« Il faut certes avoir du chaos en soi pour accoucher d’une étoile dansante. »

« Man muss noch Chaos in sich haben, um einen tanzenden Stern gebären zu können.

Nietzsche (1844-1900), Also sprach Zarathoustra (0021 :15), Bd. 1, Chemnitz 1883

Nietzsche, Friedrich: Also sprach Zarathustra. [Bd. 1]. Chemnitz, 1883.[1]

Nietzsche vers 1875

Pour Nietzsche, par m’intermédiaire de Zarathoustra, le chaos serait la métaphore de la puissance qui libère « de ce qui entrave la faculté créatrice de l’être humain, des idéaux à la tradition en passant par la morale. »[2]

Dans notre culture occidentale le chaos représente ce qu’il est impossible de figer. Trop violent, cataclysmique, il évoque ce qui s’agite de manière en apparence incohérente, ce qui provoque et entretient la confusion, le désordre intégral mortifère, ce qui est de l’ordre du délire ou de la folie. Le chaos est alors posé comme le contraire radical de la lumière stellaire, légère et bienveillante, évocatrice d’une danseuse à la démarche gracieuse.

Cette injonction de Nietzsche suscite de multiples résonances tant poétiques que visuelles ou sonores, quand elle ne rebute pas par son contraste trop cru entre la noirceur terrifiante et l’éclat lumineux réconfortant. Nombre de philosophes et apprentis philosophes ont développé les implications de cette phrase, comme en témoignent les nombreuses références et interprétations postées sur Google…

Ma devise

Certes. Face à cette profusion je ne cherche pas à ajouter de commentaire supplémentaire d’ordre général. Mon intention est seulement de souligner que cette phrase de Zarathoustra m’accompagne depuis ma jeunesse ; qu’elle me sert en quelque sorte de devise. Il me semble que, pour moi, elle est devenue l’emblème de ce que je me sens être. Comme si elle soutenait mes velléités créatrices…, comme si elle justifiait mon incohérence apparente, mon attitude de questionnement permanent.

Oui, je n’ai pas de certitudes blindées, même si je suis guidée par des valeurs très fermes, en premier lieu la recherche de vérité qui ne serait pas histoire figée rendant impossible tout mouvement, mais spirale de réflexions, attention à l’autre dans sa singularité, son unicité. Je possède un goût affirmé pour les associations d’idées, pour les rapprochements qui semblent incohérents, voire absurdes ; ainsi qu’une aspiration lancinante à la légèreté de la pensée, à la simplicité de l’expression (loin du simplisme, du trivial, du convenu), à l’émerveillement suscité par la nouveauté, par la découverte de l’inconnu.

Le chaos m’évoque l’inconscient

Au cœur de mes réflexions, je constate avant tout que la référence au chaos utilisée par Nietzsche m’évoque l’inconscient, ce qui s’y trame, ce qui y grenouille, ce qui s’y trouve tapi, retranché, souterrain, hors de toute prise ou emprise de la raison, dérobé aux regards à l’instar de l’Enfer de Dante (pourtant l’innovation de Dante au début du XIVe siècle est d’avoir ordonné le chaos infernal en rationalisant les peines en fonction des fautes commises ! d’avoir mis de l’ordre dans le chaos… or il se trouve que chacun des trois chants se termine par « stelle », la présence de l’étoile qui brille…).

Chaos, tohu-bohu, remue-ménage, panique mise en scène dans la forêt terrifiante du Blanche-Neige de Wall Disney : mouvements, bruits, cris, éruptions, heurts, carambolages… pour moi, le chaos n’a rien à voir avec le vide originel de la mythologie grecque, mais il est lié aux ténèbres épaisses dans lesquelles tout objet, tout individu se perd, devient indiscernable, fondu avec le reste au milieu de boues et de fanges, dans un lieu hanté d’esprits maléfiques, inquiétants – tel celui mis en musique par Schumann dans la pièce n°4 des 9 Scènes de la forêt, « Verrufene Stelle » (Lieu maudit) portant en exergue une courte poésie fantastique de F. Hebbel, évocation d’une fleur rouge qui se différencie des autres fleurs blafardes comme la mort, non parce que le soleil l’embrase, mais parce qu’elle s’abreuve du sang humain dont la terre regorge…

J’entends donc dans cette injonction de Nietzsche, qu’il est indispensable de respecter ce désordre intérieur, cette obscurité inhérente à l’être et épaisse de plusieurs siècles, si ce n’est de toute l’accumulation de l’histoire de l’humanité, cette inquiétude foncière, cette errance tous azimuts…, ce rejet de tout entrave, condition indispensable pour que puisse émerger du nouveau, de l’inédit, de l’inouï, telle une étincelle de lumière merveilleuse, mobile, légère, joyeuse qui volète au-dessus de l’abîme à l’instar des illustrations de Botticelli (1445-1510) pour les derniers Chants du Paradis de Dante.

Botticelli, chant 30 du Paradis de Dante, vers 1490

Nietzsche incite tout simplement à établir un lien entre ce qui se joue dans l’inconscient et ce qui manifeste la force créatrice d’un individu, son feu intérieur.

Bien que l’inconscient soit hors de la portée de la raison, il faut reconnaître qu’il est à l’origine de toutes les productions psychiques qui échappent au contrôle du conscient : actes manqués, lapsus, jeux de mots, rêves, cauchemars. Comme cette célèbre eau-forte de Goya en porte témoignage :

Francisco de Goya, El sueno de la razon produce monstruos (Le sommeil de la raison engendre des monstres), n°43 des 80 gravures des Los caprichos – eau-forte – 1799

Prendre en compte, entendre les manifestations intempestives de l’inconscient au lieu de se laisser terrasser par elles, accepter sans honte ni sentiment de culpabilité qu’il s’agît le plus souvent de monstruosités, permet de se dégager de l’emprise du prêt-à-penser véhiculé par toute religion ou toute idéologie partisane ou encore par tout conformisme social (« ça ne se dit pas » ; il faut confesser tes « mauvaises pensées » ; « t’es pas bien de faire ça ! », « N’t’y penses pas, quand même ! » ; etc.).

Avoir du chaos en soi n’a rien à voir avec une quelconque folie inhibante

Avoir du chaos en soi est une façon de se délier des embrigadements, de se débarrasser des échafaudages fictifs, artificiels, décoratifs établis comme supports à l’inanité, au vide de nos pensées. C’est accepter de vivre dans l’imprévu, d’avoir une fenêtre grande ouverte sur l’inconnu. Je pense évidemment au poème de Baudelaire Le Voyage [3]et particulièrement à ses dernières strophes :

VIII

Ô Mort, vieux capitaine, il est temps ! levons l’ancre !
Ce pays nous ennuie, ô Mort ! Appareillons !
Si le ciel et la mer sont noirs comme de l’encre,
Nos cœurs que tu connais sont remplis de rayons !


Verse-nous ton poison pour qu’il nous réconforte !
Nous voulons, tant ce feu nous brûle le cerveau,
Plonger au fond du gouffre, Enfer ou Ciel, qu’importe ?
Au fond de l’Inconnu pour trouver du nouveau !

Je pense également à plusieurs toiles de Pierre Bonnard, avec ces fenêtres ouvertes sur une vision inondée par la lumière de la joie de vivre :

L’atelier au mimosa, hiver 1939-octobre 1946 (Paris, Musée national d’Art moderne, Centre Pompidou). Sous l’effet d’un télescopage presque féérique, il n’y a plus d’intérieur et d’extérieur, le jaune éclatant des fleurs illumine la verrière tel un rayon de soleil qui filtre à travers un vitrail.

La fenêtre ouverte, 1921, Washington, D.C., The Phillips Collection

Salle à manger à la campagne, 1913 – Minneapolis

Van Gogh

Le peintre emblématique de ce lien entre chaos intérieur et étoiles dansantes n’est autre que Vincent van Gogh (1853-1890) qui en proie aux effets terrifiants de démons intérieurs (délire, crise de nerfs) fut interné un moment dans un asile, sans pour autant entraver sa puissance créatrice…[4]

Vincent Van Gogh, La nuit étoilée, 1888, Musée d’Orsay, Paris

Vincent van Gogh, La nuit étoilée, 1889, MoMA, New York

L’enthousiasme dionysiaque

Toujours du côté des forces obscures, je pense que le chaos a également à voir avec le dionysiaque, ce délire enthousiaste, débordement d’énergie qui entraîne dans l’inconnu non sans violence, mais qui est expression du triomphe de la joie de vivre, du plaisir de s’enivrer « de vin, de poésie ou de vertu » selon l’injonction de Baudelaire à la fin de son poème en prose « Enivrez-vous » (XXXIII du Le spleen de Paris) – poème qui suit Le Thyrse (dédié « A Franz Liszt »), cet emblème dionysiaque, et qui fait écho aux cinq poèmes des Fleurs du mal réunis sous le titre Le VinL’Âme du vin, Le Vin des chiffonniers, Le Vin de l’assassin, Le Vin du solitaire, Le Vin des amants.

Avant Baudelaire, pensons peut-être d’abord aux Bacchantes d’Euripide, pièce de théâtre antique (représentée à Corinthe en 405 av. n. è) qui met en scène les effets tragiques et mortifères du refus de reconnaître l’irruption libératrice de Dionysos… Depuis Euripide et la mythologie antique, il s’avère que cette exubérance festive intempestive suscite au plus haut point la création artistique depuis l’Antiquité, Antoine Bourdelle (1861-1929) en étant un témoignage éclatant au début du XXe siècle, dans la « sauvagerie » de cette moderne idole (selon le cartel du musée Bourdelle).

Bacchante aux raisins, grande version 1907, plâtre polychrome

Nietzsche a d’ailleurs érigé Dionysos en concept esthétique opposé à Apollon pour évoquer l’ivresse créatrice débordante face à la mesure, à l’équilibre et à la stabilité de la beauté froide.

La Genèse

Que la référence au chaos soit indissociable de l’acte de création, la culture chrétienne issue de la Genèse biblique en est imprégnée, comme le met en scène le geste inaugural du Créateur qui fait advenir la lumière avant de la séparer des ténèbres :

01 AU COMMENCEMENT, Dieu créa le ciel et la terre.

02 La terre était informe et vide, les ténèbres étaient au-dessus de l’abîme et le souffle de Dieu planait au-dessus des eaux.

03 Dieu dit : « Que la lumière soit. » Et la lumière fut.

04 Dieu vit que la lumière était bonne, et Dieu sépara la lumière des ténèbres.

05 Dieu appela la lumière « jour », il appela les ténèbres « nuit ». Il y eut un soir, il y eut un matin : premier jour.

De cette référence devenue un véritable cliché qui modèle les sensibilités, le compositeur Joseph Haydn (1732-1809) a laissé un témoignage éclatant dans son oratorio La Création, créé à Vienne en 1798. La mise en musique y commence par une présentation sonore du chaos qui suit le récit de la Genèse. Ce prélude est conçu en tonalité mineure (ut mineur), dans un tempo lent (Largo), les phrases musicales étant suspendues, donc sans être achevées par la cadence conclusive attendue (alors dans l’harmonie tonale) : ce n’est qu’au moment où Dieu fait advenir la lumière que l’orchestre éclate fortissimo dans une modulation soudaine en ut majeur affirmée par une cadence tonale, rassurante par sa fermeté et sa stabilité.

Le chaos intérieur qu’il soit subi, éprouvé, assumé, reconnu, est bien une promesse de lumière éclatante pour celui qui ne le craint pas, ne le fuit pas. Déliaison de toute pesanteur héritée pour se concilier avec son être singulier et ajouter à l’émerveillement de la vie. Et se projeter dans une création en adéquation avec les dons spécifiques dont chacun dispose.


[1] URN:urn:nbn:de:kobv:b4-200905194290
Titel:Also sprach Zarathustra
Untertitel:Ein Buch für Alle und Keinen
Autor/in:Friedrich Nietzsche (GNDWikipediaADB/NDB)
Erscheinungsjahr:1883
Verlag/Drucker:Schmeitzner
Ort:Chemnitz
Band:[1] (Bd. 1 von 4)
Auflage:1. Auflage
Bibliothek:Staatsbibliothek zu Berlin – Preußischer Kulturbesitz
Signatur:SBB-PK, 19 ZZ 10200-1/3

Man muss noch Chaos in sich haben, um einen tanzenden Stern gebären zu können.

[2] In Le Monde, 28 mars 2024, l’article « Chaos » de Gaëtan Supertino.

[3] Le dernier poème de l’édition de 1861 des Fleurs du mal.

[4] L’exposition du 3 octobre 2023 au 4 février 2024, Van Gogh à Auvers-sur-Oise, Les derniers mois, au Musée d’Orsay à Paris, en témoigne de façon magistrale. Après un séjour d’un an dans un hospice pour aliénés à Saint-Rémy-de-Provence, où il s’était fait interner volontairement après plusieurs crises d’incohérence mentale, Van Gogh s’est installé dans cette petite ville le 17 mai 1890 : en 70 jours il y a peint 74 tableaux et réalisé de nombreux dessins, avant de se tirer une balle de révolver le 27 juillet 1890 (il meurt le 29 juillet).