Par Elisabeth Brisson, le 3 octobre 2022

« A l’instar des expérimentateurs [dans leurs laboratoires…] les artistes sont des producteurs d’anticipations, ils pratiquent l’écho inversé, ils élaborent le cadre imaginaire que les événements attendent pour se produire, sans en avoir encore l’intelligibilité. »

Michel Thevoz dans Hans Holbein / Maniérisme, anamorphose, parallaxe, postmodernité, etc., Studiolo, L’Atelier contemporain, mai 2022, p.157.

C’est la même idée que celle de Proust qui dit que les Quatuors de Beethoven ont créé leur propre postérité : les œuvres d’art forgent des sensibilités ignorées jusque-là ; elles jouent donc un rôle primordial dans l’évolution des sociétés et dans l’avènement d’événements jusque-là impossible à imaginer.

Donc, si les œuvres d’art créent leur propre postérité, Michel Thévoz ajoute qu’elles contribuent à l’avènement de nouvelles manières de sentir, de penser : les cadres de l’imaginaire sont modifiés et permettent de susciter et d’accueillir de nouveaux événements.

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Gustave Courbet, 1848

Gustave Courbet, Homme en blouse debout sur une barricade, Projet de frontispice pour le Salut public, journal publié par Baudelaire (2 numéros, 27 février et 2 mars 1848) – Paris, Musée Carnavalet

/ Les créateurs anticipent – ils créent les conditions de possibilité de l’émergence du vraiment nouveau

Souvent, il s’agit d’anticipations tragiques.

Mises en garde ? ou levée de l’inhibition, du refoulement, cette dynamique qui empêche les débordements de l’inconscient, ce qui fonde la civilisation, ce qui la rend possible (comme le spécifie Freud en particulier dans Malaise dans la civilisation)?

Les gravures et peintures sur les malheurs de la guerre de Jacques Callot (17e siècle), de Goya (18e siècle), de Picasso, de Max Ernst rendent compte, dénoncent, mettent en garde, anticipent cette levée du refoulement qui ouvre la voie à « la bête immonde » ? Je constate toujours avec stupeur que ces œuvres (comme celles de Kafka, de Brecht et avant même de Molière par exemple) n’empêchent pas les catastrophes de se produire, n’arrêtent pas la pulsion destructrice des humains. Elles participeraient à cette levée du refoulement ? Apportant de surcroît le supplément de jouissance lié à la transgression ?

Je me demande toujours en quoi ces œuvres témoins de catastrophes présentes ou à venir participent à la beauté du monde, sont des œuvres d’art, donc « admirables ». Leur facture (formes, lignes, volumes, couleurs, dynamiques, style) prime sur leur contenu : elle touche, éveille des sensations de plaisir qui précèdent la mise en mots, explications, concepts – c’est-à-dire que la facture est en prise directe avec l’inconscient, avec le non-maîtrisé par la raison : elle saisit tout l’être, elle suscite de l’émotion, elle bouleverse, elle ne laisse pas indifférent.

/ Max Ernst

Si je prends l’exemple de L’ange du foyer ou le triomphe du surréalisme de Max Ernst ?

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Max Ernst, L’ange du foyer, 1937, Collection particulière

Pourquoi cet effet, cette façon de retenir l’attention, de sidérer alors qu’il s’agit d’un être monstrueux, destructeur ? Les critiques ne relèvent que 1937 et la guerre d’Espagne sans prendre la peine de mettre en évidence les caractéristiques artistiques du tableau : la force saisissante du mouvement (lignes qui s’envolent dans des directions en tension), la beauté des couleurs (arc-en-ciel et sa résolution dans la lumière blanche), le surgissement de ce monstre qui occupe tout le champ visuel, tout l’espace, donc association du soudain et du cadre, ce qui évoque le « Unheimlich », le secrètement familier. Max Ernst anticipe sur la nécessité de renouer avec la violence pour contrer la violation des droits humains : il incite à la résistance violente, ébranlant les certitudes en s’adressant à la profondeur de notre être par ses choix artistiques (cadre, contre-champ, couleurs de l’arc-en-ciel, horizon lumineux, dynamiques des lignes, violence des gestes et du choc des couleurs). Une œuvre coup-de-poing qui n’est pas du ressort de la description mais de l’incitation à agir, à réagir, à être entraîné dans la dynamique de la résistance au surgissement de l’innommable. Pas seulement en 1937, mais ontologiquement : dans la conception même de ce qu’est l’être humain (nature ? essence ?).

/ Brueghel

Et La chute des anges rebelles de Brueghel (1562) ?

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Brueghel, La chute des anges rebelles, 1562 – Musée des Beaux-Arts, Bruxelles

Ce tableau représente la lutte du bien et du mal ? Ou bien il souligne une tension entre les lignes courbes des anges entourant la perfection de l’astre solaire et l’imbroglio de couleurs chaudes difficile à démêler qui occupe les deux-tiers du tableau ? Contraste saisissant de lignes, de couleurs, de lumières dans un ensemble dominé par la dynamique de mouvements violents (expulsion, piétinement, manifestation du triomphe). Ce tableau touche car il met devant les yeux, sans discours rationnel, la représentation du clivage inhérent à l’être humain, pris entre le désir de pureté et la puissance des forces obscures, entre le conscient lumineux et l’inconscient opaque et terrifiant. Un tableau qui joue le rôle de miroir de l’être humain, en insistant sur sa nature duelle, sur le clivage, sur sa division.

Ces deux exemples s’appuient sur des œuvres qui ont anticipé d’âpres conflits (Résistance, Guerres de religion) : mises en garde ou réassurances ? La nécessité de prendre en compte cette tension, incarnée par la figure de Faust depuis son apparition au début du XVIe siècle, à la fois ange et démon.

/ Baudelaire

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Gustave Courbet, Portrait de Charles Baudelaire, 1848 – Musée Fabre, Montpellier

Le poème en prose de Baudelaire dans le Spleen de Paris, « Les tentations ou Eros, Plutus et la Gloire » (le XXIe), met en scène cette tension inhérente à la condition humaine. Baudelaire choisit de décrire trois figures fantastiques qui surgissent devant le narrateur endormi. Il insiste dès l’introduction sur la dimension de la confusion et sur celle de l’inversion : le narrateur confond avec des dieux « Deux superbes Satans et une Diablesse » faisant une apparition « sulfureuse », dans une odeur qui connote directement les Enfers : il a été abusé par l’attitude impérieuse de ces figures démoniaques.

Cette introduction paradoxale évoque le cauchemar, or le rêveur n’éprouve aucune frayeur, pourtant il ne se trouve pas dans le pays des rêves, mais dans un monde de séductions inquiétantes, l’envers même de ce qui est attendu du rêve…

Et, contre toute attente, le rêve enrobé de toutes sortes de visions fantastiques et séductrices présente un rêveur qui s’oppose à toutes les tentations qui lui sont présentées (pénétrer et éjaculer sans cesse ; être riche ; avoir une renommée universelle) : il préfère renoncer aux séductions plutôt que de passer un pacte avec le diable, plutôt que de devoir sa fortune à l’exploitation de toutes les misères du monde et plutôt que de prostituer sa force créatrice…. Renoncement que le narrateur, une fois réveillé, regrette : « En vérité, me dis-je, il fallait que je fusse bien lourdement assoupi pour montrer de tels scrupules. Ah ! s’ils pouvaient revenir pendant que je suis éveillé, je ne ferais pas tant le délicat ! » / Et je les invoquai à haute voix, les suppliant de me pardonner, leur offrant de me déshonorer aussi souvent qu’il le faudrait pour mériter leurs faveurs ; mais je les avais sans doute fortement offensés, car ils ne sont jamais revenus. »

Dans cette atmosphère onirique fantastique, le style poétique – donc la poésie – accentue cette confusion des genres et cette inversion de situation (mise en acte et expression du clivage) en multipliant les oxymores, alliages de termes antinomiques : la « splendeur sulfureuse », les « insectes musqués » qui « s’illuminent », la « beauté » associée aux « ruines », « Buvez, ceci est mon sang, un parfait cordial » ou la « virago séduisante ». Et, sous l’aspect anodin de rencontre dialoguée avec chacun des trois tentateurs, émergent les références implicites au Christ face au tentateur et à Faust acceptant de signer un pacte de sang avec le Diable. Les références à la culture occidentale, chrétienne, pesant de tout leur poids de surmoi abondent … : Bacchus et l’ivresse sous l’aspect des ivrognes, le « serpent langoureux aux yeux de braises », le violon diabolique de Paganini, les trompettes de la renommée, l’écho sonore que se propose d’être Victor Hugo le poète, Prométhée le créateur d’une humanité nouvelle, Pygmalion qui sculpte son amoureuse pour qu’elle corresponde à son désir, ETA Hoffmann et ses contes fantastiques, Le roi des Aulnes de Goethe, capitalisme et misère du monde, etc.

Dans ce poème en prose débordant de vitalité (par le style, par les images poétiques, par le rythme rapide des échanges, par la profusion des symboles), Baudelaire met en scène la dynamique de l’inconscient qu’il faut accepter dans tout ce qu’il offre, même si la « bien-pensence » ne peut qu’en être troublée. Il signifie également que la volonté consciente n’a aucune prise sur la fantaisie blasphématoire et salace de l’inconscient : le rêveur ne fait que satisfaire ses désirs les moins avouables en toute sécurité.

Comme si Baudelaire avait rendu possible l’émergence de la psychanalyse, cette mise en forme de ce que dramaturges (Shakespeare), peintres (Brueghel, Goya), musiciens (Mozart, Wagner) avaient pressenti et mis en « œuvres » chacun à sa manière.

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Annexes pour « les Tentations » de Baudelaire

/ Symboles :

  • Escalier mystérieux des enfers = référence à Dante et à Piranèse = moyen de passer d’un registre de l’être à un autre
  • Bacchus : ventru ; chaîne d’or rompue (il délie les êtres) = celui qui énivre, libère des carcans de la morale
  • Le serpent langoureux aux yeux de braise = allusion au tentateur du péché originel
  • Instruments de torture et de mise à mort = inquisition qui pourchasse hérétiques et blasphémateurs, punir le sacrilège = conserver une certaine idée du sacré
  • Violon : instrument qui provoque l’émotion, associé aux nuits de sabbat (des sorcières) violon du diable, Paganini
  • Ongles de pieds, brillants, polis, pierres précieuses
  • Le sculpteur des âmes = le diable
  • T’oublier dans autrui : = la pénétration et l’éjaculation
  • Coutellerie, fioles équivoques = le diable
  • Tatouage = représente toutes les misères du monde
  • Formes nombreuses de la misère universelle
  • Marionnette métallique = fantastique d’ETA Hoffmann
  • Echo sonore = le poète pour Victor Hugo
  • Trompettes de la renommée, et fausse gloire
  • Offense = pardonner les offenses

/ Comparaisons :

  • les yeux du premier Satan au sexe ambigu ressemblent à des « violettes chargées encore des lourdes pluies de l’orage »
  • « Buvez, ceci est mon sang, un parfait cordial » = sur les fioles de Satan = blasphème
  • Le rire imbécile des ivrognes
  • Vieilles femmes « dont la beauté garde la magie pénétrante des ruines »
  • La voix des ivrognes – contralto

/ Odeurs 

– souffre

– parfumeries,

– musc ;

– beauté délicate et parfumée