Pourquoi la mort de Robert Badinter suscite une telle émotion ?

E.B. 12 février 2024

Robert Badinter est mort dans la nuit du 8 au 9 février 2024, âgé de 95 ans. Comme tout être humain, il n’était pas immortel …

Ce n’est pas une disparition accidentelle, mais naturelle, et pourtant elle bouleverse nombre d’entre nous, nombre de personnes de tous horizons, sauf celles d’extrême-droite et antisémites : ce que Robert Badinter incarnait a des chances d’être ressenti comme une lueur d’espoir dans un contexte général et mondial, de mise à mal des valeurs humanistes.

/ Sa figure

Robert Badinter, avocat, ministre de la Justice, président du Conseil constitutionnel, incarnait l’humanisme au sens plein du terme, car il mettait l’amour de la vie, sa préservation, son respect, au-dessus de tout, reconnaissant toutefois que la mort fait partie de la vie. Son combat pour faire abolir la peine de mort (l’abolition date du 30 septembre 1981) a été exemplaire : ses plaidoiries et son courage face à ceux qui le conspuaient en témoignent.

Les premiers hommages qui ont suivi l’annonce de sa disparition, le 9 février 2024, insistent sur la droiture de cet homme, sur la lumière qui émanait de lui : il irradiait non pas la simple bonté charitable mais la volonté tragique de vérité, gardant toujours une confiance inébranlable en l’avenir, car à ses yeux « tout homme peut devenir meilleur ». Ses prises de position étaient énoncées le plus souvent calmement mais parfois avec éclat (étant avocat il maîtrisait les effets d’un discours, avec rythme et poids des mots, modulations de la parole).

Robert Badinter s’inscrivait délibérément dans la lignée de Victor Hugo : tout lecteur du Dernier jour d’un condamné ou des Misérables reconnaît cet héritage. Oui, l’histoire de Jean Valjean est bien présente au cœur de son action, lui qui n’a cessé de soutenir que l’injustice produite par la société ne peut pas totalement pervertir un individu, car il reste toujours une part d’humanité, ce que Dostoïevski et Janacek mettent si bien en évidence dans Souvenirs de la maison des morts.

Mu par cette conviction humaniste, Robert Badinter n’était pas un homme de pouvoir, mais un professeur rigoureux et surtout un éveilleur de consciences.

/ Le contexte politique, géopolitique

Sa mort survient à un moment particulièrement désespérant de notre histoire, conséquence de la conjugaison de multiples composantes qui ne sont pas étrangères les unes aux autres : la guerre vengeresse, sauvage, intransigeante de Netanyahou contre le Hamas (certes qui vient de commettre un acte « terroriste » impardonnable le 7 octobre 2023), dont sont victimes les Palestiniens enfermés dans la bande de Gaza ; la guerre féroce de Poutine pour récupérer l’Ukraine (qu’il a commencé à envahir le 24 février 2022) au risque d’exacerber le nationalisme et de faciliter le triomphe d’un nouveau pouvoir totalitaire; les attaques des Houtis contre les navires de commerce en mer rouge ; la folie de Trump qui détruit tout respect des règles d’une société politique démocratique, qui préfère Poutine à l’affirmation des valeurs occidentales de liberté, de vérité, de respect des droits de l’homme ; l’autocensure du journalisme, avec en contrepoint morbide la quantité de journalistes victimes des guerres et du terrorisme, ou d’assassinats politiques commandités par des chefs d’Etat… Sans compter les mouvements de populations (les « migrants » au risque de leur vie) liés à la misère et aux nombreuses guerres civiles en Afrique, Amérique centrale, Asie. Sans compter avec l’agressivité de la Chine qui a elle aussi – à l’instar de Poutine ou de Trump – des visées impérialistes de domination pour être la première puissance mondiale. Et sans compter les conflits sanglants liés au commerce de la drogue… qui embrasent des Etats rivaux et déchirent le tissu social de bien des villes, tant en Occident que dans le reste du monde.

/ Le sursaut

Dans ce contexte accablant, retrouver et honorer la figure de la droiture chaleureuse, bienveillante, qui nous transmet un « message vital » (expression de Marc Dumont) a quelque chose de réconfortant : l’humanité n’est pas perdue, la vie vaut la peine d’être vécue.

La figure de Robert Badinter incarne la conviction que le « oui » à la vie est inséparable du respect de la dignité de l’individu ; qu’il est urgent de ne pas céder, de ne pas baisser les bras et de continuer à mettre tout en œuvre, fermement, sans violence, pour que la Justice sociale devienne une réalité dans l’ensemble du monde.

Il est donc indispensable, voire urgent, de relire les œuvres de Victor Hugo et de se documenter sur la vie et les combats de Robert Badinter, mort le jour anniversaire de l’arrestation (le 9 février 1943) de son père déporté à Sobibor et exterminé. Robert Badinter fut un des premiers à se rendre à Auschwitz en 1956, sur ce lieu devenu depuis le symbole de l’horreur absolue. Hommages, commémorations, inscriptions des noms des victimes sur d’immenses murs ne semblent pas suffire pour tarir l’antisémitisme ainsi que toute pulsion vengeresse : dans le contexte actuel, l’évocation de Robert Badinter pourrait être le flambeau de la lutte pour un monde de fraternité.

L’émotion suscitée par la disparition de Robert Badinter témoigne de cette attente d’un monde meilleur : tout n’est pas perdu, si nous savons garder, haut et fort, la perspective de l’efficience du flambeau de la Justice sociale, sans compromission ni corruption, mais avec une fermeté qui n’exclurait pas la souplesse (à l’opposé de l’idéologie violente et radicale de Lénine, reprise par Staline pour le plus grand malheur de l’humanité !). Un « Incorruptible » qui ne s’est pas trouvé emporté dans un tourbillon révolutionnaire et qui reste l’exemple de la probité et de l’intégrité dans la quête d’une vérité impossible à dévoiler entièrement. Car, comme Nietzsche l’a mis en valeur, la quête de la vérité intégrale est l’aspiration à un monde aseptisé, privé de désirs et de conflits – un monde étranger à toute forme d’enthousiasme.