Le 6 mars 2023 Elisabeth Brisson

Cette étude de Freud publiée en 1907 s’appuie sur la nouvelle de l’écrivain allemand contemporain Wilhelm Jansen, parue en 1903, intitulée « Gradiva. Fantaisie pompéienne ».

Il semble ce cette nouvelle ait été écrite pour lui tant elle valorise rêves et comportements inconscients.

Bas-relief grec du IVe siècle av. J.-C. Musée Chiaramonti, Vatican cote 644

Freud a acquis une copie

Le récit concerne le retour à la vie affective d’un jeune archéologue qui s’en était détourné en s’isolant, et en se réfugiant dans ses recherches… jusqu’au jour où il est happé par un bas-relief antique représentant une jeune femme en train de marcher avec une légèreté surprenante. Il n’a alors de cesse de la connaître, ce qui l’entraîne, sans que ce soit délibéré, jusqu’à Pompéi, paradigme de l’enfouissement du vivant à la suite d’une catastrophe. Et là, sous le soleil méditerranéen, son hallucination devient réalité quand son amie d’enfance, par hasard présente, comprend et se joue de lui en se substituant à la Gradiva fantasmée. Le jeune homme réalise alors qu’à son insu, il était animé par l’attirance pour cette amie, puisque le prénom qu’il avait donné à la femme du bas-relief était la traduction latine du nom de son amie : Zoé Bertgang, « celle qui resplendit en marchant ».

A ces comportements insolites du jeune archéologue, s’ajoutent des rêves inventés par le narrateur : Freud y a vu l’occasion de mettre à l’épreuve de la fiction sa Traumdeutung (publiée en 1900). Il démontre alors que les poètes ont compris que les récits de rêves ne servent qu’à traduire de puissants affects enfouis qui, impossibles à « dire », forcent le barrage de la décence sous un déguisement qui les rend méconnaissables, mais qui leur donne l’occasion de faire surface. Il introduit alors les notions de rêve manifeste (le récit) et de contenu latent (ce qui refait surface déguisé). Les péripéties du récit permettent donc à Freud de rappeler les règles de déchiffrement des rêves et de faire fonctionner les notions de refoulement, de symptôme et d’inconscient, de mettre en évidence leur efficacité heuristique.

Cette nouvelle poétique permettait donc à Freud de valider ses hypothèses sur l’inconscient et l’importance de la prendre en compte. Il pouvait par conséquent affirmer que la révolution qu’il a fait subir à l’humanité (à la suite de celle de Copernic et de celle de Darwin) consistait à théoriser ce qui inspire les poètes depuis toujours, c’est-à-dire les mystères et incohérences apparentes de la vie psychique, la métamorphose des forces obscures en élans resplendissants de vitalité.

Freud a subdivisé son étude en quatre parties, toujours soucieux de démontrer la validité des notions et concepts de la psychanalyse, en partant du matériau, des cas – l’expérience pratique primant la théorie, la démentant au besoin.

Dans la première partie il rappelle les éléments du roman, avec citations : le jeune archéologue qui s’est détourné de la vie réelle pour s’attacher aux restes antiques, et qui retrouve la vie affective réelle par le détour d’un bas-relief antique – « Que quelqu’un doive d’abord mourir afin de trouver la vie… ». Freud commence en soulignant qu’il a été intrigué par le fait qu’un poète invente des rêves : peut-il appliquer sa méthode à l’élaboration littéraire d’une fantaisie de l’imagination ? d’autant plus que beaucoup doutent que le rêve ait du sens, qu’il soit la simple réalisation d’un désir. Peut-on considérer le rêve, en particulier le rêve inventé, comme étant du ressort d’un processus psychique ? Freud tient alors à affirmer que la vie psychique n’est pas arbitraire, qu’elle répond à des lois !

Il commence alors la deuxième partie en justifiant sa première partie : la reprise de l’ensemble de la nouvelle, car pour analyser un rêve il est indispensable de connaître la vie, l’histoire de la personne, en premier lieu l’importance de l’oubli de souvenirs d’enfance érotiques, qui ont donc été refoulés. Il insiste sur le fait que le refoulement concerne le sentiment, ce qui n’est saisissable que par l’intermédiaire de représentation : en l’occurrence le refoulement du sentiment érotique lié à Zoe refoule aussi le souvenir de Zoe. Quand le relief antique réveille l’érotique refoulé, les souvenirs d’enfance deviennent actifs, mais la résistance à la pulsion érotique agit de manière inconsciente, et se traduit par le combat, à l’intérieur de la personne, entre le pouvoir de l’érotique et celui des forces refoulantes. De ce combat inconscient sort le « Wahn », le délire… le jeune homme croit la jeune fille vivante et la nomme Gradiva, il la voit marcher à sa manière si élégante.

Dans la nouvelle l’évolution du « Wahn » est étayée par un rêve qui n’est pas causé par un nouvel événement : le jeune archéologue voit Gradiva à Pompéi le jour de la catastrophe, juste avant qu’elle ne soit recouverte de cendre, et qu’elle ne devienne pierre. Freud rappelle alors deux règles fondamentales : le rêve se relie à l’activité de la veille, et quand il laisse longtemps la croyance en la réalité des images, il y a vraiment réalité. Le rêve apprend donc au rêveur que celle qu’il recherche habite la même ville et qu’elle lui est contemporaine. Freud insiste sur la complexité d’un rêve : donc, pour le déchiffrer il est indispensable de prendre en compte chacun de ses éléments. Et d’admette que l’angoisse dans un rêve n’est que l’expression d’un affect sexuel, refoulé : autrement dit, dans le rêve l’angoisse remplace la pression sexuelle. Ainsi, analysé à partir de chacune de ses composantes, le rêve mène à la connaissance de l’inconscient.

Dans la troisième partie Freud s’intéresse à un autre rêve, celui au cours duquel Apollon enlève Vénus. Et il démontre que le voyage n’est qu’une fuite devant la résurgence de l’amour – fuite contre ce que le rêve fait comprendre … fuir son érotisme. A la fin de cette partie, Freud souligne l’ambigüité des mots : leur double sens qui entraîne malentendus, et avec lequel joue le récit manifeste d’un rêve, compromis entre le conscient et l’inconscient.

Dans la quatrième partie, Freud s’interroge sur les analogies du processus de guérison de la démarche psychanalytique et de l’imagination poétique. Il compare le transfert (l’amour pour le médecin) et la renaissance du sentiment, la reconnaissance de la pulsion sexuelle et de son accomplissement dans l’amour, ce qui est mis en scène par le poète. Freud arrive à la conclusion que, de manière différente, mais au même titre que la fiction sortie de l’imagination d’un écrivain, la démarche psychanalytique aboutit à la libération de l’amour refoulé, qui avait trouvé un compromis dans le symptôme (inhibant la personne, l’isolant des autres).