max ernst l'ange du foyer ou le triomphe du surréalisme
Max Ernst L’ange du foyer ou le triomphe du surréalisme, 1937

L’ange du foyer ou le triomphe du surréalisme

Max Ernst (1891-1976), 1937 – collection particulière

Allégorie – titre humoristique

Référence à danse macabre

Peinture à l’huile, sans les expérimentations de collage, frottage

Contre-plongée – disproportions : géant fini dans un paysage infini

Cadrage : le personnage prend toute la place – paysage : ciel et nuages non menaçants – lumière à l‘horizon surbaissé

Couleurs : séductrices, variées, toutes les couleurs de l’arc en ciel (rouge, orangé, jaune, vert, bleu, violet, indigo)

Formes et lignes : courbes, acérées, mouvementées, déchirées, en zig-zag

Enigme : d’où vient ce monstre ? que fait-il ? que représente l’insecte vert qui s’accroche à ses côtés ?

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Pour quelles raisons cette huile sur toile de Max Ernst produit sur moi cet effet de bonheur ? D’ailleurs pas uniquement sur moi…

Je suis séduite par la puissance des mouvements, par la beauté des couleurs, par le cadrage en contre-plongée qui donne l’impression d’être sur le point de se trouver directement confronté à cette « force qui va » … et pourtant à première vue, pour la plupart des commentateurs, il s’agit de « la bête immonde » selon l’expression de Brecht (dans Arturo Ui en 1941), ce monstre fasciste et nazi qui broie tout sur son passage. D’ailleurs certains veulent voir la croix gammée dans les lignes de force de cette figure.

Certes, en général toute œuvre donne prise à une pluralité d’interprétations. En l’occurrence l’interprétation la plus courante de cette toile de Max Ernst, celle qui semble la plus évidente, est soutenue par le contexte de sa création : 1937, en pleine guerre d’Espagne, soit l’année de la destruction de Guernica par l’aviation militaire nazie. Max Ernst y dénoncerait donc la « bête immonde » du nazisme alors en train de répandre la mort en Europe. Entendu, mais s’il s’agit vraiment seulement de ce monstre destructeur, tout spectateur devrait détourner son regard pour ne pas être soupçonné de complaisance avec le fascisme… Donc, pourquoi le tableau est-il admiré ? pourquoi peut-on le considérer comme un chef-d’œuvre ?

Comme pour moi cette œuvre est très belle, je ne m’arrête pas à la représentation de la « bête immonde » : je m’efforce de comprendre d’où procèdent et la beauté de cette toile et l’effet de fascination qu’elle produit.

Avant d’interroger plus avant le titre donné par Max Ernst à cette œuvre, il est important de souligner une caractéristique de la facture : il s’agit d’une pure peinture à l’huile, dans la tradition qui s’est imposée au XVe siècle, donc sans autre technique que les modalités différentes de passer le pinceau, c’est-à-dire sans frottage, sans collage. Max Ernst ne déroge pas aux exigences de la peinture à l’huile comme s’il tenait à s’inscrire dans l’histoire de cette peinture à un moment de bouleversement des codes expérimenté par le mouvement Dada au cours de la Première Guerre mondiale, puis par le Surréalisme à partir des années 1920 (Le Manifeste du surréalisme est publié par André Breton en 1924).

Pour parvenir à comprendre ce qui produit la beauté de cette toile, je me suis interrogée sur le titre donné par Max Ernst : le titre est double, juxtaposant des registres très différents. En premier lieu, le registre de l’affectif, du familier : « L’ange du foyer » évoque la protection, la bienveillance, le saint protecteur, l’intime. Juxtaposé, l’autre registre est celui d’un mouvement de la peinture contemporain de l’œuvre connotant à la fois le collectif et une révolution dans l’histoire de l’art : le surréalisme. Que déduire de cette juxtaposition ? Peut-être tout simplement la volonté de Max Ernst de suggérer la nécessité de ne pas s’arrêter à la première lecture, mais de trouver une voie nouvelle d’interprétation : ne vous fiez pas à l’apparence, mais cherchez ce qui se cache derrière ce que vous voyez de manière évidente, indubitable. Ne restez pas aveuglé par le donné brut… « Cherchez et vous trouverez » …

Cette recherche que le peintre nous invite à effectuer ne peut s’appuyer que sur les éléments assemblés sur sa toile : cadre, formes, mouvements, couleurs, coups de pinceau, source lumineuse… Toutefois, cette recherche est guidée par l’incitation portée par le double titre, car cette mention verbale énigmatique, mais faisant directement référence au surréalisme, incite à adopter la démarche qui s’appuie sur « le travail du rêve » – le rêve, une dimension essentielle du mouvement surréaliste, est, comme l’a démontré Freud, soumis à une double approche car le récit du rêve n’est que la partie émergée, décente, admissible, de ce qui se joue en réalité dans le tréfonds de la vie psychique. Il y a donc le « récit manifeste », soit la représentation offerte et perçue du tableau – en l’occurrence « la bête immonde » -, qui n’est que le résultat d’une subtile et incohérente opération de censure visant à déguiser le « contenu latent » qui cherche ainsi à être exprimé.

Comment mettre en évidence le contenu latent ?

La voie royale est de décrypter les métaphores et leurs combinaisons en partant de ce qui est montré par le peintre et en s’appuyant sur la technique propre au travail du rêve (condensation, retournement en son contraire, déplacement d’accent).

/ Ainsi, sur la toile de Max Ernst, le paysage constitué d’une prairie verte qui s’étend jusqu’à une bordure lumineuse dessinée au loin évoque les étendues de lande bretonne, ce bout du monde (Finistère) : il s’agirait donc d’un paysage breton servant de terrain de piétinement à la « bête immonde », sans doute allusion à André Breton, le « pape » intransigeant, castrateur, tout puissant du mouvement surréaliste (voie sans issue…).

/ Ainsi, la palette des couleurs est celle de l’arc-en-ciel, ce qui provoque le plaisir esthétique éprouvé lors de la contemplation de cette toile : cette palette évoque tant la beauté dans toute sa splendeur que l’émerveillement suscité par tant de peintures à l’huile dans la culture occidentale … ; d’autre part, cette palette est la métaphore d’une autre forme de totalité (autre que le nazisme, ou même que le surréalisme voulu par Breton), celle de la lumière blanche constituée des sept couleurs de l’arc-en-ciel, or cette lumière irradie l’horizon de la toile ainsi que le ciel.

/ Ainsi, les lignes dynamiques, les mouvements puissants, impérieux, la mobilité des nuages, associés à l’importance des tracés en zig-zags – la seule ligne droite étant celle de l’horizon lumineux – semblent une simulation de l’errance, des efforts sans cesse réitérés de saisir, de retenir l’impalpable, le mouvant.

/ Ainsi, le cadrage d’un monstre coloré qui prend toute la place, donne l’impression de l’éclat d’un feu d’artifice qui occupe tout le champ de vision, proche de l’évocation du jaillissement de la jouissance physique, d’autant qu’il est montré en contre-plongée : le spectateur est invité à se jeter au cœur de ce qui fait la dynamique de la vie.

L’examen des techniques du travail du rêve permet d’étayer le décryptage des métaphores implicites du tableau.

La dynamique du geste de ce monstre qui trépigne de colère peut se lire comme un déplacement d’accent : l’insistance sur la colère vaut pour exprimer le refus tout autant que pour faire ressentir l’inépuisable force de la vie. Car l’accent porté sur le monstrueux, et le déplacement d’accent sur une forme colérique qui envahit tout l’horizon, est un témoignage de vitalité : l’élément important caché par ce déplacement d’accent concerne la dépense d’énergie, l’exubérance qui est trop souvent intolérable pour beaucoup…

Le titre donné par Max Ernst invite à examiner la technique du rêve qui consiste en renversement en son contraire : à la place de l’ange protecteur attendu il y a la représentation d’un monstre qui évoque le loup du Petit chaperon rouge, soit le faussaire, le trompeur qui abuse de la confiance, de l’innocence de l’enfant. Ce monstre qui remplit l’espace de la toile figure en définitive la puissance de désirer qui occupe tout l’horizon d’attente de tout un chacun à son insu, cette puissance de désirer qui est la source même de la vie de tout un chacun.

La double lecture suggérée par le double titre donné par Max Ernst incite donc à s’inspirer de la technique de décryptage des rêves : le récit manifeste cachant le contenu latent. En l’occurrence : le récit manifeste (la figuration évidente) décrit la « bête immonde » pour mettre en garde et s’en protéger ; tandis que le propos latent (qui se joue à l’insu du peintre sans doute) est l’émerveillement devant la puissance du désir, déconnecté de tout contexte politique, tout en appartenant à l’Histoire même de l’être humain.

Sous couvert de mettre en garde, de dénoncer la « bête immonde », avec des codes faciles à comprendre (la croix gammée, les dents et les extrémités des membres agressives, la violence destructrice), Max Ernst manifeste sa liberté de peindre ce qu’il veut, comme il veut, avec les moyens qui sont les siens : cadre, cadrage, formes, mouvements, couleurs, coups de pinceau, modalités d’étalage de la peinture. Il met ainsi en œuvre la puissance du désir qu’il fait ressentir de façon magistrale dans cette œuvre qui ne peut laisser indifférent.

La fascination provoquée par cette œuvre confirme les propos de Freud dans Das Unbehagen in der Kultur (Malaise dans la civilisation) en 1929 à propos de l’instinct de mort :

« C’est dans le sadisme, où il détourne à son profit la pulsion érotique, tout en donnant satisfaction entière au désir sexuel, que nous distinguons le plus clairement son essence et sa relation avec Eros. Mais lorsqu’il entre en scène sans propos sexuel, même dans l’accès le plus aveugle de rage destructrice [in der blindesten Zerstörungswut][1], on ne peut méconnaître que son assouvissement s’accompagne là encore d’un plaisir narcissique extraordinairement prononcé, en tant qu’il montre au Moi ses vœux anciens de toute-puissance réalisés. »[2]


[1] In Sigmund Freud, Gesammelte Werke, Werke aus den Jahren 1925-1931, Bd. XIV, Fischer Taschenbuch Verlag, Frackfurt am Main 1999, November 1999, p.480.

[2] PUF, traduction Ch. Et J.Odier, 1971, p.76-77.