Un des traits majeurs du processus créateur de Puccini (1858-1924) a été sa grande attention personnelle, assumée, au livret des opéras qu’il a composés (texte, dramaturgie et poésie). Ses biographes ne manquent pas de rappeler qu’il a toujours été à la recherche d’un livret, ce qui témoigne d’une vocation développée lors de ses études au Conservatoire de Milan (d’où il sort en 1883) ainsi que de son désir d’associer la musique et le théâtre.

« Je suis un homme de théâtre, je fais du théâtre et je suis un visuel » affirmait-il. (Avt-Sc. N°220, 2004, p.32)

La dramaturgie musicale a été le mode d’expression favori de Puccini, en tant qu’héritier conscient de Verdi (dont pourtant il se libère très tôt) et plus encore, héritier de la Philosophie de la musique de Mazzini (1805-1872, fondateur du mouvement Jeune Italie en 1831), ouvrage publié en 1835 dans le contexte du mouvement de libération des Italiens de la domination autrichienne. Le but de Puccini (son désir) a été d’éveiller les consciences de ses contemporains en conjuguant ses propres obsessions ou fantasmes (cruauté, sadisme, jouissance perverse, torture, suicide, secret du nom, force du désir, amour de la vie) aux exigences d’une modalité universelle de libération intérieure, le paradigme en étant, outre le personnage de Mario Cavaradossi dans Tosca (1898-1900), l’ensemble de l’opéra Turandot … qui se trouve être sa dernière œuvre. Prévue dès 1910, élaborée à partir de 1920, cette œuvre est restée inachevée, interrompue sur le suicide d’une figure féminine que Puccini a inventée, l’esclave Liu, pour incarner l’impératif de garder le secret du nom, celui de la personne aimée indissociable de la force de l’amour. Alors qu’il avait l’intention de conclure cette Turandot pianissimo à l’instar de la fin de Tristan (la mort d’Isolde) de Wagner, Alfano, le compositeur qui a terminé Turandot a trahi l’intention de Puccini en proposant un baiser éclatant, triomphe de l’amour qui embrasait en fait l’héroïne sous son apparence froide et implacable, et qui guidait le héros depuis qu’il avait aperçu un portrait de la princesse…

Edition de 1926

Outre l’invention de Liu, Puccini a tenu à énoncer les raisons de la cruauté de la princesse Turandot : le viol de son aïeule par des étrangers. Il voulait « disséquer l’âme » de Turandot… Et dans la construction dramaturgique qu’il a choisie, la princesse explicite son attitude lors de sa première intervention musicale qui n’a lieu qu’au milieu du deuxième acte, donc au centre de l’opéra qui comprend trois actes. Pour ce récit en musique, Puccini a confié à Turandot un grand moment musical dans le style du grand opéra, enchaînement d’un récitatif (« In questa Reggia », Molto lento), d’un arioso (« Ave dolce e serena », Lento) et d’un air (« Mai nessum m’avra », Largamente), et dès le début elle évoque le cri de son aïeule, qui « passant d’âge en âge », s’est « réfugié dans son âme ».

Récitatif

Arioso
Aria

Si l’intention de Puccini de « disséquer l’âme » se manifeste dans ses choix musicaux comme dans l’organisation dramaturgique de l’ensemble de l’opéra, elle est également portée par tout ce qui constitue ce livret : une intrigue très connue, souvent mise en scène, et en musique depuis Gozzi au XVIIIe siècle en passant par Schiller dont le texte a été traduit en italien ; et un parfum d’exotisme accompagné des clichés de la cruauté de la Chine ancienne avec référence implicite aux contes des Mille et une nuits… Et tout va par trois : les énigmes, les conseillers, les coups de gong, les Tartares (le prince Calaf, son père Timur et son esclave Liu), et par deux : Turandot/Calaf, ou l’intervention de Turandot qui divise l’opéra (qui comprend trois actes) en deux moments. Le jeu entre trois et deux établit une tension et une cohérence, prises en charge par la construction et par le déroulement de la musique.

Le cliché d’une Chine archaïque très cruelle sert délibérément l’intention de Puccini qui joue sur le déplacement dans l’espace et le temps pour faire passer l’audace de son propos (le rejeu mortifère d’un héritage criminel) – le recours à l’orientalisme invitant à modifier les points de vue convenus de manière critique (comme en a témoigné le succès de l’ouvrage de Montesquieu Les lettres persanes) pour mener sur le terrain de la prise de conscience….

Ce livret orientalisant associé immanquablement à des clichés permettait donc à Puccini de traiter des questions brûlantes d’actualité à dimension universelle – ce qui m’amène à poser la question : que savait-il des recherches psychanalytiques ? Quoi qu’il en soit, il a pressenti de manière remarquable l’importance de la phylogénèse dans les comportements de tout un chacun : ces traumatismes ancestraux non-élaborés qui ne cessent d’agir et d’entraver l’épanouissement personnel, cette liberté intérieure qui seule rend possible la rencontre de l’autre. A cette place primordiale donnée par Puccini aux traumatismes reçus en héritage, il faut ajouter le rôle du choc émotionnel qui annihile toute défense et fait office de révélateur, de déclencheur de la libération intérieure : en l’occurrence la torture suivie du suicide de Liu, qui refuse de livrer le secret du nom du prince pour lui épargner la mort. Ce geste tragique de désespoir associé à la ténacité de Calaf, à la force du désir de ce prince véritablement amoureux, finit par faire céder Turandot, la princesse de glace qui bouillonne d’un amour caché, secret… qu’elle gardait en elle et dont elle était prisonnière.

Avec cet opéra Turandot, Puccini a donc mis l’accent sur l’importance de lever les secrets (de famille) sur les crimes hérités, pour accéder à la pure joie de vivre, à la plénitude de l’être. L’énonciation de la vérité (des mots justes que la mise en musique si sensible et attentive au sens fait entendre) et le choc émotionnel (le cri de l’aïeule, le geste meurtrier de Liu) s’étayant mutuellement pour parvenir à cette fin rayonnante, la victoire de l’amour, de l’humanité sur la barbarie. Puccini envisageait une apothéose à l’instar de l’extase incarnée par Isolde à la fin de l’opéra de Wagner Tristan et Isolde.