pensé à « Nocturnes », et, comme en témoigne une lettre de Noël 1861 à Arsène Houssaye, Baudelaire parle de Poèmes en prose sous le titre de Le Promeneur solitaire, ou le Rôdeur parisien. Quoi qu’il en soit, il voulait offrir les visions inédites d’un poète immergé dans la grande ville qui se caractérise par une dimension anonyme qui frôle l’universel de la condition humaine, et par son indifférence aux souffrances individuelles.

Le regroupement et l’enchaînement des poèmes ont été pensés, voulus par Baudelaire.

Chacun des poèmes a une portée fulgurante du fait de sa poésie, son rythme, son organisation, son thème ; et chacun est différent par la taille, le ton. Certains sont très courts : incisifs. D’autres plus longs, prennent la forme de récit, alors qu’il n’y a pas de véritable intrigue, seulement une sorte de mise en scène.

Les thèmes favoris de Baudelaire s’y retrouvent : le génie, incompris ; la tyrannie de la jouissance (son impératif prime tout) ; le clivage entre l’amour de la vie et la haine de l’existence ; le refus des « imbéciles » ; l’impossible partage de ce qui est ressenti, éprouvé, pensé ; la chevelure ; le parfum ; l’expansion ; l’extase ; l’indifférence ; la sidération ; la pauvreté ; « des plaisirs / Que ne comprennent pas les vulgaires profanes. »

Suivant l’audace de Balzac, Baudelaire se plaît également à inventer des mots tel « fraternitaire » dans « La solitude » (XXIII).

Le manifeste de la liberté

La question qui se pose concerne ce genre nouveau : soit comment faire de la poésie sans la contrainte de la forme poétique (vers rythmés, rimes, strophes) ? Par les évocations, les images, le rythme de la phrase, le souffle, etc. Pourquoi relever ce défi, si ce n’est pour revendiquer une entière liberté de création ?

Il est donc possible d’entendre cette poésie en prose comme une sorte de manifeste de la liberté absolue de la créativité humaine : Baudelaire écrit d’ailleurs qu’elle est « dangereuse comme la liberté absolue ». Il s’avère évident que cette poésie permet de construire l’équivalent d’un kaléidoscope – Baudelaire évoque un « prisme » dans « Le port » (XLI) -, autant de facettes mouvantes, aux combinaisons imprévues, imprévisibles, qui reflètent les éclats, les tensions inhérentes à la condition humaine (pour celui qui n’est pas un « vulgaire profane »). Sans contrainte, Baudelaire peut évoquer n’importe quoi sans craindre la censure : il ne s’autorise que de lui-même…

Le premier poème donne le ton : très court, sous la forme d’un dialogue lapidaire, il déroute le lecteur en mettant l’accent sur l’amour des « nuages », ce qu’il y a de plus évanescent, de plus mobile, d’insaisissable, d’indomptable. C’est donc sous le signe du surprenant, de l’impossible à exprimer, que s’engage le recueil. Ce qui se confirme dès le deuxième poème, qui à première vue n’a rien de poétique, « Le désespoir de la vieille » : ce poème présente « une petite vieille ratatinée » en contraste avec un « joli enfant » épouvanté par cette rencontre, et il se termine sur l’évocation du temps qui passe détruisant ce qui fait l’attrait de la vie : « plaire ». Puis l’artiste est mis en avant dans le troisième poème, « Le Confiteor de l’artiste » : il commence par des évocations poétiques produisant des sensations, et il lance le trait qui ne peut qu’ébranler en affirmant « et il n’est pas de pointe plus acérée que celle de l’Infini. » Au contraire du Temps qui implique un terme inéluctable. L’écriture plonge alors le lecteur dans l’immensité de l’azur serein, « le moi » se perdant dans cette rêverie jusqu’à ce que l’intensité de l’émotion devienne intolérable et pousse le poète au désespoir se sentant incapable d’égaler la beauté de la « Nature, enchanteresse sans pitié, rivale toujours victorieuse ». Rien d’humain ne peut rivaliser avec la permanence infinie de la Nature.

Puis de poème en poème Baudelaire décille les yeux du lecteur : la bienveillance, la bonté sont indissociables de la cruauté. L’homme est clivé, et malgré les apparences ce qui le guide est mis en évidence dans « Le mauvais vitrier » : « Mais qu’importe l’éternité de la damnation à qui a trouvé en une seconde l’infini de la jouissance ? »

Et surtout, méfiez-vous de ce qui vous ferait croire à l’authenticité de l’amour ! Aussi bien l’amour maternel que celui d’une amante : l’intérêt et la solitude dominent les illusions.

Décidément le poète est seul, mais il jouit de pouvoir créer en toute liberté sans s’encombrer de normes, d’impératifs formels, même si la difficulté de la mise en forme n’en est que plus grande, à la limite du surmontable. Mais, le bonheur apporté par la trouvaille poétique est incommensurable, et sans cesse renouvelé.

Chacun des poèmes irradie d’images poétiques, atmosphériques, sentimentales, visuelles, sensibles. Et chacun possède son type de rupture abrupte, cruelle.

Il suffit de relire au hasard, et de tomber sur « Le Port » (XLI) : « séjour charmant pour une âme fatiguée des luttes de la vie. L’ampleur du ciel, l’architecture mobile des nuages, les colorations changeantes de la mer, le scintillement des phares, sont un prisme merveilleusement propre à amuser les yeux sans jamais les lasser. » Ou il suffit de relire « La corde » (XXX) : « Et alors, soudainement, une lueur se fit dans mon cerveau, et je compris pourquoi la mère tenait tant à m’arracher cette ficelle et par quel commerce elle entendait se consoler. »

Baudelaire, compositeur

L’enchaînement des 50 poèmes a été construit par Baudelaire. Comme un compositeur de musique, il joue sur le contraste ; sur le déplacement ; sur la juxtaposition d’où émane un sens par-delà les mots ; sur la surprise. « Le thyrse » (XXXII), dédié A Franz Liszt (le seul poème à comporter une dédicace), peut servir de paradigme soulignant les intentions de ce « montage ». Ce poème est précédé de « Les vocations » (XXXI) qui suit « La corde » et qui commence par une vision poétique exemplaire : « Dans un beau jardin où les rayons d’un soleil automnal semblaient s’attarder à plaisir, sous un ciel déjà verdâtre où des nuages d’or flottaient comme des continents en voyage, quatre beaux enfants, quatre garçons, las de jouer sans doute, causaient entre eux. » Chacun des quatre raconte une expérience, une émotion, sans être vraiment écouté et pris au sérieux par les autres : « Enfin le quatrième dit : « Vous savez que je ne m’amuse gère à la maison ; on ne me mène jamais au spectacle ; mon tuteur est trop avare ; Dieu ne s’occupe pas de moi et de mon ennui, et je n’ai pas une belle bonne pour me dorloter. » Ce qui lui plairait : être musicien ambulant, souhait que ses camarades ne relèvent même pas… Baudelaire conclut son poème ainsi : « Le soleil s’était couché. La nuit solennelle avait pris place. Les enfants se séparèrent, chacun allant, à son insu, selon les circonstances et les hasards, mûrir sa destinée, scandaliser ses proches et graviter vers la gloire ou vers le déshonneur. » Suit alors le poème dédié au grand musicien voyageur, contemporain de Baudelaire.

Ce poème se présente comme la définition d’un thyrse (il commence par « Qu’est-ce qu’un thyrse ? »), mais joue sur le symbole implicite de ce bâton raide entouré de pampres et fleurs folâtres : il symbolise la « dualité » de tout artiste véritable, en premier lieu de Bacchus « maître puissant et vénéré (…) de la Beauté mystérieuse et passionnée. » – « Le bâton, c’est votre volonté, droite, ferme et inébranlable ; les fleurs, c’est la promenade de votre fantaisie autour de votre volonté. (…) Ligne droite et ligne arabesque, intention et expression, roideur de la volonté, sinuosité du verbe, unité du but, variété des moyens, amalgame tout-puissant et indivisible du génie, quel analyste aura le détestable courage de vous diviser et de vous séparer ? » Après avoir ainsi défini l’essence de l’œuvre d’art, Baudelaire termine son poème sur une adresse directe au musicien : « Cher Liszt, à travers les brumes, par les fleuves, par-dessus les villes où les pianos chantent votre gloire, (…), improvisant des chants de délectation ou d’ineffable douleur, (…), chantre de la Volupté et de l’Angoisse éternelle, philosophe, poëte et artiste, je vous salue en l’immortalité !»

Suit le poème « Enivrez-vous » (XXXIII) : « Il faut être toujours ivre. Tout est là : c’est l’unique question. Pour ne pas sentir l’horrible fardeau du Temps (…). » Après plusieurs évocations poétiques (vent, vague, étoile, oiseau), Baudelaire termine son poème en répétant : « Pour n’être pas les esclaves martyrisés du Temps, enivrez-vous, enivrez-vous sans cesse ! De vin, de poésie ou de vertu, à votre guise. » Insistance, répétitions poétiques soutiennent cette injonction provocatrice, située dans la veine de Bacchus, dieu de l’ivresse et des artistes.

« Enfer ou ciel »

Le fil conducteur de cette suite de 50 poèmes en prose est donc bien la puissance de la poésie pure qui défie le temps et la mort tout en reconnaissant la dualité de la nature humaine dominée par la tyrannie du désir : « Mais qu’importe l’éternité de la damnation à qui a trouvé en une seconde l’infini de la jouissance ? », selon la conclusion du « mauvais vitrier » (IX).

Lire les Petits poèmes en prose de Baudelaire est une certitude de jouissance qui fait froid dans le dos !

Ménade dansant

Copie romaine d’un original grec attribué à Callimaque vers 425- 400 avant notre ère Metropolitan Museum of Art, New York