Ou
La puissance du désir
Tableau de Pieter Brueghel l’ancien (vers 1525-1569)
Peinture à l’huile sur grand panneau de bois (chêne) 117×162 cm
Musée des Beaux-Arts, Bruxelles
Composition du tableau :
- Deux registres en opposition : le ciel lumineux, illuminé par le soleil / la saturation sombre de l’enfer
- Au centre des lignes de force, l’archange Michel avec une armure dorée qui prend appui sur la bête monstrueuse
- Des lignes courbes et un ensemble tourbillonnant, affolant ; et un mouvement de spirale tombant du ciel grouillant de figurines
Couleurs :
- Claires, pâles pour le ciel et les anges punisseurs
- Chaudes, ocres, bruns, rehaussées de rouges, de jaunes tirant sur le doré, de bleus puissants, de verts, pour les anges rebelles transformés en monstres hybrides, chimériques plus que terrifiants, figures médiévales de temps primitifs
Objets et choses :
- Armes, armures, épées
- Instruments de musique : trompettes, vielle à roue (instrument alors populaire)
- Artificialia (cadran solaire, turban rouge, plumes amérindiennes) et naturalia (papillons, tatou, poissons, crapauds, flore), autant de références à des objets de collection des cabinets de curiosité (alors à la mode)
Références implicites :
- Hieronymus Bosch (1450-1516)
- Les cabinets de curiosité organisés dans le sillage des grandes découvertes
Je trouve ce tableau fascinant. Pourquoi ?
De quoi s’agit-il ?
Le titre fait référence à « l’Apocalypse » (12, 7), ce qui induit une lecture « biblique » dans le registre de la lutte du bien et du mal.
« Et il y eut une guerre dans le ciel : Mikaël et ses anges faisaient la guerre au Dragon. Et le Dragon fit la guerre avec ses anges, et ils n’eurent pas le dessus, et on ne trouva plus leur place dans le ciel. Et il fut jeté le Dragon, le grand [Dragon], le Serpent, l’antique [Serpent], celui qu’on appelle Diable et le Satan, celui qui égare le monde entier ; il fut jeté sur la terre, et ses anges furent jetés avec lui. » (Apocalypse 12, 7, la bible Osty, Seuil, 1973, p.2570).
Les composantes du tableau confirment cette lecture. La composition d’ensemble tourbillonnante s’agence autour de deux parties que tout oppose : la partie du haut (soit un tiers du tableau), est occupée par le ciel bleuté autour d’une moitié de soleil lumineux, et triomphant, au coloris diaphane (des anges allongés épousant la courbe de l’astre, vêtus de blanc ou de rose pâle combattent l’épée à la main tandis que d’autres sonnent déjà la victoire) ; et la partie du bas (les deux-tiers du tableau), est consacrée à une représentation des forces obscures d’un enfer saturé de formes hybrides imbriquées aux couleurs chaudes (ocre, rouge, jaune proche du doré) et aux connotations multiples (fruit savoureux, poisson volant, tatou, positions obscènes, etc.). Au centre du tableau (à la croisée des lignes directrices), l’archange Michel combat l’épée à la main, protégé par une armure dorée et par un bouclier portant le symbole de la Résurrection (une croix rouge sur fond blanc), et piétinant la bête à sept têtes de l’Apocalypse.
La connaissance de la genèse de cette œuvre permet d’aller plus loin dans l’analyse. Brueghel (1525-1569) a cherché à rivaliser avec le fantastique plein d’imagination de Bosch (1450-1516) tout en s’inspirant des innovations de son époque matérialisées et exposées dans les cabinets de curiosités : des collectionneurs rassemblaient et classaient toutes sortes d’objets en provenance de lieux et d’horizons variés en ce temps de la découverte du Nouveau Monde (papillons, mollusques, tatou, poissons exotiques, coquillages, armes, armures, instruments de musique, plantes surprenantes, etc.).
La profusion moderne souvent insolite entre ainsi en collusion avec l’imaginaire médiéval : le temps de l’histoire et des filiations ou celui des rencontres fortuites est donc bien pris en compte, avec la dimension du conflit potentiel apporté par le contact avec l’inconnu.
Tourbillon, tension, certitude triomphante, vide cosmique, saturation inquiétante, illisible, fantastique, qui brouille tout repère, couleurs contrastées : le tableau met en scène une opposition radicale, qui donne la possibilité de jouer avec l’inversion (une des techniques du travail du rêve avec la condensation et le déplacement d’accent).
- Le bien combat le mal / le mal attaque le bien.
- L’ordre renvoie au désordre / le désordre met l’ordre en péril.
- L’imagination, la vitalité, la chaleur se trouve du côté du mal / la fermeture de la forme parfaite décolorée par la lumière aveuglante se trouve du côté du bien.
- Condensation de la perfection (le cercle solaire) / condensation de la perversion (l’imbroglio des monstres).
Ainsi, par-delà l’évocation du conflit entre le bien et le mal, je vois dans ce tableau une représentation figurée de la psyché et de la condition humaine : la division entre la lumière de la conscience et l’obscurité opaque de l’inconscient, la tension entre l’âme et le corps.
Présenté comme la lutte du bien et du mal, ce tableau me semble avant tout une figuration de la puissance du désir : les anges rebelles menés par Lucifer (le porteur de lumière) qui sont chassés du ciel pour avoir défier l’autorité, la toute-puissance, incarnent en fait les pulsions inconscientes qui se pressent, qui émanent du corps et saturent l’esprit, à l’insu de l’individu. Sans cesse soumises à la pression du désir, ces pulsions cherchent à se frayer un chemin pour entrer en action, pour déjouer les barrières bien gardées par les anges imbus de la légitimité de leur combat, certains même assurés de leur triomphe.
Ainsi ce tableau peut donner lieu à une lecture inversée : plutôt que d’y voir des anges rebelles chassés du ciel, on peut y voir les anges gardiens empêchant les pulsions incontrôlées enfermées dans l’inconscient de se frayer un chemin vers la conscience. Il s’agit en fait d’une inversion de la situation : la conscience se préserve des incursions, des surgeons de l’inconscient, jugés menaçants au plus haut degré et qu’il est donc urgent de combattre.
Ainsi sous couvert d’une figuration de la synthèse de deux récits de l’Apocalypse (la chute des anges rebelles et la bête à sept têtes, terrassée par l’archange Michel), ce tableau donne à voir le clivage constitutif de la condition humaine : l’être humain est divisé, et sa conscience est sous l’emprise féroce des monstres, figures hybrides, inclassables, qui se pressent en lui à son insu. C’est une version de la figuration des monstres engendrés par le sommeil de la raison, célèbre caprice de Goya (1746-1828), gravé en 1797 : les monstres (les anges déchus) sont prêts à passer à l’attaque en déjouant la veille active des anges blancs.
Inversion donc : le tableau insiste sur les efforts voulus victorieux de la conscience pour mâter les surgeons de l’inconscient. Au lieu de représenter les assauts pulsionnels et leur refoulement, le tableau montre la répression, la punition, le rejet de ceux qui ne sont pas conformes : l’accent est mis sur la maîtrise et sur la reconnaissance de ce qui doit dominer … ce qui n’est qu’un déplacement d’accent ! la véritable inquiétude est la vulnérabilité du pouvoir de domination sans cesse assailli par des forces qui ne se soucient d’aucune forme d’ordre, d’ordonnancement, de catégories bien séparées.
Et il faut souligner qu’il s’agit toujours d’anges ! les rebelles étaient des anges qui ont osé s’opposer : ils sont de même nature, mais avec une conscience différente, épris de liberté et de justice. Ce qui signifie que ce qui a partie liée avec la vérité est mâté au nom du maintien de l’ordre. Certes pour qu’il y ait civilisation, il est indispensable de refouler les pulsions destructrices. Mais ce refoulement fondateur n’élimine pas pour autant la puissance de désirer.
La civilisation (la conscience) est nimbée de lumière si éclatante qu’elle décolore, fait pâlir, dépersonnalise (c’est l’ennui béat qui règne). Tandis que l’inconscient grouille de forces, d’imagination, de couleurs chaudes, d’histoire, de références artistiques, d’accumulation d’objets, de choses hybrides d’origines variées aussi bien géographique que de milieu (marin, terrestre, aérien, souterrain) : saturation, entrechocs, désordre … situation qui implique l’inverse, telle l’organisation rationnelle de collections d’objets classés, donc l’ordre.
Le désordre de l’inconscient, présenté comme indéchiffrable, affolant et terrifiant, parfois humoristique, est opposé à l’ordre armé et triomphant (en apparence) de la conscience.
Ce tableau de Pieter Brueghel, qui pour la plupart des commentateurs figure la lutte du bien et du mal, est une figuration remarquable de la dualité de la condition humaine : la puissance du désir, inépuisable, qui ne cesse de se heurter à la fois à l’interdit (négation, sujétion) et à la Loi (affirmation d’un ordre permettant la vie, la libération intérieure), mais qui entretient la Vie.
« Là où était le ça le moi doit advenir », tel est le but de la cure psychanalytique pour Freud. Ce tableau en est une transposition figurée exemplaire. Pas question de privilégier l’un au dépend de l’autre : leur fluidité assure l’intensité, la densité de la vie.