De l’angoisse de la castration à la femme fatale : la sublimation par l’art

Lucien Lévy-Dhurmer (1865-1953) Méduse ou vague furieuse (1897), fusain et pastel sur papier

EB 10 mai 2023

Entre Vague furieuse et La Coquille

Lorsque, lors de l’exposition Pastels du Musée d’Orsay (printemps 2023), j’ai aperçu le fusain et pastel de Lévy-Dhurmer, Méduse, dit aussi Vague furieuse (1897), j’ai éprouvé une vive émotion, presque une fascination pour ce visage de femme, « en plein écran », émergeant subitement d’une puissante vague, entouré de plantes marines, certaines se métamorphosant en flammes, tandis que l’écume blanc bleuté comme les yeux de la femme se teinte de sang – une beauté éperdue confrontée à la violence des éléments. Dans une première version de tentative de description de ce pastel j’écrivais que je voyais un visage limpide comme l’eau, émergeant d’un milieu hostile, mais entouré de douces couleurs, dont certaines évoquent le côté sanguinolant d’un combat douloureux… et, alors que j’étais en train d’écrire, il m’a semblé que je décrivais une naissance, l’apparition d’un visage cherchant à se dégager de ce qui l’oppresse pour accéder à l’air libre. Pour comparer mon impression avec une interprétation « officielle », j’ai relu le cartel du musée qui insiste sur « la terreur et le désespoir d’une créature sur le point d’être engloutie par les flots, sous les algues et le corail. Les mains crispées par les convulsions, son sang se mêle aux rouleaux qui déferlent, alors que son visage gris semble se pétrifier (…). Vision d’une mutation : passage de l’état d’un être humain à celui de monstre ou … passage de la vie à la mort. » Quelle que soit l’interprétation, fantastique ou naturaliste, il est donc toujours question de « passage » dans un milieu hostile, de changement d’état, de métamorphose, de bouleversement brutal concernant un individu oscillant entre victime et monstre, en lutte pour sa survie alors qu’il se trouve au bord de l’abime confronté à la mort.

Par glissement associatif impulsé par le thème de la naissance, je pense au tableau de Gustave Courbet L’origine du monde : en regardant ce gros plan sur un sexe féminin, je suis frappée par la volupté du rendu de la peau, sa souplesse, sa couleur chaleureuse, par l’abandon lascif de ce corps en partie dénudé dans une atmosphère sereine et calme… un sexe offert en toute quiétude…, et pourtant, ce tableau a une histoire trouble et chaotique : il est longtemps resté caché, hors de portée de vue, dans un jeu de « montré/caché » très érotique, si ce n’est pervers, destiné à des « initiés »… sous l’égide du psychanalyste Jacques Lacan…

Cette représentation directe du sexe féminin offert en toute innocence et en toute impudeur m’incite à mettre ce tableau en regard de celui d’Odilon Redon intitulé La Coquille, métaphore ravissante évoquant ce même sexe, d’une couleur rose exquise cernée de noir, posée sur un fond multicolore mat mettant en valeur la splendeur brillante du coquillage.

Odilon Redon (1840-1916), La Coquille, 1912, pastel sur papier

Entre ces deux représentations, le contraste est radical : l’une montre directement, ce qui entraîne une réaction de répulsion, pendant que l’autre suggère, ce qui suscite un secret plaisir. Et pourtant il s’agit de la même réalité qui dévoile la différence des sexes provoquant tout autant fascination et jouissance que fuite éperdue, refus de voir, particulièrement chez les individus de genre masculin, le plus souvent totalement affolés par cette vision : ils y débusquent le reflet de leur angoisse de castration. Cet effroi a déjà été souligné par Freud dans un texte très court sur la tête de Méduse (rédigé en 1922, publié posthume en 1940, GW 1941, t. XVII, p.47-48) : Das Medusenhaupt, texte dans lequel il met en relation la fuite du diable devant la vulve de la femme en citant Rabelais, et la pétrification provoquée par la vision de la tête coupée de Méduse symbolisant l’érection rassurante pour l’individu masculin. Dans un autre texte Die endliche und unendliche Analyse (Fin de l’analyse et analyse sans fin) (1937, t.XVI, œuvres entre 1932 et 1939, pp.59-99), Freud met en évidence que tout individu se heurte à la donnée biologique incontournable de la différence des sexes, ce qu’il désigne par le terme « Fels » soit « roc », butée difficile à concevoir, à admettre qui se manifeste chez la femme par le « Penisneid » (l’envie du pénis) et chez l’homme par l’angoisse de castration.

Tête de Méduse, répulsive et apotropaïque

Source d’effroi le plus radical pour tout individu masculin, la représentation de la tête coupée de Méduse a été très utilisée au cours de l’Antiquité gréco-romaine – masque, acrotère, peintures sur vases – pour mettre en garde contre la séduction, ou pour repousser l’ennemi, comme en témoigne sa présence sur l’égide d’Athéna ou sur son bouclier : regarder cette tête entraîne la pétrification, c’est-à-dire que tout en stoppant l’agresseur elle procure une érection rassurante.

Athéna

Cette tête expressive et passionnée, entourée de serpents qui se contorsionnent, a inspiré de nombreux peintres : Le Caravage (1597), Pierre Paul Rubens (1617-1618), jusqu’à servir de prétexte à la représentation de la femme fatale, figure séductrice par excellence, pour la plus grande jubilation de l’artiste, si ce n’est pour sa plus grande jouissance. La parenté viennoise de la Méduse de Böcklin (vers 1890) et de la Judith tenant la tête d’Holopherne (1901) de Klimt est troublante.

La propension développée à la fin du XIXe siècle de représenter la femme fatale culmine avec Salomé, figure séductrice et monstrueuse construite par Oscar Wilde (1854-1900) dans sa tragédie écrite en français en 1891 et rendue musicalement incandescente et scandaleuse par Richard Strauss (1864-1949) dans son opéra créé en 1905 : fidèle au texte d’Oscar Wilde, il n’hésite pas à montrer Salomé chantant et embrassant la tête coupée de Jean-Baptiste – l’horreur absolue ! Le roi Hérode ordonne : « Tuez cette femme ! » – cette femme hystérique qui met en scène son angoisse la plus profonde : celle de la castration.

Oscar Wilde, Salomé

Méduse / Médée

Le glissement de Méduse à la femme fatale passe également par une association à Médée, cette autre femme puissante car magicienne, capable de toute forme de crime… Le rapprochement entre Médée, métaphore de l’inconscient[1], et Méduse, métaphore de l’angoisse de la castration et de la différence des sexes, donc métonymie de cet inconscient, m’incite à mettre en évidence le rôle de sublimation de l’art : l’art rend tolérable, supportable, l’indicible, le caché, ce qui ne peut être dit, mais qui ne peut être tu suivant la formule de Victor Hugo à propos de la musique qui « exprime ce qui ne peut être dit et ce sur quoi il est impossible de rester silencieux » – en l’occurrence la fascination érotique pour l’origine de la vie, la répulsion protégeant de la punition de la pulsion scopique et auditive, ainsi que l’angoisse de castration. Si le regard se détourne en apercevant le tableau de Courbet, il s’illumine devant La Coquille de Redon et s’inquiète devant la Vague furieuse, tandis que l’émotion la plus bouleversante s’empare de l’auditeur écoutant Médée de Charpentier (1693) ou celle de Cherubini (1797) tout comme l’opéra Salomé de Richard Strauss (1905).

De même si le cri inhumain, d’outre-tombe prêté à Méduse, fait fuir en suscitant une extrême panique (même Ulysse dans sa descente aux Enfers craint de l’entendre), la danse des sept voiles, prélude à la décapitation de Jean-Baptiste, ou le chant d’amour de Salomé embrassant la tête coupée, retiennent le souffle de l’auditeur, l’autorisant à jouir en silence de cette monstruosité qui l’épargne : la beauté de la musique protège de la jouissance sacrilège et masque l’angoisse de castration. De même, La Valse de Ravel, dénaturant le genre et la pratique de cette danse de salon, cette danse de proximité érogène, fait exploser les limites de l’emportement rythmique et de l’intensité sonore pour la plus grande jouissance de l’auditeur, suscitant chez lui une véritable extase. Le « roc » est pulvérisé ….

Cette évocation des représentations de Méduse, de la femme fatale ainsi que de Médée met en évidence le rôle de sublimation de l’art, qui nous permet de nous réconcilier avec tout ce qui fait notre humanité, et tout particulièrement avec la puissance des forces obscures tournant autour de l’énigme de la différence des sexes.

De Méduse à Médée en passant par la femme fatale : il n’est pas seulement question des ravages de l’inconscient et de la séduction mortifère, mais avant tout de la sublimation par l’art qui prend en compte toutes les forces obscures qui nous habitent pour nous faire ressentir leur dimension essentielle, car les reconnaître (même à demi) est une nécessité vitale. Commet il est impossible d’en parler ou de les montrer directement, l’art les fait ressentir, les fait éprouver au-delà des mots, des images et des sons. Contournement en miroir de la contorsion des serpents associés à Méduse et à Médée….


[1] Voir mon article Eh je suis Médée, avril 2023.